Les femmes sont fâchées avec les chiffres, dit la sagesse macho. On ne le dira certes pas ici de F-A Benomar, dont l’ouvrage « Féminisme : la révolution inachevée », présenté par E. Barbaras dans ReSpublica n° 716, donne les chiffres d’écarts hommes-femmes sur les salaires ou les pensions de retraite. Mais ces chiffres sont piégés, car ils sont calculés du point de vue des hommes !
En effet, selon l’Insee, l’écart hommes-femmes est de 27 % pour les salaires et de 38 % pour les pensions de retraite. Mais cela n’est pas précis, et donc sujet à manipulation, car un écart de 27 % peut s’interpréter de deux façons différentes : il peut signifier, soit que quand un homme gagne 100, une femme gagne 73, c’est-à-dire 27 % de moins que l’homme ; soit que quand une femme gagne 100, un homme gagne 127, soit 27 % de plus. Et cela change tout, car dans le cas, par exemple, où l’homme gagne 100 et la femme 73, soit 27 % de moins, il est tout aussi possible et légitime de dire que l’homme gagne 27 de plus que les 73 de la femme, soit 27/73*100 = 37 % de plus que la femme. Dans ce cas, quand la femme gagne 100, l’homme gagne 137, et non 127, soit 10 points de % de plus.
Avec le chiffre de 38 % pour les retraites, l’écart est plus important encore : quand l’homme perçoit 100, la femme perçoit 62 s’il s’agit de 38 % de moins pour la femme, ou 72,5 si c’est 38 % de plus pour l’homme. S’il s’agit bien de 62 pour les femmes quand les hommes perçoivent 100, annoncer 38 % de moins pour les femmes est clairement le point de vue des hommes, dont on peut tout aussi bien dire qu’ils perçoivent 61,3 % de plus que les femmes.
Annoncer un pourcentage d’écart calculé par rapport à la valeur la plus élevée permet donc de minimiser ledit pourcentage. Ainsi, mieux vaut pour le fisc annoncer une TVA à 20 % du prix TTC qu’une TVA à 25 % du prix hors taxe. En fait, le chiffre de 27 % que l’on retient généralement tel qu’il est donné par l’INSEE, est le pourcentage de salaire en moins pour les femmes, et non le pourcentage de salaire en plus pour les hommes. Autrement dit, le chiffre de 27 % est l’écart du point de vue de l’homme, tandis que du point de vue de la femme, l’écart est de 37 %.
Quel chiffre retenir, alors ?
Il n’y a pas de règle absolue, et dans la pratique, le choix dépend de ce que l’on veut faire apparaître avec toujours le risque de manipulation, donc. S’il y a dans le phénomène étudié une norme, sociale ou physique, on calculera le pourcentage par rapport à ladite norme (ce peut être la moyenne). S’il peut paraître naturel de calculer une inégalité de taille par rapport au plus grand, car cela fait moins de peine au plus petit, cela ne l’est pas dans la sphère sociale, dans laquelle la manière de constater une inégalité est aussi une prise de position sur la justice sociale.
Les chiffres de 27 % ou 38 % donnés par les statistiques sont rarement discutés (à l’exception notable de l’Observatoire des inégalités) car ils se sont quasi naturellement imposés dans les débats, mais ce n’est que par pure convention. Si la norme implicite est de prendre la base hommes, c’est que l’on considère que si la femme gagne moins, ce n’est pas normal, et on mesure l’écart à la norme, qui est ici l’homme. L’homme, parce que la femme est entrée plus tard dans le monde du travail, parce que l’on considère trop souvent encore que le travail est accessoire pour elle, etc. Bref, la femme est en rattrapage, comme on disait des pays en voie de développement par rapport à la norme des pays développés. Ceux qui utilisent consciemment cette norme sans le dire font un mensonge par omission qui camoufle une habitude qui arrange. Ici, ça arrange la « société » de prendre la base hommes, parce qu’en minimisant le % d’écart et donc la mesure de l’inégalité sociale, elle contient le sentiment d’injustice.
Cependant, retenir le seul point de vue de la femme aurait l’avantage de faire apparaître l’injustice de façon plus criante, mais aussi l’inconvénient de la poser en référence implicite, ce qui ne serait pas de bon féminisme. Car un féminisme conséquent ne pose pas la femme en égale de l’homme dans la manipulation, mais dans son humanité. La vérité libératrice est que l’on peut également dire que l’homme perçoit x % de plus que la femme ou que la femme perçoit y % de moins, elle est d’expliquer que l’écart de salaire de 27 % en défaveur de la femme est un écart de 37 % en faveur de l’homme.
En matière de salaires, donc, les femmes devraient donc ne pas hésiter à avancer le chiffre de 37 % au lieu de l’habituel 27 %, mais à l’avancer honnêtement (ce qui marquera leur supériorité), en disant non pas que l’écart hommes-femmes est de 37 % (manipulation qui les rabaisserait), mais bien que « les hommes gagnent 37 % de plus que les femmes », proposition absolument vraie, que nul ne pourra contester, et qui obligera à réfléchir ceux qui voudraient s’y essayer.
Pour un débat sérieux et pour des comparaisons dans le temps ou dans l’espace, il faut simplement renoncer à l’expression » un écart de x % », qui ne dit pas quelle est la référence (sauf aux initiés), mais toujours dire « les uns gagnent x % de plus » ou « les autres gagnent y % de moins ». Il n’y a alors aucune ambiguïté ni difficulté.
Il est une autre inégalité, celle de l’espérance de vie, dont chacun sait que celle des femmes est plus élevée que celle des hommes : en 2011, 85 ans à la naissance contre 78,4 ; mais de 1981 à 2011, les hommes ont gagné 8 ans et les femmes 6,5 seulement, au moins un domaine dans lequel l’égalité progresse ! Ces 6,6 années de plus correspondent à un écart de 7,76 % si on rapporte à 85, ou de 8,42 % si on rapporte à 78,4 : l’espérance de vie des femmes est supérieure de 7,76 % à celle des hommes, mais celle des hommes est inférieure de 8,42 % à celle des femmes. Il est clair que 8,42 % est le bon chiffre… pour l’homme !