Nimbée de l’aura de la Révolution, la France fut, longtemps après 1789, une voix prépondérante dans le monde. Ainsi Alexis de Tocqueville pouvait-il encore écrire en 1836 : « la France a-t-elle exercé une influence bienfaisante ou funeste sur la destinée des hommes de nos jours ? L’avenir seul le fera connaître. Mais nul ne saurait douter que cette influence n’ait existé et qu’elle ne soit grande encore » (1)Cf. L’ancien régime et la révolution, Paris : Flammarion, 1988.. Puis la France fut une voix parmi d’autres dans le concert des nations. Aujourd’hui, si l’en en croit le collectif de diplomates qui s’est récemment exprimé, « […] la voix de la France a disparu dans le monde » (2)Cf. Tribune du groupe « Marly » parue dans le journal Le Monde le 23 février dernier.. Nul doute que la proposition ne soit encore un degré au-dessus de la réalité, de sorte que l’on puisse franchir le dernier pas : ce n’est pas tant que ce que dit la France compte pour rien, c’est plutôt qu’elle ne parle plus du tout.
Avançons l’hypothèse qu’elle a cessé de parler à partir du moment où elle a décidé d’être une « puissance moyenne ». On connaît la formule de Giscard d’Estaing. Celle-ci n’est pas une simple proposition : elle a une valeur performative. Déclarer que la France est une puissance moyenne revient à l’abaisser au rang de puissance moyenne. Pire : cela revient à l’effacer comme puissance tout court.
Lorsqu’il prononça cette formule en 1975, VGE voulait entériner la rupture avec le gaullisme. Rompre avec le gaullisme signifiait bien davantage que rompre avec De Gaulle : cela signifiait aussi rompre avec le programme du Conseil National de la Résistance que le compromis passé entre les gaullistes et les communistes avait rendu possible au sortir de la guerre. Le programme du CNR s’inscrivait dans la lignée du modèle républicain, dont l’originalité est d’articuler libertés formelles (qui font limite au pouvoir de l’Etat) et droits-créances (qui, au contraire, obligent ce dernier). Déclarer que la France était une puissance moyenne revenait donc à sortir de ce modèle. On sait comment cela se traduisit concrètement : par l’alignement sur la politique extérieure des Etats-Unis et par le ralliement au modèle libéral américain. Rappelons qu’aux yeux des américains, les droits-créances sont par nature suspects : ils sont supposés entraver les libertés formelles. La guerre froide les rendit sulfureux : les libéraux américains les considérèrent comme les symboles mêmes du communisme (3)Cette thèse est encore très répandue au sein de la société américaine. Il suffit, pour s’en convaincre, de se souvenir des réactions suscitées par la réforme du système de santé menée par B. Obama.. A la différence du peuple américain, le peuple français a toujours été convaincu de la légitimité des droits-créances : loin de penser qu’ils limitent la liberté individuelle, nous considérons au contraire qu’ils peuvent en élargir l’espace (4)Un exemple : nous considérons assez spontanément que nous sommes plus libres lorsque nous pouvons bénéficier de services publics de proximité (hôpital, école, service postal, etc.) que lorsque nous en sommes privés. . Ces droits, qui plus est, nous sont d’autant plus précieux qu’ils ont été arrachés de haute lutte et qu’ils évoquent des noms et des moments glorieux de notre histoire : 1848, 1936, mai 68, Léon Blum, Jaurès. Il fallait donc une certaine habilité pour amener le peuple français à renoncer à ces droits.
Dans un premier temps, on a pu se contenter d’appels à la résignation et de discours incantatoires. La mise en concurrence mondiale des forces de travail exigeait le renoncement aux « acquis sociaux » ; une fois l’Europe réalisée, nous serait rendu au centuple ce qu’il nous était demandé de sacrifier. L’Europe de la technocratie bruxelloise et du Marché allait miraculeusement engendrer l’Europe de la justice sociale. A ceux qui refusaient d’entendre les appels à la résignation, on faisait les gros yeux : on les accusaient d’être des corporatistes, pire, des nantis qui refusaient de renoncer à leur privilèges au nom de l’intérêt général. Quant à ceux qui ne communiaient pas dans l’eurolâtrie ambiante, ils avaient droit aux insultes : ils ne valaient guère mieux que les fascistes du Front National. Cela passa de justesse en 1992 : le peuple français vota, à une très courte majorité, le Traité de Maastricht. Mais on ne la lui fit pas une deuxième fois : en 2005, le TCE ne passa pas. Il fallut, alors, changer de discours. On fit comprendre au peuple qu’il n’avait pas le pouvoir de changer les choses parce que c’était les choses qui, en dernière instance, gouvernaient les peuples (5)Cf. Jean-Claude Milner, La politique des choses, Navarin Editeur, 2005.. Il n’y avait pas de plan B. Il fallait entendre : la souveraineté des peuples est un signifiant vide, il faut se plier à la nécessité. Et le TCE passa.
A partir du moment où la France a renoncé au modèle de la République sociale, elle s’est condamnée à l’impuissance et à l’insignifiance. Elle ne parle plus, mais communique. Elle n’agit plus, mais gesticule. Communiquer et gesticuler en faisant croire qu’on parle et qu’on agit, se résoudre à la nécessité en donnant l’illusion que l’on fait preuve de volontarisme politique, entériner l’alignement sur la puissance américaine en faisant croire qu’on défend le modèle français, tel est le triple secret du sarkozysme. Il revient, au fond, à donner l’illusion qu’on est grand alors qu’on est tout petit. Le secret du sarkozysme est aussi insignifiant et pathétique qu’une paire de talonnettes.
Notes de bas de page
↑1 | Cf. L’ancien régime et la révolution, Paris : Flammarion, 1988. |
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↑2 | Cf. Tribune du groupe « Marly » parue dans le journal Le Monde le 23 février dernier. |
↑3 | Cette thèse est encore très répandue au sein de la société américaine. Il suffit, pour s’en convaincre, de se souvenir des réactions suscitées par la réforme du système de santé menée par B. Obama. |
↑4 | Un exemple : nous considérons assez spontanément que nous sommes plus libres lorsque nous pouvons bénéficier de services publics de proximité (hôpital, école, service postal, etc.) que lorsque nous en sommes privés. |
↑5 | Cf. Jean-Claude Milner, La politique des choses, Navarin Editeur, 2005. |