Respublica vous propose un double hommage avec la présentation ci-après et la conférence attenante. D’abord pour l’Amicale laïque de Concarneau qui est l’une des rares amicales laïques françaises qui continue de promotionner le principe de laïcité alors que la plupart de ses congénères se sont fondus dans l’idéologie dominante et le conservatisme communautariste.
Ensuite pour Monique Cabotte-Carillon, infatigable combattante laïque qui nous rappelle utilement que le principe de laïcité n’a jamais été anti-religieux mais possède une force anticléricale. NDLR
Pierre Bleuzen (président de l’Amicale laïque de Concarneau)
Lorsqu’il y a 10 ans, nous avons entrepris de nous attaquer à cette question de la laïcité, nos travaux nous ont naturellement très vite orientés vers l’histoire : « Vivre ensemble en paix ». Comment l’idée du modèle laïque, fondé sur une séparation des Eglises et de l’Etat, de l’espace public et de l’espace privé, avait-elle pu germer dans l’esprit de quelques uns ? Comment avait-elle cheminé jusqu’à trouver sa forme aboutie ? Comment était-elle passée dans notre législation ? Comment, au fil du temps, avait-elle été acceptée par la quasi-totalité des Français ? Avec cette petite pointe de curiosité : comment cela s’était-il passé à Concarneau et dans notre environnement proche dans les années 1900 ?… Qu’en est-il aujourd’hui ? … Je vous renvoie à nos publications sur le site www.laicite-aujourdhui.fr
Au départ, nous avions une représentation générale, plutôt uniforme de chaque religion, du catholicisme en particulier, mais des autres aussi, même si l’islam présente ce grand clivage entre chiites et sunnites. Ahmed Djebbar nous a fait redécouvrir l’an passé combien la religion musulmane se décline en une multitude de petites branches à partir de ces deux pôles.
Notre perception est bien différente aujourd’hui : au sein des différentes religions, même si elles affichent encore une image d’unité, nous voyons se développer, de la part de leurs adeptes, des déclinaisons très diverses.
Il reste que nous continuons à nous heurter à une difficulté récurrente : chez nos interlocuteurs, la laïcité est encore très souvent perçue, voire désignée comme antireligieuse. Il y aurait opposition entre laïcité et religion-, et nous entendons régulièrement cette réplique : « Ce n’est pas toi, qui plus est membre de l’amicale laïque, qui va me faire croire le contraire »… que notre interlocuteur soit croyant … ou athée, d’ailleurs !
Il se trouve que 10 années d’activité ne se passent pas sans faire des rencontres de toutes sortes : un jour, un ami nous a interpelés : connaissez-vous N.S.A.E : Nous Sommes Aussi l’Eglise ? Ah ! … Qui sont-ils ? Nos recherches nous mènent rapidement au C.E.D.E.C. dont Monique Cabotte-Carillon est présidente et qui existait bien avant N.S.A.E. (dès 83), Chrétiens pour une Eglise Dégagée de l’Ecole Confessionnelle … puis nous découvrons la fédération Parvis, l’O.C.L. : l’Observatoire Chrétien de la laïcité… Des chrétiens avaient un observatoire de la laïcité ! … et en creusant davantage, nous avons découvert que ces mêmes chrétiens tenaient un discours encore plus exigeant que le nôtre vis-à-vis de la laïcité ! Voilà qui méritait d’être entendu …
Un peu plus tard, nous avons vu arriver des militants chrétiens dans notre groupe Laïcité Aujourd’hui… La surprise passée, nous avons rapidement et facilement cheminé ensemble, nos différences produisant une richesse insoupçonnée.
L’année passée, nous nous sommes invités au colloque du C.E.D.E.C., l’un des nombreux groupes de la fédération Parvis, et nous avons fait plus ample connaissance. Nous y avons rencontré des croyants qui exigeaient une application stricte de la loi de 1905 ; la chose n’est pas courante dans notre environnement proche ! Et nous avons voulu en savoir encore davantage …
Quels sont les arguments de ces chrétiens qui se situent dans le « courant d’air frais » qu’a créé Vatican 2 et qui ont une telle exigence de laïcité… … et de liberté ? Ceci m’a rappelé Léon Bourgeois qui en 1901, disait déjà : « Les Églises libres dans l’État laïque souverain ». (Voilà qui résume bien le concept de laïcité.) Est-ce là leur approche ?
Monique Cabotte-Carillon : Laïque et Chrétien
Merci à l’équipe de l’Amicale laïque de Concarneau de m’avoir invitée à dialoguer avec vous sur la possibilité d’être à la fois laïque et chrétienne. Je dirais plus : la laïcité favorise-t-elle l’acte de foi d’un croyant ?
Trois remarques préliminaires concernant la formulation du titre.
- La première est d’ordre orthographique. Certes, le dictionnaire nous précise que « laïque » avec la terminaison « que » peut être utilisé pour les deux genres, masculin et féminin, mais depuis plus d’un siècle l’histoire de la laïcité a apporté une connotation spécifique : est particulièrement laïque celui ou celle dont les convictions l’incitent à défendre la laïcité. Orthographe que je m’autorise à revendiquer pour mon humble personne… M’étant référé au petit livre « la laïcité », d’Henri Pena-Ruiz je lis p. 235 « laïque en ce sens ne signifie nullement hostile à la religion. L’option religieuse comme option libre appartient au registre privé de la personne ou d’un groupe de personnes librement associées. » Quant au terme laïc – ïc -,qu’il s’agisse de l’adjectif ou du substantif, il désigne, selon la même source le « simple fidèle qui n’exerce aucune fonction officielle dans l’institution religieuse. Opposé à « clerc » au sein du vocabulaire religieux, selon une étymologie qui rappelle que l’homme du peuple, que rien d’abord ne distingue d’un autre, constitue la référence première. »( latin : laïcus ; du grec leikos : qui appartient ou qui est relatif au peuple). Ce sont des nuances orthographiques dont ne se soucient guère quelques journalistes – pour ne parler que de cette profession – sur le dos de laquelle on tape allègrement dans l’Église catholique, ce que je regrette… mais je me laisse entraîner au même défaut en vous citant une perle récente. Dans le Monde du 29 septembre 2012, il est question du procès du « corbeau » du Vatican, majordome du pape, qui aurait volé, dans l’exercice de ses fonctions, divers documents. Le journaliste écrit : « Face à un collège de trois juges laïques, Paolo Gabriele… ». Je doute que les trois juges en question aient manifesté le désir de promouvoir la laïcité ! Le contexte aurait pourtant exigé « laïcs » dans le sens de « non clercs ».
- La deuxième remarque est plus sérieuse. « Laïque et chrétien » est-il écrit. Il se trouve que j’appartiens à la communauté des catholiques. Ma « mise à distance » de l’institution catholique – je veux bien assumer cette appartenance, mais il y a des limites !(comme vous pourrez le constater…) ne m’autorise pas à effectuer publiquement le même type de critiques à propos des autres confessions chrétiennes (je ne les lave pas de tout soupçon pour autant, mais me garderai bien d’en parler).
- Troisième remarque. J’ai demandé, quand on m’a proposé le sujet, à ce que le mot « laïque » soit cité avant« chrétien ». Pourquoi ? Pour être fidèle à une conviction profonde : je suis citoyenne avant d’être chrétienne. Pour m’en expliquer je vais préciser quelques unes de mes appartenances qui font penser à l’emboîtement des poupées russes – et montrer du même coup que je ne suis pas « un oiseau rare ». Appartenance n°1 : je suis actuellement la présidente de l’association nationale C.E.D.E.C., sigle signifiant Chrétiens pour une Église Dégagée de l’école Confessionnelle (ce qui, en termes clairs, signifie que nous n’avons de cesse – sans grand succès il faut le reconnaître – de rappeler à l’Église catholique que son soutien à une école confessionnelle est une compromission à la fois religieuse et sociétale.) Des feuillets de présentation de nos convictions sont à votre disposition. Appartenance n° 2 : le C.E.D.E.C. fait partie de l’association N.S.A.E. (Nous Sommes Aussi l’Église) et de la Fédération des Réseaux du Parvis, nos deux associations ayant été parmi les membres fondateurs de cette Fédération qui en regroupe plus de 4O (où on retrouve ce qu’on pourrait appeler des chrétiens réformateurs, ou encore « chrétiens autrement »). Vous savez tous ce que signifie le mot parvis. Mais, après tout, à Tours, où je réside, comme dans bien des villes de siège épiscopal, c’est sur le parvis de la cathédrale qu’est allumé le cierge pascal ! Appartenance n° 3 : à la suite d’un colloque organisé en 2003 sur le thème « L’Europe en quête de laïcité » le C.E.D.E.C. a fait partie de la douzaine d’associations de cette fédération qui ont constitué l’O.C.L., à savoir l’Observatoire Chrétien de la Laïcité. Sans doute avez-vous pu lire l’une ou l’autre de nos prises de position sur le site de « Laïcité Aujourd’hui », ce qui témoigne d’un regard concordant sur bien des aspects du vécu de la laïcité. Or, cet observatoire se fixa comme tâche première la rédaction d’un Manifeste. J’y lis un passage qui vient à propos dans ce débat : « Nous sommes aussi attachés à la laïcité parce qu’elle nous permet d’approfondir notre propre foi . Elle nous aide en effet à prendre conscience de façon plus évidente que nous appartenons à la communauté humaine avant d’être des croyants. Ce n’est pas dévaloriser la foi religieuse que d’affirmer qu’aucune Révélation ne doit prétendre avoir la primauté sur la loi commune, elle-même fondée sur les Droits de l’Homme » ; Je confirme : je suis citoyenne avant d’être chrétienne.
Cet avant-propos peut paraître « longuet », mais j’accorde beaucoup d’importance à la précision du langage. On vient de me prêter le livre de Jean-Louis Servan-Schreiber : Aimer (quand même) le XXIe siècle. L’auteur rappelle cette phrase de Mark Twain : « La différence entre le mot juste et le mot presque juste est la même qu’entre l’éclair et le ver luisant ».
Au-delà des mots, il me semble que la réflexion sur un thème aussi large que la compatibilité entre laïcité et croyance religieuse ne peut être pertinente que si elle s’appuie sur le socle de convictions étayées par le vécu. Le terme de conviction n’est pas anodin. Nicolas de Chamfort, cet intellectuel du XVIIIe siècle, écrivait : « La conviction est la conscience de l’esprit. ». Nos convictions, celles que nous n’avons pas trop envie de relativiser au nom de la tolérance ou de tout autre dissolvant peuvent être d’ordre politique, philosophique, religieux, esthétique… Mais nous ne pouvons être sur tous les fronts à la fois et, sans tomber dans le déterminisme, je crois que c’est la vie, et la réflexion qu’elle suscite quand on essaie de lire entre les lignes du vécu qui nous conduit à mettre l’accent, à nous impliquer pour valoriser telle ou telle cause qui nous paraît essentielle, mais qu’on sait mésestimée, voire menacée.
Une expérience forte me précipita dans la prise de conscience du bien-fondé de la défense de la laïcité : mes dix premières années d’enseignement en Vendée. Je dus apprendre à tenir tête aux prêtres vantant les mérites de l’école privée catholique alors qu’il fallait subir les méfaits de la concurrence scolaire. Ce terme de concurrence semble aujourd’hui malséant alors que « parité » connaît un franc succès. Ayant gardé quelques contacts avec ce département, berceau de ma famille maternelle et lieu d’accueil des colloques organisés tous les deux ans par le C.E.D.E.C. sur le thème de la laïcité j’ai eu l’idée de téléphoner à la Fédération des Œuvres laïques à La Roche-sur-Yon pour connaître les chiffres récents permettant de savoir à quoi correspond l’emploi du mot concurrence aujourd’hui. N’étant pas sociologue, je me suis contentée de chiffres concernant l’enseignement primaire. Pour l’ensemble du département on compte cette année 18, je dis bien 18, enfants de plus dans l’enseignement privé ; voilà qui met dans l’ambiance. Plus sérieusement, je me suis mise au travail à partir de trois cartes qui m’ont été adressées pour connaître le nombre de communes se trouvant sans école publique mais avec école privée confessionnelle, toutes situées en zone rurale bien entendu et sans prendre en compte les communes sans école. Résultat : la Vendée compte 282 communes dont 61 n’ont pas d’école publique… mais une école confessionnelle. Sans diplôme de sociologie, j’en conclus que, si on exclut les communes urbaines, une famille habitant en zone rurale sur quatre est obligée d’en passer par le « caractère propre » des écoles catholiques de ce département, quelles que soient ses options philosophiques ou religieuses. Autre exemple pour rendre hommage à la ténacité des Vendéens qui souhaitent que les enfants soient « avec tous » au sein de l’école publique, l’exemple d’Aizenay où sont enterrés quelques uns de mes ancêtres :8000 habitants, commune située à 15 km de la Roche-sur-Yon. Il a fallu se battre 20 ans pour obtenir l’ouverture du collège public, M. de Villiers, alors à la tête du conseil général de Vendée, faisant la « sourde oreille ».
C’est donc en Vendée que j’ai appris à me situer clairement du côté de ceux qui faisaient confiance à l’école publique, certes, mais aussi du côté de ceux qui se battent pour le respect de la loi, en l’occurrence celle du 30 octobre 1886 qui stipule : « toute commune doit être pourvue au moins d’une école primaire publique. Toutefois, le Conseil départemental peut sous réserve de l’approbation du ministre, autoriser une commune à se réunir à une ou plusieurs communes voisines pour l’établissement et l’entretien d’une école ». Quand on voit sur une carte que 10 communes qui se touchent n’ont pas d’école publique, on peut douter que la loi soit appliquée. IL est vrai que financièrement plus d’un maire a intérêt à passer sous silence cette loi de 1886. Dans l’introduction de leur livre La République contre son École Eddy Khaldi et Muriel Fitoussi parlent « d’omerta sur le dualisme scolaire ».
Ce qui est en cause, c’est quand même la liberté de conscience…qui n’est pas si évidente que cela. Qu’un être humain émette une pensée, fruit de sa raison, ou rende compte de son expérience spirituelle (loin de moi l’idée d’opposer foi et raison qui ne sont pas du même ordre), il ne fait que traduire ce qu’il est. Henri Pena-Ruiz rappelle dans le Vade-Mecum de son recueil de textes que « la conscience humaine, selon les philosophes stoïciens, est une citadelle imprenable, inaccessible à toute pression extérieure…L’idée de liberté de conscience ne fait qu’exprimer finalement la réalité fondamentale de la conscience, lorsqu’elle est elle-même. ». Pour mesurer la portée de la référence première à la liberté de conscience je lis à nouveau dans le livre La République contre son École évoqué précédemment : « Le climat de la liberté de conscience garantit et précède en droit le libre exercice des cultes, permet ainsi aux agnostiques et athées de prétendre aux mêmes droits que les croyants qui peuvent aussi changer de religion ou ne plus croire. ». Qui, parmi nous, oserait contester ce principe de respect de l’être humain ? Démonstration magistrale de ce qu’est une valeur universelle.
Je vois mal comment un croyant, quelle que soit son appartenance religieuse, peut vivre sa foi en communauté sans la mise en pratique, assuré par le pouvoir politique, de la liberté de conscience. Prêchant pour ma paroisse, je suis sûre que bien des chrétiens syriens seraient heureux de voir appliquer la loi française concernant la séparation des Églises et de l’État du 11 décembre 1905.
Pour en revenir à l’exemple des parents vendéens qui n’ont guère la possibilité d’échapper au « caractère propre » de l’école où vont leurs enfants, comment peuvent-ils refuser ce qui est pudiquement appelé une « proposition de la foi » ? Ces enfants n’iront pas au temps d’éducation religieuse, d’accord, mais l’approche des sciences de la vie – simple exemple – risque de poser quelques problèmes si l’enseignant a du mal à s’extraire de ses sympathies pour le créationnisme (ce n’est pas très fréquent, mais cela existe). Honnêtement, je ne crois pas que les représentants de l’enseignement catholique, quand fut mis au point le texte de la loi Debré, aient eu simplement en tête la possibilité d’assurer dans les locaux scolaires une proposition de catéchèse (avec dispense éventuelle) en faisant introduire l’expression « caractère propre ».
Pour qu’un être humain puisse exercer son autonomie intellectuelle et morale il doit apprendre à repérer ce qui est vrai, ce qui est vraisemblable etc… Je n’ai pas fait l’économie de ma raison dans ce qu’il est convenu d’appeler ma « vie de foi ». Cette raison m’a aidée à faire les distinctions nécessaires . Sans appartenir au corps des théologiens on peut quand même s’informer des travaux en herméneutique. Si, dans le domaine scientifique, ce qui est vrai aujourd’hui ne le sera peut-être pas demain, il n’est pas interdit d’étendre ce principe à d’autres champs, en particulier en histoire . Qu’était-il possible de penser à telle époque étant donné le contexte culturel, les rapports de force entre les pouvoirs temporels et spirituels par exemple ? La pratique de la laïcité qui vous entraîne, au sens sportif du terme, à faire la distinction entre la sphère publique, à savoir ce qui est commun à tous (donc à la nation) où il faut se préoccuper de l’intérêt général et la sphère privée (qui ne concerne que certains hommes) est précieuse. Cette « gymnastique » m’est aussi utile dans ma réflexion de citoyenne où est impliquée une revendication de « laïcité ». Ainsi, dans le débat qu’il y eut à propos de la burqua, ce n’est pas parce que certains musulmans, très minoritaires d’ailleurs, ont parlé d’une revendication à caractère religieux que cela est vrai!
Sans aucun jeu de mots je dirai : la pratique de la laïcité assainit la vie de foi quand elle habitue à effectuer les distinctions nécessaires, le repérage des plans, l’écoute des autres…Certes, ces exigences ne sont pas spécifiques à un type de pensée, mais elles sont précieuses. Ce travail, je voudrais l’illustrer par deux extraits de réflexions trouvées sur le site « Libre pensée chrétienne », journal en ligne et animé par des Belges je crois.
Le premier texte est signé Michel Fortun et a été écrit en juillet 2012. L’auteur s’interroge sur la distinction entre foi et croyance. Il écrit : « Tous ces dogmes et doctrines que les responsables religieux m’ont enseigné et auxquels j’adhérais, tout cela était-il la foi ? Il y avait là pour moi une question fondamentale… La croyance, ce ne pouvait être que de l’ordre du raisonnement, de la réflexion, j’adhère à ceci et pas à cela. Nos croyances engagent notre appartenance à une terre, à une culture, aux diktats d’une communauté religieuse qui, au cours des siècles, a érigé par la seule réflexion, un corps de doctrines qui n’a cessé de se construire et d’évoluer… La foi est de l’ordre de l’intimement « éprouvé ». Il s’agit de vibrer à une dimension qui en nous, nous dépasse. Si bien que j’ai pris conscience que j’avais, comme à peu près tout le monde, un « vêtement religieux », toutes ces croyances que j’avais reçues de mes traditions. C’était un « vêtement » confectionné par des hommes, donc qui était tout à fait relatif. J’aurais pu en avoir un autre si j’étais né ailleurs,dans un autre contexte culturel…Il y a comme un terreau géographique et culturel d’où surgit telle ou telle croyance. ». La deuxième citation est de Frédéric Lenoir, directeur du magazine Le Monde des religions, bimestriel édité par Malesherbes Publications, filiale du groupe La Vie-Le Monde. Il écrit : La spiritualité d’un être, adhérent d’un ensemble de croyances ou pas, « libère l’individu de tout ce qui l’attache et l’enferme dans des vues erronées (ignorance, à-priori, préjugés etc…) mais aussi du groupe. Elle le libère du poids de la tradition, du collectif, pour aller vers lui-même, vers sa vérité intérieure… Une spiritualité qui débouche sur l’indifférence ou sur le mépris des autres n’a rien d’authentique. »
Je reviens au cœur de ma conviction laïque pour évoquer les liens entre laïcité et liberté d’expression, véritable pierre d’achoppement dans les débats en cours dans la société française.
La laïcité, libérée de tous ces adjectifs ou compléments du nom dont on l’affuble dans certains milieux, n’est rien d’autre qu’un dispositif juridique assurant la séparation des Églises et de l’État, l’objectif étant de supprimer l’emprise que pourraient avoir les Églises sur l’État et réciproquement. Un petit exemple d’expression utilisée par ceux qui effectuent un détournement sémantique pour alléger de ses obligations laïques l’une ou l’autre institution, cette expression assez cocasse se trouve dans la bouche du maire de Bussy-Saint-Georges en Seine-et-Marne. En juin 2012, pour justifier la construction d’un quartier multicultuel, il parle de « laïcité inspirée »…
Pour évoquer la laïcité facilitant la liberté d’expression, dans le droit fil de la liberté d’adhésion, voici ce qu’écrivait Jacques Haab, membre du bureau du C.E.D.E.C., au cours du débat que les membres de l’O.C.L. ont eu pour l’élaboration d’un communiqué adressé aux membres de la commission travaillant actuellement sur l’enseignement de la morale laïque : « La laïcité est la clef qui ouvre les libertés d’expression et les protège contre les abus de pouvoir, contre l’autoritarisme des personnes et surtout des groupes de conviction absolue : elle les tient à distance. La morale laïque, elle, émane de la République, celle-ci s’efforce, avec la modestie nécessaire, de promouvoir des valeurs qu’elle juge, démocratiquement, universelles. Elle n’est pas inspirée par une conviction particulière trop sûre d’avoir raison. ». Mais que la liberté d’expression ne se transforme surtout pas en lobby ! Que l’Église de France, par la voix du cardinal Vingt-Trois, juge opportun d’utiliser les messes célébrées le 15 août pour faire comprendre qu’elle était opposée au mariage gay ne fut sans doute pas du goût de certains fidèles dont je me sens proche (certains prêtres ont quand même eu la bonne idée de signaler que le texte, qu’ils n’ont pas lu publiquement, se trouvait sur un présentoir à l’entrée de l’église…), mais ce n’était là que sa liberté d’expression d’institution ecclésiale. Que le cardinal Barbarin amalgame le mariage gay à une possibilité de dérapage vers l’inceste ou la polygamie montre que des autorités religieuses ont beaucoup à perdre en crédibilité… Mais la laïcité ne sort pas indemne du débat. L’Observatoire Chrétien de la Laïcité a adressé à la presse – sans grand écho d’ailleurs – un communiqué où il est écrit :
par les propos qu’il a tenus devant les Parlementaires qui ont assisté à la messe traditionnelle de rentrée, le cardinal Vingt-Trois ne fait rien d’autre, au nom des évêques de France, qu’exercer un lobbying au sens propre du terme, puisqu’il s’agit de pressions sur des hommes politiques pour s’opposer à un projet de loi » et, trois paragraphes plus loin : « Les évêques ont vite fait d’oublier ce que furent historiquement et encore récemment les errements multiples, sociologiques, éthiques, humains en général d’une hiérarchie catholique qui prétend aujourd’hui être maîtresse de vérité dans des domaines anthropologiques discutés et en voie d’évolution, quand ses positions furent historiquement très mouvantes et se révélèrent souvent erronées, voire gravement fautives. Rappelons-nous la désastreuse position de Paul VI sur la contraception ou les propos de Benoît XVI en mars 2009 : « on ne peut pas résoudre le problème du sida avec la distribution de préservatifs. Au contraire, cela augmente le problème. ». Il est donc inacceptable que la hiérarchie catholique défende comme universelles les convictions d’un collectif de dignitaires dénonçant, y compris au sein de l’Eglise, et à fortiori au sein du pays, tous ceux qui ne pensent pas comme eux. »
Vous voyez que le « droit d’inventaire », avec la liberté de parole, voire l’honnêteté intellectuelle que cela suppose peuvent s’exercer. Deux autres exemples pour signaler que des chrétiens catholiques, plus proches que nous de l’Institution sont en mesure de prendre des positions « non-alignées », expression peut-être osée, je vous l’accorde. Dans son livre Inscription chrétienne dans une société sécularisée paru en 2009 aux éditions Parole et Silence, Guy Coq, connu pour la qualité de sa contribution intellectuelle et son insertion dans l’Eglise catholique, qualifie les propos de Benoît XVI cités précédemment de « phrase ravageuse et insupportable, accablante, monument d’obscurantisme ». Il ajoute à propos de la remarque « au contraire, cela aggrave le problème » ceci : « Là, on est au niveau des faits, des éléments constatables. Et toute appréciation globale sur l’usage du préservatif suspendue, qu’on soit pour ou contre, la question de l’efficacité qui en résulte n’est pas de l’ordre d’un jugement moral, mais de l’ordre des faits vérifiables, vérifiés ou non. Or, que le recours au préservatif ait non pas aggravé la pandémie, mais au contraire qu’il l’ait réduite est un fait largement vérifié ». Il signale ensuite une lettre ouverte à Benoît XVI de plusieurs chercheurs et scientifiques. A la page suivante, il termine l’évocation de cet « épisode » déplorable par une conclusion qui est un jugement sans appel : « il exclut donc le préservatif de toute démarche efficace de prévention. Ce qui est une attitude irrationnelle, obscurantiste, de refus d’une réalité mondialement reconnue. »
Cette liberté de parole qui s’affranchit de la bienséance, qui témoigne d’une autonomie de jugement…est tout à fait conforme à l’aboutissement d’une éducation laïque qui cherche à rendre l’individu capable de juger par lui-même. Personnellement, je retrouve le même état d’esprit dans plusieurs textes du Nouveau Testament. On est loin du poids supposé de l’obéissance.
Même des évêques peuvent avoir, sur le coup de l’émotion, une parole publique libre (pour ne pas dire libérée). J’ai retrouvé une lettre ouverte adressée en mars 2009 par Mgr Daucourt à l’archevêque de Recife au Brésil qui avait trouvé le moyen d’excommunier une mère de famille qui avait fait avorter sa fillette de neuf ans, enceinte de quatre mois après avoir été violée par son beau-père. Dans la même charrette – si j’ose dire – étaient placés les médecins ayant pratiqué l’avortement. Je relève ce passage : « La mère de la fillette a peut-être pensé qu’il valait mieux sauver une vie que de risquer d’en perdre trois… peut-être les médecins lui avaient-ils dit qu’un petit utérus de 9 ans ne se dilate pas indéfiniment… Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que dans cette tragédie, vous avez ajouté de la douleur à la douleur ». Quelques paragraphes plus loin il ajoute : « je ne vous cache pas non plus que je me demande aussi comment on peut dire que le viol est moins grave que l’avortement. ». Le même homme a, ce mois-ci, déclaré lors d’une interview à France-Inter que ce que je qualifiais de dérapages du cardinal Barbarin à propos du mariage gay constituait « un raccourci inadmissible ». Malheureusement, il continue à justifier le refus du mariage gay par la référence au texte biblique de la Genèse ! Il ne faut pas trop lui en demander !
Pourquoi ces exemples ? Parce qu’il me semble honnête de remarquer que les positions, les propos, les conceptions de l’Eglise varient en fait chez ceux qu’on ne saurait taxer de « dissidents ». Combien sont actuellement les évêques proches des traditionalistes ? (Pour rejoindre notre sujet, je parle de ceux qui mettraient dans la même besace laïque, laïcité, laïcisme, voire « laïcard ») Sans doute une dizaine, et hélas le nombre ne semble pas diminuer.
Pour défendre mes deux convictions que j’essaie de faire coexister (l’importance de la laïcité et l’importance du message évangélique) je fais porter mes efforts sur deux axes : l’information et la résistance.
Importance d’une information objective dont la quête n’est pas si aisée. Ayant lu, un peu par hasard, la correspondance inédite de Condorcet et Madame Suhard, j’ai repéré cette phrase écrite par Condorcet en 1780 : « Il est sûr qu’en ne lisant rien, n’examinant rien, ne s’informant de rien, on a le bonheur de voir tout en beau dans certaines circonstances, car cette méthode fait aussi voir tout en mal dans d’autres. Je me souviens de vos craintes de 1771 sur les progrès du despotisme, et vous pouvez vous souvenir qu’alors j’étais bien tranquille. » Genèse de l’esprit des Lumières. Honnêteté d’un homme qui change d’opinion… car il s’est informé.
Quant à l’esprit de résistance, lui aussi se cultive. Ainsi, j’essaie de connaître les travaux d’herméneutique de théologiens qui savent que les textes qu’on croit intangibles sont souvent le fruit d’une situation culturelle, sociologique, politique, économique donnée. Qu’était-on en mesure de dire à telle époque ? Ce travail historico-critique n’est pas toujours accessible, la compréhension étant freinée par les précautions oratoires…mais j’essaie de trouver des relais crédibles. Je profite aussi des trouvailles et des convictions de ceux avec qui je travaille. Trois exemples :
- Dans le travail que Jean Riedinger nous a offert lors du dernier colloque organisé par le C.E.D.E.C. sur le thème : Laïcité et citoyenneté, une chance pour les religions, il cite les propos de l’abbé Lemire qui essaie, en 1907, de calmer le jeu, de calmer surtout ceux qui, dans l’Eglise catholique, voyaient en la loi de séparation un risque de « dissoudre le catholicisme » pour reprendre son expression. Rappel culturel indispensable pour qui s’intéresse aux rapports entre l’Etat et l’Eglise.
- Un article d’Henri Pena-Ruiz. Il rappelle que dans l’article premier de la loi de séparation le mot essentiel dans l’expression « libre exercice des cultes » est libre. Certes, je savais que cet adjectif signifie ici : sans obstruction, mais la formule « mot essentiel » me fait assimiler un argument « massue » à utiliser auprès de ceux qui, consciemment ou pas, l’oublient et voudraient nous faire croire que l’Etat s’est engagé à assurer l’exercice des cultes…et doit donc mettre la main à la poche pour la construction de mosquées par exemple (je supporte de moins en moins l’expression accommodements raisonnables) A ma connaissance, les représentants du culte musulman ne le demandent d’ailleurs pas.
- La pensée d’un ami, prêtre et médecin, Michel Deheunynck. Lors d’une rencontre sur le thème « nos résistances », il présentait l’Evangile en concluant : C’est un message décentralisant, de sortie des sanctuaires, d’ouverture sur des chemins de laïcité ». Dans le dernier numéro de la revue Les réseaux des Parvis il précise sa pensée, présentant l’évangile comme un message de « libération laïque » puisqu’elle s’opère « au cœur même de la vie, de ses défis, de ses conflits, à distance des dispositifs religieusement institués et parfois en contradiction avec eux ».
Laïque et chrétien : si j’inverse maintenant les deux termes, je prétends qu’il ne s’agit pas d’une possibilité, mais d’une nécessité (selon ma conception du christianisme bien sûr).