Il y a un large consensus pour condamner cet assassinat. Tant mieux. Mais la lecture de certains articles écrits sur ce sujet par des organisations de gauche en France laisse un sentiment d’amertume dans la bouche.
Soyons clair ! Chokri Belaïd était un avocat, leader d’une des organisations de la gauche laïque en Tunisie. Son assassinat fait suite à de nombreuses interventions qu’il a faites contre les injustices sociales, pour le combat social, pour la transformation sociale et politique et contre le système islamiste en place autour du parti Ennahda. La veille de son assassinat, il avait fustigé ce parti islamiste comme vecteur de violence contre les citoyens démocrates. Il est clair que localement, un des enjeux du débat était le conflit entre la gauche laïque et la violence islamiste.
Comment interpréter le fait que les nombreux textes des organisations de la gauche française qui condamnent son assassinat, ne disent mot de cette violence islamiste (le terme n’est même pas utilisé !) qui a créé le climat qui a permis son assassinat ? Que dire de telle organisation politique de gauche qui vient de rencontrer le parti islamiste Ennahda (1)Une mission parlementaire dirigée par le PS a rencontré Rached Ghannouchi le 14 février : voir le commentaire de J.L. Mélenchon. ? Que dire des autres discours qui tressent des lauriers au président Marzouki, allié des islamistes d’Ennahda, sans qui la « takia » (le double discours) ne serait pas possible ? Que dire de la participation d’islamistes au forum social altermondialiste de Tunis ? Que dire de tous ceux qui cachent leurs contacts coupables avec telle ou telle forme de l’islam politique ?
Nous qui plaçons au poste de commande la globalisation des combats, qui inclut, entre autres, le combat social et le combat laïque, estimons que nous devons de façon concomitante lutter contre les politiques néolibérales et contre les politiques des intégrismes religieux (comme l’islam politique, l’intégrisme chrétien, etc.).
C’est pour cela que nous pouvons dire que Chokri Belaïd était des nôtres et que nous dénonçons le bal des hypocrites de la gauche « munichoise ».
Notre analyse
Le Front populaire ou Front populaire pour la réalisation des objectifs de la révolution est une coalition regroupant douze partis politiques et associations de gauche, nationalistes et écologistes, ainsi que de nombreux intellectuels indépendants.
L’assassinat de Belaïd s’inscrit comme une nouvelle étape dans la stratégie de tension mise en œuvre par la droite ultra-conservatrice tunisienne pour s’assurer le contrôle de la transition et pour déterminer son contenu. Les pressions multiformes exercées par cette mouvance sur les intellectuels, les universitaires, la presse, les partis démocrates, les milieux ouvriers et leur syndicat, l’UGTT (qui rappelons-le, a été la cheville ouvrière et l’artisan principal du « soulèvement du jasmin ») intègrent désormais l’assassinat politique.
L’assassinat de Chokri Belaïd intervient au moment où s’est cristallisée, dans la société tunisienne, une contradiction antinomique sur les perspectives de la « révolution de jasmin ». Pour la gauche laïque et républicaine, défendre les acquis de cette révolution, c’est empêcher la stratégie islamiste basée sur la violence de leurs milices officielles et sur le noyautage de l’État. Dans cette conjoncture particulière, alors que les négociations sur un éventuel remaniement ministériel perdurent, sans résultats, depuis sept mois, les ministres en poste ont procédé, dans la précipitation, à quelque 1 500 nominations à des postes décisionnels économiques, financiers, administratifs et politiques. Est-ce que le bal des hypocrites en parle ? Ennahda et ses alliés sont constamment dans un perpétuel brouillage des enjeux.
Plus généralement, le blocage persistant au sein de l’Assemblée nationale constituante (ANC) met en évidence l’antagonisme fondamental entre d’une part des démocrates de gauche et de droite, partisans d’un État séculier, et d’autre part des conservateurs défenseurs d’un État religieux. Il est donc erroné de prendre la transition tunisienne comme « un tout » cohérent et faire accroire qu’elle est toute entière tendue vers les mêmes objectifs. Deux contraires se confrontent en son sein. L’un œuvre à la démocratisation politique et sociale, l’autre cherche enfermer la société tunisienne dans la camisole du conservatisme religieux. Il suffit pour s’en convaincre de s’interroger sur la question particulière du rapport que chacun de ces deux pôles a à la violence. Violence, dont la quintessence est l’assassinat politique.
Posons concrètement la question : contre qui s’exerce les différentes formes de violence ? La réponse est sans équivoque : contre les intellectuels, les forces de gauche, et particulièrement l’UGTT et aujourd’hui le Front Populaire. Le comble de tout, dans cette situation, est la droite réactionnaire assène l’argument de la « montée d’une violence verbale » pour banaliser la violence tout court, dédouaner ses auteurs, et disqualifier les protestations des démocrates tunisiens, et mettre à l’index ceux qui subissent cette violence.
Ennahda, développe une stratégie d’accaparement du pouvoir, et de confiscation de la transition démocratique. Elle brouille continuellement les enjeux. Elle a cherché à dénaturer l’objet de l’élection de l’ANC, ses candidats à la constituante se sont présentés sur la base d’un « programme socio-économique », mais au sein de l’assemblée, ils se battent pour la sharia. Alors que s’élargit le consensus au sein de la société tunisienne pour la mise hors la loi de la violence, Ennahda dévoie le débat public et monte de toute pièce une polémique sur la question de la légitimité et celle des attributs du gouvernement, qui « diviserait » ses rangs.
Mais, des milieux de plus en plus larges s’interrogent sur les visées réelles d’Ennahda, sur ses rapports avec les milieux salafistes. L’inquiétude grandit, au sein de la société, au sujet de l’existence des « Ligues des comités de défenses de la révolution », milices dont l’apparition “spontanée” serait liée, d’après Ennhada, à l’affaissement partiel des appareils de sécurité, mais qui sont en fait des milices partisanes promues à dessein en vue de l’hégémonie de l’islam politique en Tunisie. La vigilance se fait plus grande concernant la politique mise en œuvre au sein des ministères de souveraineté (ministère de l’intérieur, ministère de la justice et celui des affaires étrangères). D’aucuns soupçonnent le parti de Ghannouchi de s’employer à noyauter ces ministères, d’où l’accord quasi-unanime au sein de la classe politique tunisienne pour établir le principe de la nomination de personnalités neutres à la tête de ces ministères.
Nos camarades du Front populaire (FP), qui ont vu leur leader assassiné, soulignent que la pertinence du gouvernement ne se trouve pas dans son caractère partisan ou transpartisan, ou encore technocratique, mais qu’elle est à chercher dans son assise politique, son programme. Le FP appelle à l’organisation d’un congrès national, qui aura à recentrer la transition actuelle sur son objet : la rédaction et l’adoption de la constitution, suivi de l’organisation des élections. Ils n’en soulignent pas moins l’urgence de l’adoption de règles transitionnelles devant régir, la justice, la presse, etc.
De façon immédiate, voici les exigences pressantes du Front populaire de Tunisie :
- Élucider, au plus vite, l’assassinat de Chokri Belaïd, confondre ses assassins et leurs commanditaires.
- Élucider les agressions dont ont été victimes les militants politiques, les intellectuels, les artistes, les journalistes, la destruction des mausolées consacrées aux « saints » (lieux de cultes traditionnels) et les sépultures. Confondre ceux qui y sont impliqués et les sanctionner.
- Dissolution des organisations désignées sous la dénomination « ligue des comités de défense de la république », ainsi que tous les services parallèles.
- Interdiction de l’instrumentalisation des mosquées à des fins de propagande politique ou d’influence partisane, tout en y interdisant tout appel ou incitation à la violence
- Criminalisation du « takfir » (accusation d’apostasie).
- Anulation de l’ensemble des nominations et promotions effectuées sur des bases partisanes.
La gauche française ne peut pas, décemment, se permettre de parler de transition tunisienne sans tenir compte des clivages qui la traversent. La vocation de la gauche Française est d’être aux côtés de tous les démocrates tunisiens dans leur lutte pour la sécularisation, la laïcisation et la démocratisation de l’État et des institutions, et particulièrement aux côtés des militants sociaux qui lient le combat social au combat laïque, car ce sont ceux-là qui sont porteurs de la vision la plus radicalement démocratique de la transition en cours. Ce sont eux qui traduisent avec le plus de conséquence les intérêts du peuple tunisien. La gauche française doit aider à ce que le soulèvement du jasmin se couronne par une révolution démocratique !
Notes de bas de page
↑1 | Une mission parlementaire dirigée par le PS a rencontré Rached Ghannouchi le 14 février : voir le commentaire de J.L. Mélenchon. |
---|