C’est par les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 qu’un système général de Sécurité sociale a été mis en place en France. Il y a donc 70 ans. La commémoration n’est pas forcément une démarche dynamisante. Elle peut être un moyen de ressourcement. Les 13, 14 et 15 mars 2004, Attac avait organisé à Nanterre un rassemblement autour d’un certain nombre de personnalités de la Résistance, dont Claude Alphandéry, Raymond Aubrac, Philippe Dechartre, Stéphane Hessel, Maurice Kriegel‐Valrimont et Lise London. Ceci avait été un moment privilégié d’échanges et de débats. L’Appel des Résistants du 15 mars 2004 nous disait : « Soixante ans plus tard (…) notre colère contre l’injustice est toujours intacte ». C’est l’utilité des retours sur le passé : éclairer l’avenir.
Nous savons que tous les progrès sociaux comme tous les reculs sociaux sont le résultat de tensions et de conflits, de rapports de forces entre intérêts différents, entre visions opposées de la société, voire contradictoires. L’exemple de la Sécurité sociale l’illustre parfaitement.
La marque du Conseil National de la Résistance (CNR)
Par la grande Histoire, nous savons que le Conseil National de la Résistance (CNR) a été le regroupement des différents mouvements de résistance en France réalisé par Jean Moulin, qui avait été mandaté par le Général De Gaulle à compter du 1er janvier 1942. La première réunion du CNR a eu lieu à Paris le 27 mai 1943, réunion à laquelle participent les représentants de 8 mouvements de résistance, 2 représentants des syndicats (CGT et CFTC) et 6 représentants de partis politiques (PC, SFIO, Radicaux, Démocrates chrétiens, un parti de droite modérée et laïque, un parti de droite conservatrice et catholique). L’éventail était donc assez large. Il excluait toutes les forces collaborationnistes. Le regroupement se faisait sur l’opposition, y compris bien entendu par les armes, à l’occupant nazi et à l’appareil d’Etat du régime de Vichy. La volonté commune était le retour à la souveraineté nationale et à la démocratie. Le CNR a chargé un Comité général d’étude de préparer une plate‐forme politique pour la France d’après la Libération. Les points essentiels en seront entérinés en novembre 1943 à Alger par le Général de Gaulle.
Le programme du CNR sera adopté le 15 mars 1944. Il comporte une partie intitulée « mesures à appliquer dès la Libération du territoire » qui constitue une sorte de programme de gouvernement. A ce titre, le programme comporte des mesures visant à réduire la mainmise des collaborationnistes sur le pays et des mesures de moyen terme comme le rétablissement du suffrage universel, les nationalisations et la sécurité sociale. Ce programme représente le compromis auquel sont parvenues entre elles toutes les tendances représentées au sein du CNR. Ainsi, par exemple, en ce qui concerne les nationalisations, l’idée même de « nationalisation » est déjà conçue comme un recul pour le PCF (« Les nationalisations ne sont pas des mesures socialistes… La première condition de l’introduction du socialisme dans un pays, c’est l’institution d’un Etat socialiste »). Et la formule retenue dans le texte du CNR, « le retour à la Nation des grands moyens de production monopolisés, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous‐sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques », provoquera ensuite de vives controverses quand il s’agira de mettre en pratique cette disposition.
Sur le plan social, le programme adopté par le CNR le 15 mars 1944 annonce « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’Etat ». C’est tout ce qui est écrit dans le programme du CNR en matière de sécurité sociale. Il est dit qu’il s’agit d’assurer ces moyens d’existence « à tous les citoyens », c’est donc bien un régime universel qui est envisagé, mais aucun projet plus précis ne sera adopté avant la Libération.
La période de la Libération : des gouvernements issus de la Résistance
Par la grande Histoire encore, nous savons que dès le 3 juin 1944, le Gouvernement provisoire de la République française est devenu le gouvernement de la France, après la fin du Régime de Vichy de collaboration avec l’occupant nazi. Il perdurera jusqu’au 27 octobre 1946, avec l’entrée en vigueur des institutions de la Quatrième République. Le premier gouvernement Charles de Gaulle débute le 10 septembre 1944. Il comporte essentiellement des ministres de la SFIO, du MRP, des Radicaux, et deux ministres du PCF (dont le ministre de la Santé publique). C’est Alexandre Parodi qui est ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Parodi a été maître des requêtes au Conseil d’Etat, résistant, et a succédé, en février 1944, à la tête du Comité Français de Libération Nationale auprès du CNR, à Emile Bollaert, qui lui même avait succédé à Jean Moulin le 1er septembre 1943 (Jean Moulin est mort le 8 juillet 1943). En octobre 1944, Parodi confie à Pierre Laroque la Direction générale des assurances sociales au sein de son ministère avec pour mission de préparer la réforme. C’est seulement après un an de travaux, de discussions, de transactions, que des textes pourront être présentés à l’Assemblée consultative provisoire en août 1945. Deux ordonnances sont adoptées, le 4 octobre 1945 sur l’organisation de la Sécurité sociale, le 19 octobre 1945 sur les prestations. La mise en œuvre de ces ordonnances se fera notamment avec le deuxième gouvernement Charles de Gaulle, le gouvernement Félix Gouin et le gouvernement Georges Bidault, en 1945 et 1946. Les ministres et les membres des ministères sont alors des personnes qui, toutes ou presque, sont issues de la Résistance. Ambroise Croizat, du PCF, poursuivra l’impulsion donnée à la mise en place de la Sécurité sociale pendant le temps où il sera ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Déjà, le 14 janvier 1944, Ambroise Croizat écrivait : « Dans une France libérée, nous libérerons le peuple des angoisses du lendemain ».
Le rapport de forces qui existe alors est donc essentiellement celui qui résulte de la libération du pays, libération grâce aux combats et aux actions des mouvements de résistance intérieure et libération grâce à l’intervention des forces armées alliées. Les mouvements de résistance intérieure regroupent des hommes et des femmes « de gauche » et aussi des hommes et des femmes « de droite ». Il faut relire le poème de Louis Aragon « La rose et le réséda » paru pour la première fois en mars 1943 pour mieux imaginer aujourd’hui la période : « Celui qui croyait au ciel / Celui qui n’y croyait pas / Tous deux adoraient la belle / Prisonnière des soldats / … / Tous les deux étaient fidèles / Des lèvres du cœur des bras / Et tous les deux disaient qu’elle / Vive et qui vivra verra / Celui qui croyait au ciel / Celui qui n’y croyait pas / Quand les blés sont sous la grêle / Fou qui fait le délicat / Fou qui songe à ses querelles / Au cœur du commun combat / (…) ». Ces mouvements de résistance disposent d’armes. Elles ont servi à combattre les Allemands et les forces françaises de collaboration. Elles sont un élément important du rapport de forces et les gouvernements s’efforceront rapidement de récupérer ces armes pour que « l’Etat » (et ceux qui sont à sa tête) retrouve son monopole de disposition des forces armées. Dans ce rapport de forces, toutes celles et tous ceux qui ont collaboré aux forces occupantes sont déconsidérés. Pendant un certain temps, toutes ces personnes se feront discrètes. Une grande partie du patronat est dans ce cas. Le poids de la CGT et du PCF dans les forces de résistance intérieure va marquer les orientations politiques des premiers gouvernements. Le rapport de force est aussi celui qui résulte des rapports militaires sur le terrain. L’Allemagne nazie a été battue grâce à l’action principale de l’URSS, des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de son Empire colonial, et de troupes françaises. Les équilibres géopolitiques vont aussi peser dans les équilibres et les compromis politiques en France. Il faut avoir en tête que les accords de Yalta vont expliquer le comportement de Staline pendant un certain temps, et aussi celui des dirigeants du Parti communiste français qui s’inscrivent dans les décisions du PC de l’URSS (Maurice Thorez, Jacques Duclos, Benoît Frachon, etc.). Au sein du PCF, ils s’opposeront aux résistants soucieux d’indépendance à l’égard de l’URSS (principalement Charles Tillon, chef des FTP‐FFI, et Ambroise Croizat, tous deux issus de la résistance et ministres communistes en 1945 et 1946).
Les ordonnances du 4 octobre 1945
L’exposé des motifs de l’Ordonnance du 4 octobre 1945 donne bien la philosophie générale de la Sécurité sociale envisagée : « La Sécurité Sociale est la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes. Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain (…) Envisagée sous cet angle, la Sécurité Sociale appelle l’aménagement d’une vaste organisation nationale d’entraide obligatoire qui ne peut atteindre sa pleine efficacité que si elle présente un caractère de grande généralité quant aux personnes qu’elle englobe et quant aux risques qu’elle couvre. Le but final à atteindre est la réalisation d’un plan qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité : un tel résultat ne s’obtiendra qu’au prix de longues années d’efforts persévérants (…) ».
L’article 1er de l’Ordonnance du 4 octobre indique : « Il est institué une organisation de la Sécurité Sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gains, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu’ils supportent. L’organisation de la Sécurité Sociale mesure dès à présent le service des prestations prévues par les législations concernant les assurances sociales, l’allocation aux Vieux Travailleurs Salariés, les accidents du travail et maladies professionnelles et les allocations familiales et de salaire unique aux catégories de travailleurs protégés par chacune de ces législations dans le cadre des prescriptions fixées par celles-‐ci et sous réserve des dispositions de la présente ordonnance. Des ordonnances ultérieures procèderont à l’harmonisation desdites législations et pourront étendre le champ d’application de l’Organisation de la Sécurité Sociale à des catégories nouvelles de bénéficiaires et à des risques ou prestations non prévus par les textes en vigueur ».
En ce qui concerne les ressources (on parle maintenant du « financement »), ce sont les articles 30 et 31 qui fixent les principes : « La couverture des charges de la sécurité sociale et des prestations familiales est assurée, indépendamment des contributions de l’Etat prévues par les dispositions législatives et réglementaires en vigueur, par des cotisations assises et recouvrées conformément aux dispositions ci‐après ». « Les cotisations des assurances sociales, des allocations familiales et des accidents du travail sont assises sur l’ensemble des rémunérations ou gains perçus par les bénéficiaires de chacune de ces législations (…) ».
Les textes sont clairs : il s’agit de mettre en place une Sécurité sociale universelle
La relecture des textes réellement retenus en 1944 et en 1945 devrait éviter de leur faire dire aujourd’hui autre chose que ce qu’ils disaient. La volonté politique est de garantir à chaque personne de pouvoir disposer des moyens de subvenir à sa subsistance et à celle de sa famille dans des conditions décentes. Ces ambitions ont été résumées ultérieurement par les 3 U (universalité, unité, uniformité) qui ont très rapidement suscité de nombreuses réticences. L’universalité figure déjà dans le texte du CNR de mars 1944 quand il précise que la sécurité sociale doit concerner tous les citoyens. 18 mois plus tard, en octobre 1945, alors que le pays est maintenant libéré, et que les forces de la résistance ont été « rentrées dans le rang », notamment en ayant rendu leurs armes, la pression est moins forte et les particularismes commencent à se faire entendre. L’exposé des motifs de l’ordonnance du 4 octobre 1945 rappelle bien que le but final est de couvrir l’ensemble de la population, pour l’ensemble des risques. Mais cette échéance paraît désormais lointaine, et l’article 1er parle seulement « des travailleurs », et plus « des citoyens », en ajoutant que des textes ultérieurs devront étendre le champ d’application de la Sécurité sociale à d’autres catégories de bénéficiaires.
En ce qui concerne le financement, les articles 30 et 31 font mention des « contributions de l’Etat ». On comprend mal, dès lors, les frayeurs de certains qui, aujourd’hui encore, tout en ne cessant de se référer « au CNR », rejettent toute idée de financement partiel de la Sécurité sociale par le biais de l’Etat (et, peut être, de l’impôt). On ne comprend pas plus leur blocage sur un financement reposant uniquement sur une cotisation assise sur les salaires. En effet, l’article 31 annonce que les cotisations seront assises sur l’ensemble des rémunérations ou gains perçus par les bénéficiaires. Dans le débat qui, aujourd’hui encore, traverse notamment le mouvement syndical français, si nous déclarons que nous sommes pour une Sécurité sociale universelle, couvrant donc toutes les personnes vivant sur le territoire national, il nous faut dire que nous sommes pour que toutes ces personnes concourent au financement en fonction de l’ensemble de leurs revenus. Ceux qui, aujourd’hui, revendiquent une cotisation uniquement basée sur la masse salariale, devraient reconnaître qu’ils refusent l’universalisme et sont pour un système social spécifique aux seuls salariés, les autres catégories sociales (agriculteurs, professions libérales, commerçants, etc.) relevant d’autres régimes particuliers. Et, dans le cadre de ce régime « salariés », il faut bien voir aussi que la limitation à la masse salariale, en ce qui concerne le financement « des travailleurs », résulte aussi d’un compromis « historique » propre à la période de la Libération. Par les accords de Yalta de février 1945, il a été décidé, entre les Etats-Unis et l’URSS, que la France resterait dans le monde capitaliste occidental. Dans le cadre d’une société capitaliste, le compromis a été de ne faire cotiser que les revenus du travail pour le financement de la Sécurité sociale des salariés. Il ne fallait pas faire appel aux revenus du capital, y compris ceux tirés du travail par l’exploitation capitaliste (les profits de l’entreprise tirés du travail de ses salariés). Il a été convenu qu’il fallait aider à la reconstruction de l’économie du pays, et donc favoriser l’investissement privé, et donc le capital privé. Dès septembre 1944, le secrétaire général de la CGT, Benoît Frachon, a lancé la « bataille pour la production », et en 1945 le PCF porte le mot d’ordre : « Produire, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée du devoir de classe ». Dans la même veine, Maurice Thorez déclarera en 1945 : « Retroussez vos manches. La grève est l’arme des trusts ». C’est là qu’il faut trouver l’explication de la non contribution des revenus du capital au financement de la Sécurité sociale.
En 2015, il n’y a plus lieu de favoriser, à ce point, le capital et ses détenteurs. Les entreprises privées ne sont plus en manque de possibilités d’investissements. Les marges de profits sont élevées, particulièrement pour les plus grosses entreprises, les multinationales. Il serait scandaleux que ces profits, non utilisés pour investir en France et y créer de l’activité et de l’emploi, continuent d’être distribués aux actionnaires et participent à la spéculation financière qui menace les budgets publics et les démocraties. Les entreprises doivent participer au financement de la sécurité sociale au-delà de leur seule masse salariale, mais sur l’ensemble de leur bénéfice brut d’exploitation. Aujourd’hui, continuer de demander aux entreprises de ne financer la sécurité sociale que sur leur masse salariale, c’est faire supporter ce financement uniquement sur les revenus tirés du travail, sur les revenus salariaux que le système capitaliste accorde aux travailleurs en rémunération de leur travail. Avec une telle assiette, plus le système capitaliste exploite les travailleurs, plus le taux de profit est élevé, plus la masse salariale est réduite (par suite des licenciements, par remplacement du travail humain par des machines, par des délocalisations d’activités à l’étranger, etc.) et plus l’équilibre des comptes sociaux est difficile. Continuer de demander aux entreprises de financer la sécurité sociale sur leur masse salariale, c’est faire gagner deux fois les entreprises qui réduisent leurs salaires et leur masse salariale en les exonérant, en proportion, de cotisations sociales. Ainsi, les entreprises qui créeraient de la demande sociale supplémentaire (par du chômage accru) seraient celles qui seraient moins appelées à contribuer, alors que celles qui embauchent, qui augmentent leurs salaires, verraient augmenter leur contribution !
La Sécurité Sociale : toujours un lieu d’affrontements.
Dans les premières années qui ont suivi la Libération, les mesures qui ont été prises étaient inscrites dans la continuité des Ordonnances de 1945. Puis les rapports de force ont été progressivement modifiés au détriment des valeurs de partage et de solidarité. Les attaques ont été multiples, sur tous les aspects de la vie sociale. En octobre 2007, DenisKessler a bien fixé le cadre des réformes voulues par le patronat et par les libéraux : « La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance ! ». Ils ont déjà bien entamé le combat. A nous de savoir agir pour une Sécurité sociale universelle couvrant tous les risques sociaux, chacun selon ses besoins, et chacun participant selon ses moyens.
15 septembre 2015