L’affaire Rémi Fraisse n’est pas terminée

L’avocat du gendarme qui a lancé une grenade offensive tuant Rémi Fraisse le 26 octobre 2014 a récemment comparé l’état d’esprit de son client à celui d’« un conducteur qui s’est parfaitement conformé au Code de la route, mais dont le véhicule a heurté mortellement un autre usager qui n’aurait pas respecté une interdiction ».  Certaines comparaisons avoisinent la déraison quand elles embrouillent au lieu d’éclairer. En l’occurrence, l’avocat, qui a raison de ne pas faire peser le poids de la responsabilité du drame sur son seul client, a tort de faire comme si l’affaire n’était pas politique. Le gendarme qui a lancé la grenade n’avait pas à ce moment-là l’occasion de respecter le Code de la route ni de le faire respecter. Il était chargé de la mission d’assurer l’ordre public à proximité du futur barrage de Sivens. Et, au moment de mourir, Rémi Fraisse ne traversait pas la chaussée en dehors des clous pas plus qu’il ne commettait un excès de vitesse au volant. Il a été tué comme manifestant. Engagé et déterminé, mais  pacifique, il s’était joint à une manifestation dont la violence est en relation avec  le dispositif policier disproportionné déployé ce jour-là et aux  consignes d’extrême fermeté qui furent  très vraisemblablement  données. La mort de Rémi Fraisse  n’a rien d’un fait divers, car on ne peut l’isoler de la tension qui s’était dangereusement installée depuis des semaines dans la région, ni de l’autisme des autorités politiques dans cette affaire de barrage très contesté et très contestable. Si le gendarme n’est ni coupable ni responsable politiquement de la mort de Rémi Fraisse, la mort violente de ce dernier ne s’ajoutera pas à la liste des morts d’un accident de la circulation automobile. Sa mort s’inscrit dans un contexte délétère de fractures sociales et générationnelles, de déficit démocratique et  de conflits d’intérêt, dont l’affaire du barrage de Sivens est révélatrice.

Il y a dans l’affaire du barrage de Sivens et au-delà d’elle, une affaire Rémi Fraisse qui tient d’abord au fait qu’un manifestant a été tué. Cette seconde affaire se caractérise aussi par le fait que, dans un premier temps, les  autorités publiques ont scandaleusement caché la vérité  du drame: une grenade offensive lancée par un gendarme  a causé la mort d’un manifestant pacifique. Il faut saluer le courage et la rigueur des proches de Rémi Fraisse qui ont su rectifier les premières versions tronquées des faits, sur fond de silence assourdissant des plus hautes autorités de l’État, forçant ainsi les autorités publiques à afficher enfin leur souci de la vérité en plus de leur compassion. On connaît la détestation que les pouvoirs  autoritaires vouent à la vérité des faits, surtout quand elle les dérange. La vérité des faits n’apparaît-elle pas plus têtue que la personne la plus obstinée ?  On sait aussi que le mensonge d’État est la seconde nature et parfois le carburant des  totalitarismes.  Plus directement, nous voyons que les  démocraties jouent une part de leur destin dans leur degré d’émancipation ou d’assujettissement à la raison d’État au nom de laquelle leurs  principes sont bafoués. Aujourd’hui, une complète transparence sur les circonstances précises de la mort de Rémi Fraisse s’impose. C’est un besoin démocratique. C’est aussi un besoin humain pour les proches de Rémi Fraisse. C’est enfin un besoin professionnel et institutionnel pour les gendarmes et la gendarmerie nationale. L’établissement public de la vérité des faits dans une affaire comme celle-ci est pour une République libre un impératif catégorique.

Mais la connaissance et la reconnaissance de la vérité de ce qui a factuellement conduit à la mort de Rémi Fraisse  ne suffisent pas. Il revient aux citoyens  de juger ce qui s’est passé et de comprendre comment on en est arrivé là. La première leçon tirée  fut la décision politique d’interdire l’usage d’armes de guerre, comme la grenade offensive qui a tué Rémi Fraisse, lors des opérations de maintien de l’ordre. Cette décision pourrait  être prolongée d’une réflexion sur la tendance contemporaine à  criminaliser les conflits sociaux.  Une autre leçon  du drame a été récemment tirée  par François Hollande qui préconise le recours   à un « référendum local » lorsque des projets d’aménagement du territoire conduisent à des situations de blocage. L’idée présente le mérite de reconnaître que le fait accompli et l’enlisement dans des situations de blocage, comme celle du barrage de Sivens, sont à éviter. D’autres leçons de ce drame seront tirées et d’autres réflexions seront produites, en particulier  sur les enjeux écologiques et sur la jeunesse qui se cherche un avenir dans un monde impitoyablement compétitif. Assurément, ces leçons ne transformeront pas   la mort insoutenable de ce jeune homme de 21 ans non violent, aimant la vie et l’humour de soi, qui avait un projet, en une mort utile. Au moins permettront-elles la naissance  d’« un après Rémi Fraisse » qui portera la mémoire  du besoin de moins de violence et de plus de démocratie.   Mais nous n’en sommes pour l’instant qu’à la dernière phase d’une affaire commencée par une tragédie, aggravée par des mensonges, poursuivie par une émotion légitime et des violences absurdes. Nous sommes aujourd’hui au stade de l’attente de l’établissement complet des faits et des responsabilités qui seul mettra un terme à l’affaire Rémi Fraisse. L’affaire terminée, l’après  Rémi Fraisse pourra alors commencer.

Lira aussi l’article du 9 novembre : http://www.gaucherepublicaine.org/respublica/la-mort-de-remi-fraisse-est-inacceptable-encore-faut-il-aller-au-fond-des-choses/7387539