Madrid – 27 juin 2016
Six mois après le scrutin législatif historique du 20 décembre 2015, les Espagnols étaient de nouveau appelés aux urnes ce dimanche 26 juin. Aucune majorité ne s’était dégagée au sein du Parlement pour former un gouvernement, amenant sa dissolution automatique et la convocation de nouvelles élections.
Le parti de droite PP, au pouvoir depuis 2011, est le vainqueur indiscutable de cette élection : il gagne 670 000 voix avec 33 % (+ 4,3 %) par rapport à décembre 2015. Le parti socialiste PSOE perd 121 000 voix et obtient 22,6 % (+ 0,6 %) ; le parti de droite « centriste » Ciudadanos, avec lequel le PSOE s’était allié pour essayer de former un gouvernement, perd 391 000 voix avec 13 % (- 0,9 %).
L’alliance de Podemos et de Izquierda Unida (IU, Gauche unie, formée principalement du parti communiste) réalise une contre-performance, avec 21,1 % (- 3,4 %), perdant 1,12 millions de voix par rapport à ce qu’avaient obtenues séparément les deux formations en décembre 2015.
La loi électorale, conçue pour favoriser le parti en tête et maintenir le bipartisme PP/PSOE, gonfle le nombre de députés du PP ; PSOE et C’s perdent beaucoup, tandis que Unidos Podemos maintient le même nombre d’élus qu’en décembre. Le PP obtient 137 députés (+ 14), le PSOE 85 députés (- 5), Ciudadanos 32 députés (- 8) ; Unidos Podemos obtient 71 députés (il y avait 69 députés Podemos et 2 députés IU). Le reste de l’Assemblée est partagée par les partis nationalistes basques et catalans.
Les sondages, puissant outil d’anesthésie de la pensée politique
À partir de la convocation des élections, les sondages publiés par tous les médias ont donné le PP gagnant sans discussion, mais aussi l’alliance Podemos + IU en deuxième position devant le PSOE. Dans la dernière ligne droite de campagne, les sondages ont même commencé à rapprocher Unidos Podemos du PP. Même ce dimanche à 20h, les sondages au pied des urnes donnaient l’ordre PP/Unidos Podemos/PSOE, avant que les résultats réels ne le démentent.
Jusqu’où ces écarts résultent-ils de la difficulté des instituts de sondage à recaler leurs modèles sur la réalité politique en plein bouleversement ? Jusqu’où tout cela relève-t-il du bidonnage pur et simple ?
Ce qui est certain, c’est que ces successions d’enquêtes et de chiffres ont parfaitement accompagné les deux temps de la campagne du PP :
- Premier temps installant le PP en tête et le présentant comme le seul en mesure de gouverner. Le seul enjeu aurait été de savoir qui arriverait deuxième : de quoi démobiliser les électeurs de Podemos qui avaient voté pour le nouveau parti afin de virer les anciens et de changer de politique.
La seule alternative proposée, un gouvernement Podemos/PSOE, a été rejetée par le PSOE lui-même dès janvier 2016 : par conséquent le projet de Unidos Podemos de gouverner avec le PSOE n’était pas crédible aux yeux des électeurs. Après six mois de tractations et de jeux politiciens usants, le PP apparaît comme la seule option pour gouverner.
- Second temps de la campagne PP : l’affichage d’une montée de Unidos Podemos, l’appel au vote « utile » et de la peur des « rouges », qui a permis au PP de mobiliser et de siphonner les voix de Ciudadanos. Ciudadanos aura rempli, dans cette étape et à son corps défendant, le rôle dévolu par le PP et l’establishment : étayer le pouvoir menacé par la révolte citoyenne incarnée par Podemos, d’abord en captant en 2015 les voix perdues par l’usure du PP au pouvoir, puis en s’en faisant reprendre une partie dans un deuxième temps.
Les sondages n’ont pas seulement influencé le vote (ou l’abstention) des électeurs. Ils ont aussi conditionné l’analyse politique des dirigeants des différentes forces politiques et leur campagne. Ils ont été un miroir aux alouettes qui a embrumé leur analyse et leur compréhension.
Les six mois de tractations parlementaires ont usé Podemos
Unidos Podemos a conçu sa campagne pour rallier les électeurs perdus massivement par le PSOE en cinq ans. La direction du PSOE, menacée d’être débarquée méchamment dès le lendemain du scrutin, s’est battue le dos au mur, centrant toute sa campagne électorale contre Podemos. Seul vainqueur tactique et stratégique, haut la main, de cette période : Mariano Rajoy, président du gouvernement et leader du PP.
Rajoy avait décidé, au soir du scrutin du 20 décembre, qu’il y aurait de nouvelles élections, et il a attendu l’essoufflement des autres partis dans les tractations parlementaires pour apparaître comme le choix « raisonnable » de gouvernement. Son coup a réussi : malgré l’explosion des scandales de corruption au sein du PP, la mise en cause judiciaire du parti en tant que tel, le scandale dévoilé la semaine dernière des complots du ministre de l’intérieur contre des dirigeants catalans, rien n’y aura fait. Le choix « mieux valent des voleurs qu’on connaît plutôt que l’inconnu » a mobilisé des électeurs de droite et âgés qui avaient manqué au PP six mois auparavant – et la peur des « rouges » aussi.
Durant ces six mois de négociations en vue de former un gouvernement, les dirigeants de Podemos se sont montrés à la fois audacieux et brouillons. Audacieux en proposant au PSOE un gouvernement de coalition que présiderait le socialiste Pedro Sanchez ; brouillons en se laissant piéger par le cirque des débats parlementaires et en laissant le PSOE faire retomber sur eux la responsabilité qu’il n’y ait pas de gouvernement « de progrès ».
Podemos et son fondateur Pablo Iglesias ont connu un processus d’usure dans cette période, que les appareils professionnels et aguerris du PSOE et du PP ont su indéniablement mieux gérer. Le comité fédéral du PSOE avait explicitement interdit tout discussion avec Podemos dès fin décembre ; mais le PSOE aura réussi à masquer que cet interdit est dû à son refus de mettre fin à l’austérité voulue par Merkel et l’UE, en présentant Podemos comme voulant « découper l’Espagne en morceaux » (dixit Felipe Gonzalez).
Belén Barreiro, sociologue et ancienne directrice du Centre de recherches sociologiques (CIS, organisme d’État), disait avant les élections que Podemos est excellent en campagne électorale, mais se montre médiocre dans les phases suivantes – ses dirigeants sont comme en campagne en permanence alors que le temps de « la politique » exige des positionnements et styles adaptés. Podemos doit apprendre à mieux jouer ces parties d’échecs, en n’y perdant ni ses objectifs ni son âme.
« Confluence » et résultats
Faut-il être déçu du résultat du 26 juin ?
Oui, si on les compare aux sondages qui nous promettaient tant, miroirs aux alouettes. Oui, si l’on constate que le PP, parti imprésentable, est en capacité de se maintenir au pouvoir et de prolonger les souffrances infligées au peuple.
Mais regardons où en est l’Espagne : Podemos, organisation politique créée presque à partir de rien en janvier 2014, sans à peine de budget et dont l’organisation est encore balbutiante, est parvenue à porter des municipalités de rupture progressiste dans les grandes villes d’Espagne, a fait tomber les gouvernements régionaux du PP dans la majorité des régions, a fait voler en éclats le bipartisme et s’est imposé comme force politique équivalente au PSOE – autrefois géant hégémonique de la « gauche ».
Les mouvements progressistes ont « conflué » avec Podemos (ce qui montre qu’Iglesias est une figure qui rassemble quoi qu’en disent les médias). En 2011, 16 listes différentes de gauche ou de progrès se disputaient les suffrages (et Podemos n’existait pas !) ; en 2016, la quasi-totalité des partis et organisations progressistes ont « conflué » avec Podemos, et il n’y avait que trois autres listes se proclamant progressistes – anecdotiques à l’exception du parti animaliste PACMA qui a recueilli 285 000 voix.
L’alliance entre Podemos et IU est promise à tenir et à faire sortir définitivement de la marginalisation l’organisation héritée du vieux PCE. Il faudra quand même pour cela que, sous l’impulsion de leur très populaire nouveau dirigeant Alberto Garzon, les militants communistes et de IU se libèrent de leurs vieux tics et de leurs vieux symboles qui les maintiennent dans la nostalgie des batailles à jamais perdues du XXe siècle.
Enfin, Unidos Podemos devra réfléchir aux conditions de son développement en Andalousie, la région décisive pour gagner en Espagne. Il n’est pas logique que Unidos Podemos y stagne à 18 %, là où le PSOE n’a jamais quitté la tête du gouvernement régional depuis la création de celui-ci en 1982. Podemos Andalousie, désormais en alliance avec IU, s’y distancie de l’identité et des orientations nationales, sous l’impulsion de sa direction régionale dominée par la tendance « anticapitaliste ». Cela ne freine-t-il pas le ralliement à Podemos de la majorité des Andalous, dans cette région où l’addition des forces de gauche atteint normalement 60 % et où le PSOE voit ses résultats fondre comme neige au soleil ?
Et maintenant ?
Le PP peut espérer trouver une majorité au Parlement, en additionnant ses députés avec ceux de Ciudadanos, et en trouvant l’appui des partis nationalistes basques et catalans, depuis toujours « faiseurs de président » en Espagne – Gonzalez, Aznar et Zapatero ont successivement pu compter sur leurs votes, toujours soigneusement monnayés. Reste à voir comment remettre des ponts en place avec le parti nationaliste catalan, après ces quatre dernières années occupées à attiser le feu indépendantiste – qui aura aidé la droite catalane a se maintenir au pouvoir, et le PP à occuper le terrain de la défense du pays. Mais ces gens-là sont rompus aux retournements de veste politiciens et n’ont aucun scrupule, alors nous verrons.
Le secrétaire général du PSOE est sous la pression de l’exigence de « grande coalition » réclamée par l’establishment, Merkel et la Commission européenne. Mais son secrétaire général Pedro Sanchez, deux fois miraculé malgré les plus mauvais résultats historiques du PSOE, peut espérer se maintenir à la tête de son parti. Sa grande rivale, Susana Diaz – parrainée par Gonzalez, l’homme-lige du grand patronat – a été battue par le PP en Andalousie, ce qui devrait rabattre sa superbe et donner à Sanchez de quoi résister encore un peu. Sanchez n’a pas su dépasser le blocage anti-Podemos exigé par la vieille garde socialiste, et a laissé passer sa chance de diriger un gouvernement de progrès en signant un accord avec le parti de droite Ciudadanos. Que va-t-il faire maintenant ? En tout cas, la conjonction astrale en sa faveur de la répartition des sièges le 20 décembre ne s’est pas reproduite.
Unidos Podemos est en tête en Euskadi (Pays basque) où des élections « autonomiques » (régionales) auront lieu cet automne. La formule catalane de Unidos Podemos est en tête en Catalogne, où il est possible que de nouvelles élections autonomiques doivent se tenir un an après les précédentes. Unidos Podemos peut espérer aussi un bon résultat en Galice, aux prochaines élections autonomiques, et permettre de faire tomber le gouvernement régional au PP.
Autrement dit, la conquête du pouvoir par les grandes villes puis par les gouvernements régionaux est la voie la plus probable – la plus efficiente aussi, construisant la crédibilité pour gouverner et permettant d’engranger l’expérience nécessaire. Pablo Iglesias le rappelait dimanche soir : Allende s’est présenté quatre fois à l’élection présidentielle avant de gagner. On pourrait en dire autant de Lula au Brésil, d’Evo Morales en Bolivie… sans oublier Mitterrand, Jacques Chirac… Sans oublier Gonzalez, gagnant à la troisième élection, tout comme Rajoy…
Ce Parlement va permettre à Unidos Podemos d’y défendre la politique alternative à l’austérité et aux méfaits de la Commission européenne, au diapason de la résistance sociale à l’austérité et de l’exigence d’une Europe de progrès et de solidarité. Autrement dit, il est temps de remettre au centre des discussions l’exigence d’une nouvelle politique.
Même si Rajoy parvient à se maintenir au pouvoir, l’Assemblée telle qu’elle est configurée ne lui permettra pas de faire ce qu’il veut et pas longtemps, sauf à trouver l’appui du PSOE pour sa politique. Cette nouvelle étape est donc pour le mouvement populaire celle de la conquête. C’est trop long, certes, tant le changement est urgent ; mais les thèmes et les mots d’ordre de Podemos dominent déjà la vie politique et sociale, et cette profonde avancée culturelle prépare les changements rapides à venir.