La vidéo « On vous fait un dessin “École en danger” » exprime le point de vue du PCF et du Front de gauche sur la démolition libérale de l’école. Un point de vue sans doute supposé rassembler ceux qui veulent une vraie politique de gauche pour l’école et qui refusent la politique menée par la droite et poursuivie par V. Peillon et G. Fioraso.
Sur les 9 mn 49 de la vidéo, on ne peut que souscrire aux idées contenues dans les dernières 7 mn 50, qui dénoncent la libéralisation de l’école, la marchandisation du savoir consacrée par la stratégie de Lisbonne, l’abandon de la mission de formation des esprits et des citoyens au profit du formatage d’exécutants « employables » et dociles, le dégraissage des contenus enseignés par l’école publique sous la garantie de l’État, l’abandon des disciplines considérées comme secondaires aux collectivités locales, avec la création d’un vaste marché du soutien scolaire, conséquence de l’exténuation de l’enseignement. Tout cela au nom du « Notre enseignement est trop coûteux », « Notre enseignement est inefficace ».
Très bien. Mais comment se fait-il que les mêmes, si clairs pour analyser le présent, se bercent d’illusions sur le passé ? « Depuis quinze ans, nous est-il dit, une véritable révolution libérale est en cours par touches successives. » Pourquoi depuis quinze ans (soit 1998) ? pourquoi pas avant ? à quelle rupture correspond cette date ? qui pourra croire que la « révolution libérale » à l’école ne date que de quinze ans quand l’essor fracassant des théories et des politiques libérales date au moins du double, avec les gouvernements Reagan et Thatcher dans les années 1980 et le ralliement du gouvernement Mauroy à la bien-pensance économique en 1983 ?
En effet, autant les analyses de cette vidéo, quand il s’agit des évolutions actuelles de l’école sont lucides et mettent en lumière les calculs et les responsabilités du capital, autant il semble qu’avant 2000, tout était facile et à peu près sans nuages : comme si les antagonismes de classes avaient été neutralisés dans cette bienheureuse période et se réduisaient à une simple pesanteur sociale. Écoutons les explications de ces deux premières minutes :
Au siècle dernier, l’école avait fait de spectaculaires progrès. L’effort de démocratisation entrepris dans les années 60 sous la pression de la demande sociale, des aspirations des familles, des besoins de l’économie et des luttes du mouvement progressiste, a connu un succès incontestable. En quelques décennies le nombre des bacheliers a plus que triplé. Et contrairement aux idées reçues, le niveau des élèves n’a pas reculé, au contraire, l’étendue des savoirs est plus vaste, faisant aujourd’hui plus appel à la compréhension, aux processus de déduction plus qu’à la récitation. Aujourd’hui, c’est 70 % d’une génération qui atteint au bac. Derrière, ça veut dire qu’une partie importante de la jeunesse a pu accéder à l’enseignement supérieur.
N’hésitons pas à le dire : voilà la vulgate qui a préparé le terrain à la libéralisation ouverte et forcenée de l’école.
Premier point : certes, le mot d’ordre populaire de démocratisation de l’école, de l’accès pour tous au plus haut niveau d’instruction, s’est fait entendre tout au long du XXe siècle, particulièrement au moment des Trente Glorieuses. Mais qui peut croire que la politique de démocratisation ait été mise en oeuvre de bonne foi, sans réserve et avec un « succès incontestable », quand on se rappelle que dans les années 60 elle a été lancée, prônée et suivie par les gouvernements de droite les plus caractérisés, les gouvernements Debré, Pompidou, et leurs successeurs, avec des ministres aussi peu progressistes que les Fouchet, Haby, Beullac, plus tard Monory, etc. ? sans compter les gouvernements socialistes dont on a vu par ailleurs à quel point ils étaient les serviteurs en version douce de l’ordre économique établi ?
En réalité, le principe de cette politique de « démocratisation » était simple. D’une part, il fallait concéder à un plus grand nombre d’enfants et de jeunes l’accès à des cursus réservés autrefois aux privilégiés, cela d’autant plus que, comme le dit la vidéo, « les besoins de l’économie » y poussaient ; mais en même temps il était impensable que les esclaves qu’ils devaient continuer d’être (esclaves dans le travail, esclaves comme consommateurs, esclaves comme téléspectateurs) bénéficient de la formation intellectuelle et culturelle réservée aux hommes libres. Massification, donc, et non démocratisation : accès d’un plus grand nombre au diplôme, mais en même temps dévaluation du diplôme, non pas du fait qu’il était plus largement distribué, mais parce que, par le biais des réformes dans les programmes et instructions pédagogiques, les contenus de ce même diplôme étaient intellectuellement moins riches, moins formateurs, tout en affichant des ambitions suffisantes pour faire illusion.
Ce n’est pas que les contenus d’enseignements, dans les années 50, aient constitué un programme d’émancipation idéal, exempt d’idéologie et de formatage, loin de là. Mais le principe, dans la lignée de l’école inspirée par Condorcet et mise en place par la IIIe République, avec certes toutes les limites idéologiques et sociales imposées par l’ordre bourgeois, était la transmission de savoirs organisés, selon un ordre méthodique compréhensible et qui les rendait assimilables pas à pas pour l’élève. Or l’évolution des programmes a tendu, progressivement, à instituer le désordre. D’une part, ce fut la réduction des contenus fondamentaux, indispensables à la compréhension du reste, et qui nécessitent de longs et patients apprentissages. Par exemple, de 1976 à 2004, un élève a perdu 800 heures de français entre le cours préparatoire et la fin du collège. D’autre part, ce fut le brouillage, par l’instauration d’enseignements nouveaux, dans des niveaux où ils n’étaient pas indispensables, au détriment des enseignements fondamentaux. Enfin, ce fut la mise en avant d’ambitions intellectuelles démesurées au regard de l’âge des enfants (prétendre disserter les faits avant de les connaître en détail), pour habiller sous des couleurs riantes le dégraissage des contenus d’enseignement : il n’est que de confronter les programmes d’histoire du début des années 60 et ceux de la fin du XXe siècle, et on verra comment, sous prétexte d’introduire les méthodes de l’école des Annales dans les programmes de collège et de lycée, on a limité l’enseignement de la Révolution française à quelques semaines, réduit à des lambeaux la formation la formation de l’État monarchique, et supprimé à peu près complètement l’étude du mouvement ouvrier. Faire passer la synthèse avant l’analyse, étant donné que celle-ci est toujours chronophage, n’est-ce pas le meilleur moyen d’économiser des heures de cours, tout en flattant l’opinion par l’affichage d’objectifs prétentieux ?
Un autre volet capital de la politique suivie à partir des années 60 a été la transformation des méthodes pédagogiques. Là encore, ce n’est pas que la pédagogie de l’école issue de la IIIe République ait été paradisiaque, mais sous prétexte d’améliorer il s’agissait de faire pire. La pédagogie progressivement imposée par les inspecteurs de l’Éducation Nationale qui devait être officialisée par la loi Jospin de 1989 sous le mot d’ordre « l’apprenant au centre du système », se réclamait de Piaget et de l’école genevoise (Édouard Claparède, avec pour lointain initiateur Rousseau), le principe étant d’accompagner le développement intellectuel de l’enfant, au lieu de le précéder et de le stimuler. Que l’enseignant doive prendre en considération les réactions et les attentes de l’enfant, qui le nie ? mais la question est de savoir si elles doivent le déterminer et s’il doit entièrement faire fond sur elles. Or c’est ce que suppose la pédagogie imposée par la loi Jospin : elle repose sur la conviction que l’enfant a priori veut apprendre, est vif et curieux. On ne voit pas bien alors ce qu’on fera de ceux qui ne veulent pas, des paresseux, des lents, de ceux qui, par leur milieu familial et social, ne sont pas portés à la curiosité : ces doctrines ignorent que l’enseignement est un combat contre les forces, en partie inhérentes à l’enfant, mais encore plus souvent extérieures, qui s’opposent à la fonction émancipatrice de l’école. Derrière cette pédagogie angélique, la version réelle de la politique mise en oeuvre par l’appareil de l’Éducation Nationale est exprimée en termes bien compréhensibles, malgré ses circonlocutions, par le rapport Bourdieu-Gros préparatoire à la loi Jospin : dans chacune des filières, y est-il dit, la part du technique et du théorique
devra être déterminé[e] en fonction des caractéristiques propres à chacun des niveaux de chacune des filières, donc en tenant compte notamment des carrières professionnelles préparées et des caractéristiques sociales et scolaires des élèves concernés, c’est-à-dire de leurs capacités d’abstraction ainsi que de leur vocation à entrer plus ou moins vite dans la vie active.
Traduisez : socialement les élèves sont déterminés. L’école ne peut qu’accompagner. Aux enfants de riches l’accès à l’abstraction, aux enfants de pauvres les tâches d’exécution. À la main invisible d’Adam Smith dans le domaine économique répond une autre main invisible dans le domaine scolaire. Voilà pourquoi les auteurs de rapports qui défendent, depuis les années 60, l’idée que l’école doit s’« adapter » à la société (c’est-à-dire fournir des individus modelés selon les exigences sociales et comportementales de l’ordre établi) se sont toujours parfaitement accommodés de la pédagogie pédagogiste.
Cette pédagogie, en effet, sous prétexte que l’enfant doit « construire par lui-même son propre savoir », le laisse livré à lui-même, le confronte sans cesse à la devinette, lui demande de redécouvrir spontanément ce que l’humanité a mis des siècles à construire. Car là-dessus la vidéo maquille les réformes en affirmant qu’« aujourd’hui [on fait] plus appel à la compréhension, aux processus de déduction plus qu’à la récitation ». Que l’usage de la mémoire, que son entraînement et son développement aient été dénigrés depuis les années 60, quoi de plus naturel, étant donné qu’il s’agissait de diminuer l’acquisition de contenus ? mais ce n’est pas la déduction qui lui a été substituée, déduction qui supposerait l’acquisition de savoirs fondamentaux. En réalité, c’est l’induction qui a envahi l’enseignement, jusque dans les mathématiques : l’« observation » (étape évidemment nécessaire dans l’enseignement, mais qui ne peut être une panacée) est devenue reine, une observation qu’aucune clef ne venait accompagner, sauf peut-être quelques passe-partout qui n’aboutissent qu’à des conclusions superficielles (comme si, par exemple, compter les pronoms personnels dans un texte permettait de comprendre un extrait des Confessions). Ainsi sommé de « construire par lui-même » un savoir hors de portée qui lui est en même temps refusé, l’enfant est rendu responsable de son propre échec. Parmi les « activités » mises en place au fil des réformes, au détriment des enseignements fondamentaux, la « construction du projet personnel de l’élève » vient sanctifier le tout : il est invité à assumer pleinement cette « vocation » dont parlait cruellement le rapport Bourdieu-Gros. Y a-t-il un meilleur apprentissage de la résignation sociale, ou de la désespérance ?
On pourrait citer bien des réformes mises en place « par touches successives », pour reprendre une expression employée par la vidéo, mais, contrairement à ce qu’elle dit, selon une stratégie qui était déjà en vigueur bien avant les années 1998 ou 2000. Par exemple, la notion de projet d’établissement, prélude au démantèlement du système public d’enseignement, la dotation horaire globale, à travers laquelle l’État se désintéresse de la manière dont les établissements gèrent leur pénurie en étant soumis à la « demande » locale, c’est-à-dire aux pressions sociales et culturelles, ont bel et bien été institués sous le premier septennat de François Mitterrand. Il serait instructif aussi de confronter cette longue série de réformes avec les analyses, prospectives et recommandations contenues dans les rapports de l’OCDE, organisme peu suspect de sympathie pour la révolution prolétarienne : la convergence serait aveuglante. Étonnez-vous alors qu’après tant de « touches successives » la droite ait accéléré le mouvement : l’atomisation des enseignements, parmi lesquels l’élève se retrouve aussi dispersé que dans un supermarché, le lycée à la carte de la réforme Darcos, la quasi disparition de l’histoire en terminale S, ne sont que l’aboutissement, enfin ouvertement libéral, de « l’apprenant au centre du système » et de la mirifique « modernisation » de l’école au nom de l’« ouverture sur la vie ».
Les auteurs de la vidéo « École en danger » devraient donc aller un peu plus loin dans leurs analyses et reconnaître les erreurs du passé au lieu d’inciter les citoyens de gauche à communier dans un aveuglement nostalgique qui pourrait bien mener à les rééditer. La vérité est que l’idéologie bourgeoise est partout et peut imprégner les mots d’ordre en apparence les plus généreux. Le spontanéisme en matière pédagogique, l’autonomie à tout va des établissements, la répugnance pour les savoirs méthodiquement construits et patiemment acquis et consolidés, le refus de la séparation entre l’école et la vie, indispensable aux apprentissages et à l’acquisition d’une distance critique, tout cela repose sur des croyances angéliques, au croisement d’influences libertaires et démocrates-chrétiennes, et dont on pourrait se demander si elles font bon ménage avec la laïcité. Hors du domaine de l’enseignement, ces influences ont toujours existé dans le mouvement ouvrier et demandent toujours à être débusquées. Tirer les leçons des pièges que l’idéologie bourgeoise a tendus aux réformateurs de l’école est indispensable pour construire face aux tenants de l’école libérale le nouveau modèle d’école que requiert la république sociale.