Voir la première partie de cette analyse.
L’échec constant des plans de sauvetage issus de la litanie de « sommet de la dernière chance » a fini par faire admettre jusqu’aux européistes les plus libéraux qu’il fallait sortir du cadre institutionnel actuel. Mais faute de bon diagnostic sur la nature de la crise, leurs propositions de changements sont tout aussi illusoires.
L’euphorie qui a suivi les annonces du « dernier » sommet des 28 et 29 juin s’est totalement dissipée en moins d’une semaine, et les taux auxquels ont pu emprunter les États espagnol et italien remontent, comme à chaque fois pour les pays au cœur de la tempête financière. Le président du Conseil italien Mario Monti peut fustiger les déclarations « nordiques », notamment finlandaises, qui décrédibilisent, selon lui, des accords durement obtenus et dont il réclame la mise en œuvre rapide, si les taux remontent, c’est bien que les marchés ont compris que la mutualisation de la dette des Etats européens, qu’ils réclament depuis toujours, est loin d’être acquise.
Ils l’ont compris comme l’ont compris tous les européistes, de gauche ou de droite, qui reconnaissent enfin que l’UEM et la zone euro sont, sinon dans une impasse, du moins dans une passe difficile. Tous ceux-là partagent désormais une même vision globale de la manière d’en sortir : réformer la gouvernance de la zone pour avancer au moins à quelques-uns et construire cet espace de solidarité dont l’euro devait écarter le besoin. La crise grecque a vite montré qu’il fallait mettre en place des mécanismes d’assistance au sein de la zone euro, mais leur principe allant à l’encontre du mythe fondateur de l’euro selon lequel l’intégration monétaire préserverait les entrants de tout souci monétaire et financier (pourvu qu’ils respectent les critères de Maastricht), ils sont restés implicites, et présentés comme de la solidarité. Ainsi, la BCE est certes intervenue, mais de façon la plus minimale possible, quand il y avait le feu, les dirigeants préférant, selon la logique néo-libérale, prévoir des mécanismes de stabilisation de l’euro (FESF puis MES). Mais tout cela va à l’encontre des traités existants et relève du bricolage institutionnel. Et l’idée s’est imposée que l’on ne réglera réellement les problèmes de la dette qu’après refonte de la gouvernance de la zone.
On en est arrivé à cette remise en cause des traités d’union parce que l’échec à résoudre la crise de la dette dans le cadre institutionnel existant est tellement patent, et le besoin de sauver l’euro si prégnant, que le sujet n’est plus tabou. Depuis deux ans, les plans se succèdent, accompagnés d’innovations institutionnelles, mais cela n’a rien réglé jusqu’ici, seulement gagné du temps, et il n’en sera pas autrement à l’avenir, car cela reste dans la logique néo-libérale de l’euro : la stabilisation de l’économie dépend uniquement de l’austérité salariale, fond idéologique permanent des dirigeants conservateurs de l’économie de marché.
Beaucoup de commentateurs voient dans ces accords une avancée « fédéraliste », avancée que réclame l’Allemagne vers plus d’intégration, à la fois bancaire, budgétaire et donc politique, en échange de son aval à la réforme de l’euro. Mais, contrairement à ce que l’on veut nous faire croire, ce nouveau cadre ne prépare pas un espace de solidarité, dans lequel l’Allemagne accepterait de payer, parce qu’au contraire il s’agit, dans le prolongement de toute l’histoire de l’euro depuis 1992, de mettre en place un cadre institutionnel obligeant à faire payer les peuples. Ce qui exonèrerait l’Allemagne de toute responsabilité et qui relativise les hourras de victoire de la « bande des quatre » (les sudistes) à la sortie dudit sommet.
L’impasse du cadre austéritaire existant
Dans le cadre institutionnel existant, rien ne peut se faire sans l’aval de l’Allemagne, qui seule peut payer et qui n’a aucune raison de le faire, au contraire. Les pays relativement solides ne sont pas prêts à lui confier les rênes de l’UE en échange de sa solidarité, car un transfert explicite de souveraineté est, pour l’instant du moins, politiquement inenvisageable.
Devant l’incapacité des États premiers touchés à rétablir leurs finances et le danger subséquent de voir l’euro imploser, les dirigeants européens ont défini des plans d’aide successifs, visant, dans l’immédiat, à sauver le système bancaire, et, à plus longue vue, à en assurer la stabilité.
Sous la pression du FMI se faisant le porte parole de la « communauté » mondiale (en fait les É-U, mais aussi la Grande Bretagne, la Chine, le Brésil, eux-mêmes en crise et faisant fonctionner leur planche à billets), qui craint le chaos généralisé, l’UE a d’abord mis en place le FESF, qui passe maintenant le relais au MES, et collaboré au sein de la Troïka pour gérer les plans de restructuration (on ne dit pas « d’ajustement structurel ») des pays en difficulté. Cela n’a guère résolu les problèmes, dans la mesure où, la crise n’étant pas passagère, mais structurelle, cela revenait à endetter durablement les uns pour désendetter les autres, c’est-à-dire à remplir un nouveau tonneau des Danaïdes.
Les dirigeants de la zone sont alors convenus qu’il fallait restaurer la compétitivité des faibles en réimposant la discipline salariale que les critères de Maastricht ont échoué à maintenir. Divers accords intergouvernementaux ont construit des institutions à côté de celles prévues par les traités communautaires, et souvent en contravention desdits traités, à l’instar, par exemple, de l’article 125, dit de la clause de « no bail out », qui prévoit que l’Union ne renfloue pas un État en difficulté, qui doit assumer ses actes (problème de l’aléa moral). Parmi ces accords, le plus important aujourd’hui est le TSCG (Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’UEM, prévu lors du sommet du 9 décembre 2011et désigné couramment par « Pacte budgétaire ». Important car il institue la règle d’or (en gros, obligation de l’équilibre des finances publiques avec sanctions automatiques) et compétence de la Commission européenne, qui reçoit donc une partie de la compétence budgétaire nationale. Mais cela est long à mettre en place et la crise s’aggrave de jour en jour, la hausse des taux touchant l’Espagne et l’Italie, nouveaux pions menacés.
Devant l’urgence, des voix se sont alors élevées pour réclamer que la BCE intervienne, à l’image des autres banques centrales. Mais ceux qui s’étonnaient du refus de la BCE d’acheter des obligations d’État sur le marché primaire, c’est-à-dire de prêter directement aux États de l’UE, comme la FED ou la Banque d’Angleterre prêtent aux leurs, faisaient semblant de croire que la BCE refusait seulement d’imprimer des euros par crainte des effets inflationnistes, si ce n’est par simple respect de ses statuts. En réalité, la BCE n’agit pas comme les autres banques centrales parce qu’elle ne le peut pas, parce qu’elle n’est pas véritablement une banque centrale. Demander le financement direct par la BCE, c’est demander à l’Allemagne de porter sur son dos toute la misère de l’UE.
En effet, la BCE est bien la composante centrale du SEBC (système européen de banques centrales), mais elle n’est pas la banque d’un État, encore moins d’une nation. Or, une banque centrale tient sa capacité d’agir de la souveraineté d’un peuple qui accepte, en tant que contribuable, de garantir les prêts, c’est-à-dire la création monétaire, de ladite banque centrale. En effet, une banque centrale est une entreprise comme une autre, dotée d’un actif et redevable d’un passif. Ses prêts s’inscrivent à l’actif de son bilan comme créance sur l’emprunteur et au passif comme engagement de payer. Si l’emprunteur fait défaut, soit la banque est mise en faillite, mais l’économie du pays ne fonctionne plus, et ce peut être la révolution ou la guerre, soit elle est recapitalisée par les actionnaires, c’est-à-dire la nation, concrètement les contribuables, en tant que citoyens-peuple, qui se serrent la ceinture, par l’impôt, l’inflation ou le chômage, selon le rapport de forces politique au sein du pays.
Dans le cas de la BCE, les actionnaires sont les pays de la zone, au prorata de leur part dans le PIB global. Il s’agit principalement, en gros, de l’Allemagne, pour 28 %, et de la France, pour 20 %. Mais l’engagement réel est bien plus important pour les contribuables allemands, pratiquement les seuls que l’on puisse croire capables de payer : les petits pays nordiques sont tout aussi crédibles, mais leur poids est marginal, sauf bien sûr en termes de vote quand l’unanimité est requise. Quant aux pays à secourir, ils auront du mal à fournir leur quote-part du financement des secours. On comprend donc qu’il soit politiquement difficile à l’Allemagne d’accepter que la BCE n’aille « trop » loin dans ses actions de sauvetage.
Condamnés à l’austérité, certains ont alors imaginé, pour le pas suivant, de mutualiser la dette sous la forme de l’émission d’euro-obligations (« eurobonds »). Mais cette forme de solidarité, plus explicite, était encore moins acceptable que la précédente : comment l’Allemagne pourrait-elle accepter qu’un pays emprunte au nom de l’UE, c’est-à-dire principalement en son nom, engageant ainsi la responsabilité de ses contribuables, sans avoir son mot à dire. Sans compter que les modalités juridiques ne pas évidentes dans le cadre des traités, de Maastricht à Lisbonne.
Au total, l’euro de Maastricht est sinon mort, du moins en soins palliatifs, définitivement condamné. Les critères de Maastricht ont sauté dès 2003, quand la France et l’Allemagne les ont écartés, la surveillance de la Troïka n’a pas empêché que la Grèce s’enfonce toujours plus, ni que l’Espagne et l’Italie soient les prochains dominos renversés. La BCE sans grands moyens, les fonds de secours (FESF puis MES) guère mieux lotis, les eurobonds repoussés à l’après-Merkel, l’euro enfin reconnu comme étant génétiquement monstrueux, le temps est venu de réformer l’UEM, ses institutions et sa gouvernance, afin de s’engager vers plus de cohérence. Mais, fondé sur une mauvaise analyse de la nature de la crise, le choix du « fédéralisme économique » des européens n’est pas plus viable.
L’illusion d’un fédéralisme bureaucratique
Le problème urgent de ceux qui veulent sauver l’euro est de trouver les moyens de sauver les banques sans endetter les États. Avec les instruments développés pour sauver l’Irlande, le Portugal et la Grèce, il s’agissait en effet de sauver les États pour sauver les banques (notamment allemandes et françaises) qui avaient financé ces États. Mais les plans d’austérité qui ont conditionné le sauvetage ont plombé l’activité et les recettes fiscales, obligeant les États endettés à s’endetter ! Pour éviter le désastre qui suivrait la faillite d’un pays, fût-ce la petite Grèce, quand son accès aux marchés financiers est devenu trop coûteux, ses partenaires n’ont pas d’autre choix que d’effacer une partie de sa dette, en obligeant leurs banques à abandonner l’essentiel de leurs créances (environ 80 % dans le cas de la Grèce). Et il ne leur restait plus qu’à s’endetter pour les recapitaliser.
Le système est au bout du chemin, car ce scénario est intenable dans le cas de l’Espagne ou de l’Italie, qui sont de bien trop gros morceaux à avaler. L’austérité commence à enfoncer l’UE dans la récession (- 0,1 % actuellement) et les pays déjà secourus commencent à demander des délais de mise en œuvre des plans qu’ils ont acceptés contre les aides reçues ou à recevoir.
D’où la pression sur le énième « sommet de la dernière chance », des 28 et 29 juin derniers. Le débat y opposait le nord et le sud, les tenants de l’austérité pure et dure et les partisans d’une initiative de croissance associée à la solidarité financière. Alors que l’Allemagne refusait sans appel les euro-obligations (A. Merkel : « moi vivante, jamais !»), elle acceptait de discuter toute solution « non gratuite », c’est-à-dire qui n’impliquerait pas un centime d’assistance sans, en contrepartie, un engagement bien assuré à une rigueur accrue, par l’acceptation de constitutionnaliser la règle d’or, c’est-à-dire la ratification du TSCG. Pas de « solidarité » sans règle d’or gravée dans le marbre. C’est ainsi qu’elle acceptait, seul résultat concret du sommet, que le FESF/MES puisse financer directement les banques en difficulté, sans passer par l’intermédiaire de leur État, ce qui évite d’accroître les dettes publiques, mais avec la contrepartie d’une « union bancaire », c’est-à-dire la mise en place d’une supervision directe des banques de la zone par la BCE.
Problème, comme ce système ne sera pas mis en place avant la fin de l’année et celui-ci devant donner son aval préalablement à toute intervention du MES, les décisions du sommet ne seront guère opérantes avant plusieurs mois. Or il y a urgence. Et ce n’est pas la maigre centaine de milliards du pseudo pacte de croissance qui va soutenir l’activité. Par ailleurs, quelles seront les garanties ? Ce n’est pas davantage réglé. Déjà la Finlande réclame un collatéral (des actifs en garantie) pour se protéger du risque de contagion à toute la zone et préserver son triple A : selon Mme Urpilainen, ministre des finances, « la responsabilité collective pour les dettes (…) et les risques d’autres pays n’est pas ce à quoi nous devons nous préparer ».
Au-delà des auto-congratulations des auto-proclamés « vainqueurs » du sommet, les pays du sud, il est rapidement apparu que rien n’est réellement fait. D’ailleurs, la BCE a dû intervenir dès les jours suivants en abaissant son taux d’un misérable quart de point (à 0,75 %), mais comme en marchant sur des charbons ardents, en refusant toute nouvelle injection de liquidités. En conséquence, les marchés ne sont pas convaincus que cette intervention minimaliste contienne la récession déjà là jusqu’à la mise en œuvre des mesures décidées. Mario Monti en est bien conscient, qui a déjà appelé, dès le 7 de ce mois, à agir vite, reprochant au passage aux pays du nord, Finlande et Pays-Bas en l’occurrence, des déclarations « inappropriées » car destructrices de confiance.
Les fédéralistes se consoleront en expliquant que cela exprime la volonté d’adosser l’euro à une union politique, tellement nécessaire pour stabiliser l’UEM. La solidarité prépare l’intégration. Mais il s’agit d’une intégration et d’un fédéralisme purement économiques et monétaires, qui visent à écarter les peuples des décisions politiques pour écarter toute velléité de redistribution. Le fédéralisme dont on nous parle est anti-social et par là anti-républicain.
En effet, les transferts de souveraineté envisagés, quant à la supervision bancaire et budgétaire, ne sont pas des transferts d’une instance politique nationale vers une instance politique supranationale, mais vers une bureaucratie sans légitimité électorale : le principe du cri de ralliement des Insurgents des années 1770, « pas d’impôt sans représentativité », est ici violé. Une instance européenne à définir, non étatique, contrôlerait les dépenses des États ? Le principe en paraît inouï, mais quid de la faisabilité ? On a déjà vu comment, en 2003-2004, rien n’a pu s’opposer à ce que la France et l’Allemagne « oublient » les critères de Maastricht. Quelle pourrait être la force de loi d’une telle instance ? Un traité ? Dans combien d’années sera-t-il ratifié ? Et qui fera la police (la guerre) au(x) récalcitrant(s) ?
Un vrai fédéralisme suppose un Trésor public européen, une fiscalité européenne, un État-nation européen. Tandis que la Troïka aux commandes, ou la BCE seule, ce serait le gouvernement des peuples par les techno-bureaucraties financières : après les « gnomes de Zurich », voici ceux de Bruxelles. Historiquement, la bureaucratie a émergé pour gérer l’État pour le compte de la classe dominante, puisque, si l’État est toujours celui de la classe dominante, celle-ci peut déléguer son pouvoir quand son exercice devient technique. Mais ici, dans le cas de figure que nous préparent les élites européistes, le pouvoir irait à une bureaucratie sans État, c’est-à-dire une bureaucratie gouvernant une société sans classes. Encore une monstruosité.
À supposer que cela tienne, le résultat est inéluctable, une dépression générale, car casser les salaires ne restaure pas la compétitivité, mais déprime l’activité. La leçon de l’histoire de l’entre-deux-guerres est là : après 1929, il y a eu chômage et déflation jusqu’à ce qu’après 1939-1945 l’économie mondiale ne redémarre. Cependant, aujourd’hui le maintien des normes sociales de consommation et la résistance du modèle social font tampon, alors que la logique capitaliste est de les détruire ! Là est tout le dilemme du capitalisme : soutenir la consommation pour avoir des débouchés, mais tenir les salaires pour faire du profit. Avec l’approfondissement de la récession, les troubles politiques et sociaux seront à craindre, et les peuples dépouillés de leur représentativité politique, se retourneront alors contre ceux qui les en auront privés, ouvrant un boulevard au populisme, c’est-à-dire l’extrême droite.
Au total, les dirigeants européens nous vendent la « solidarité » et le « fédéralisme », mais ce n’est qu’un masque : en réalité il s’agit d’assister les États faibles pour éviter l’implosion immédiate du système, tout en leur imposant d’organiser la casse sociale pour tenter de le stabiliser dans la durée. Ils ne peuvent que chercher à gagner du temps pour accompagner la marche vers LA solution capitaliste : casser les salaires (d’abord la sécu, puis les fonctionnaires, etc). Et l’histoire nous a appris que cela résout rien : l’austérité crée l’austérité et le crash est inéluctable. Dès lors, le problème n’est pas, ou plus, de savoir s’il faut sortir la Grèce de l’UEM, ou si les nordistes vont la quitter (ils peuvent y avoir intérêt), mais comprendre que l’UEM est dans une impasse. Quand la crise sera trop aigüe, le repli nationaliste, déjà engagé, risque fort d’être le recours « naturel » des peuples. Avec tous ses dangers. L’autre branche de l’alternative sera la République sociale. Aux peuples de choisir.