Tout le monde s’accordera pour attribuer l’isolement de mineurs aux conséquences d’accidents politiques, économiques, sociaux, familiaux, voire personnels. Mais cet accord ne confond-il pas le déclencheur de la fuite hors du giron familial, de la séparation d’avec les siens ou de la perte par décès des parents, avec la signification que prend l’ampleur de ce phénomène dans nos sociétés ? Je soutiendrai ici que le mineur isolé est à la fois un indice de la logique néolibérale et un symptôme de la dégradation du lien social. Au fond, il nous revient d’être les passeurs de ce qu’il nous annoncerait alors : d’en faire un véritable lanceur d’alerte.
L’isolement de l’enfant présente une dimension anthropologique : dispose-t-il des moyens de pérenniser à son tour la transmission des éléments nécessaires au sujet pour se réaliser ? Qu’il les ai reçus de ses parents, quelle que soit sa structure subjective, il le démontre par le génie qu’il est capable de mettre en œuvre pour sa survie. Et le courage dont certains témoignent dans les épreuves qu’ils ont à traverser pour trouve une terre d’asile montrent qu’ils font souvent preuve de bien plus de solidité que les politiques qui pérorent parfois sur le danger et le coût que représenteraient leur présence, leur accueil et leur soin. J’en ai eu récemment le témoignage avec cet adolescent orphelin de mère,abandonné par son père. Menacé de mort localement, il fuit à 14 ans un pays d’Afrique de l’Ouest, est emprisonné en Libye, sorti par une famille qui le prend à son service. Il traverse avec d’autres la méditerranée en pirogue grâce à un passeur bienveillant. Il erre encore entre plusieurs pays européens avant de trouver un début de solution en France, deux années après…
Que l’on me pardonne le détour par ce rappel anthropologique qui devrait nous permettre de mieux situer l’enjeu actuel et la raison de notre action.
Il faut partir de ce qui caractérise l’humanité : elle est faite d’être parlants dont les conditions d’humanisation ne se réduisent pas à la reproduction biologique. Animal fragile né prématuré, l’humain s’est complété du langage. Par ce moyen il pallie son déficit dans tous les domaines, en transformant, d’ailleurs aussi pour le pire, son environnement (voir l’anthropocène). De parler, il ne se réduit plus à son être bio-psycho-social, car il devient sujet. Il est alors obligé de se poser la question de ce qu’il est d’autre que « naturel », de quoi est fabriqué le réel du sujet ? Et il est contraint de se rendre à l’évidence : le langage ne peut que représenter, incapable de saisir le moindre réel. Il ment. Aussi le sujet se dote-t-il d’un « être de mots » : ce que nous appelons une identité, mais qui, d’être faite de mots, est menteuse et insatisfaisante. D’où, au passage, la stupidité d’un Ministère de l’Identité Nationale. L’identité ne saurait être stable et définitive. Du coup, à l’échelle de l’humanité, les sujets ont adossé leur « être de mots » à un « être de filiation » : puisque je ne peux saisir ce que je suis, je peux au moins dire de quel X je suis la fille ou le fils (il faudrait examiner d’autres modalités d’inscriptions).
La question de l’énigme de ce que je suis se déplace sur celui dont je me déclare fille ou fils, et qui m’inscrit dans les structures de la parenté et dans la culture que j’habite avec lui. Et pour répondre de ce qu’est cet X, je me tourne vers l’X’ dont il se dit fille ou fils, et ainsi de suite jusqu’au premier X°: tel est l’ordre symbolique, un système de relations entre places, qui participe du processus d’humanisation et qui fait que l’humain est avant tout un « être social ». Il comporte pourtant une exception. S’humaniser suppose de s’insérer dans la chaîne entre une place qui nous précède nécessairement, et une autre qui suit potentiellement, quid du premier de la série ? Celui-là n’a personne d’avant qui puisse le nommer fils. Et c’est le fils de ce dernier qui, le premier, a nommé son père « père » : l’enfant est le père de l’homme, ainsi que Freud l’a répété et tenté de le fonder en raison avec son propre mythe de la horde primitive !
Le mythe, la religion, se sont alors emparé de ce premier dont ils ont fait la figure de dieu. Dieu se charge de l’énigme du « réel du sujet », il fonde l’ordre symbolique, et le mythe devient le leu du nœud (ligature) des dimensions dont le sujet est constitué – le Symbolique (le langage), l’imaginaire (le sens), et le réel (« l’être du sujet »). En outre, le mythe fournit la première mouture de social à ceux qui le partagent, qu’ils y croient ou non, et dieu garantie l’autorité du descendant auquel est remis la charge d’administrer la « cité ».
L’ ‘humain est un néotène prothésé par le langage. Sa prématurité le contraint à une longue période de développement avant la maturité. L’humanité a profité de cette exigence pour adopter la famille comme moyen non seulement du soin et de l’éducation, mais de la transmission des éléments nécessaires à la ligature, et, partant, à la pérennisation du processus d’humanisation. Les familles grecques et romaines sont telles que l’on y change de place avec l’âge, mais on n’en sort pas (cf. Œdipe et les Labdacides…). Que s’est-il passé pour que Freud puisse affirmer avec raison que le plus grand pas que l’enfant puisse effectuer pour lui et pour la société, ce soit de sortir de la famille – sur un mode, ajoutons-le, où il puisse non seulement emporter avec lui les moyens de se loger dans le social et de le réinventer en même temps, mais de transmettre à son tour ces moyens à la génération qui le suivra ?
C’est que la science moderne et le capitalisme, fabriqués grâce aux pouvoirs du symbolique, sont venus défaire la solution traditionnelle en privilégiant un mode de production certain d’un savoir réfutable, en langage mathématique (insensé), qui a disqualifié la question du sens. Le capitalisme adopte le libéralisme économique et l’évaluation des relations de chacun avec chacun en termes de valeur exclusivement marchande. Il suscite une anthropologie où chacun est obligé de se penser comme un organisme, une machine, une entreprise – économique, rentable, utile, flexible, etc. Toutes les valeurs portées par les tentatives de rendre compte du sens de l’existence s’effacent : il est jusqu’à la solidarité que Darwin mettait aux fondements de l’humanité, venue contrer la sélection naturelle, pour disparaître devant le prix financier d’un sauvetage !
Première conséquence de l’effondrement des mythes, c’est que non seulement les fonctions de mère et de père ne sont pas reconnues, mais elles vont être remplacées par des experts ou des rôles à remplir pour le meilleur rendement du point de vue de la société. Si tel est le cas, le lien entre les générations (symboliques et non chronologiques) est rompu : de ce point de vue, chacun est déjà un orphelin, seul. Nous avons l’expérience de personnes qui ont perdu leurs parents ou qui sont séparés d’eux par de grandes distances, sans qu’ils donnent l’impression de cette rupture, parce qu’en quelque sorte, ils ont intégré cette structure qu’ils auront à transmettre. Mais nous connaissons de plus en plus de personnes qui, même vivant avec leurs proches, sont complètement perdus voire persécutés par cette proximité. La disparition de la différence des fonctions parentales au prétexte de l’égalité, le traitement des enfants mineurs comme des adultes en cas de délinquance, la primauté accordé au répressif sur l’éducatif (pourtant insuffisant), témoignent de cette mutation sociale qui préside à notre époque.
Cette société tendanciellement égoïste peaufine ses idéologies et nous promet aujourd’hui l’immortalité. Bien sûr, nous pourrions n’y voir qu’un fantasme transhumaniste. Mais elle affiche les moyens techniques d’y parvenir : convergences des nanotechnologies, de la biologie, de la physique atomique, des neurosciences, de la génétique autour de la cybernétique. Des procédures pour se débarrasser de la reproduction naturelle sont à l’étude (exogenèse, clonage). Et puis, il y a cette formidable crise – économique, écologique, sociale et politique – devant nous, accompagnée de l’impression que les gouvernements ne feront pas ce qu’il faut pour se doter à temps – c’est-à-dire avant un cataclysme mondial – des solutions susceptibles d’empêcher l’éclatement des bulles spéculatives, d’enrayer le réchauffement climatique, de stopper l’effondrement de la biodiversité, de contrer la montée des eaux, de préparer l’accueil des réfugiés climatiques et politiques, de choisir délibérément des régimes démocratiques qui rendent leur responsabilité aux citoyens…
De la sorte, des (nos) enfants ont l’impression légitime qu’on ne les aime pas : on en fait de plus en plus tard, ou parfois comme un signe de réussite après la profession, le partenaire, la voiture et l’appartement, et de nombreuses personnes renoncent à en faire pour ne pas hypothéquer leur carrière, quand d’autres promeuvent le genre sexless… Mais, au-delà de ce sentiment de désamour, peut-on penser que, sournoisement, l’impression d’être le dernier maillon ou presque de l’ordre symbolique, donc une sorte d’incarnation, du retour dans le réel de ce réel dont les dieux avaient pris la charge, n’affecte pas nos enfants ? Et par voie de conséquences, le lien social que nous habitons nous-mêmes ? Pourquoi nos enfants s’empareraient des éléments nécessaires à la pérennisation de l’humain s’ils n’ont pas à les transmettre ? Et pourquoi s’efforcer de les leur donner s’ils ne doivent pas les transmettre à leur tour ? Et ainsi, de proche en proche, n’est-ce pas notre habitat langagier qui se détisse ? C’est d’une enfance généralisée orpheline qu’il y va – à laquelle nous appartenons !
Il faudrait alors voir dans la multiplication des mineurs isolés, non seulement une conséquence de la dégradation des conditions de vie, et d’un effacement des liens familiaux et sociaux, mais également une opportunité : l’opportunité donné certes à ceux qui auraient à les recevoir, mais à bien d’autres, de travailler au changement que ce monde appelle pour la survie de l’humanité elle-même.
Que l’on me permette d’éclairer cette hypothèse d’un autre point prélevé dans l’actualité. Il n’est pas étonnant que des sujets ne puissent loger le radical de leur être dans un « grand récit » puisque le seul récit qui surnage est celui de « l’économystification » scientiste. D’où la tentation de recourir à des formes religieuses qui entendent rivaliser avec la rigueur « paranoïaque » de la science, et il n’est pas nécessaire pour cela d’être issue de parents de la dite religion : le nombre d’européens convertis parmi les individus qui ont rejoint DAESH le démontre. Mais examinons le cas de migrants venus en France après la fin de la guerre d’Algérie. Le père faisait vivre la famille mais rêvait pour elle d’une meilleure situation, et c’est ce rêve qui a souvent déterminé le choix de la traversée de la Méditerranée. Pour faciliter l’intégration, certains se sont alors abstenus d’enseigner la langue arabe à leurs enfants et de leur livrer l’héritage culturel qui avait été le leur. Hélas, faute de ce bagage, contrairement à l’attendu ; les fils n’avaient plus les moyens de s’approprier la culture du pays d’accueil, se vivant comme mutilés et sans identités, d’autant que le chômage du père a transformé le pays des rêves en cauchemar. Et ce sont les enfants de la troisième génération, si l’on peut dire, qui ont assuré la survie de la famille par les petits trafics, la délinquance ou le deal. C’est parmi les jeunes issus de cette troisième génération que nous rencontrons le plus de dits « radicalisés ».
Tout se passerait donc comme si la tentation de la « radicalisation » sautait une génération. La première est croyante, la deuxième, élevée par des croyants est néanmoins laïque – convertie parfois sous contrainte à la nouvelle culture – et la troisième voit le retour de ce qui est forclos au niveau de la seconde sous la forme de la radicalisation. Plutôt que de se soumettre à des parents qui ont renoncé ou auxquels on n’a pas transmis les moyens de fonder leur autorité, les jeunes préfèrent la révolte et la promesse d’un accueil pour ce qui ferait leur singularité. Le radicalisme n’est donc pas seulement le résultat d’idéologies importées, mais un autre des effets du détissage du social – ce que démontrent les entreprises religieuses d’origine occidentales et tout aussi paranoïaques : Scientologie, Église de la Science chrétienne, Raéliens, certains évangélismes, et, en règle générale, les intégrismes modernes y compris chrétiens, bouddhistes et juifs, qui loin d’être le retour des religions du passé, en sont la forme adaptée au scientisme contemporain. Sur un mode mineur, le complotisme n’a pas d’autre source : le scientisme, l’ordolibéralisme, la logique implacable du discours capitaliste, le refus d’accueillir l’altérité (l’étranger, mais aussi enfant, femme, handicapé) et plus subtilement le singulier propre à chacun, la faillite du sens, en constituent la matière première…
Sur un mode apparemment moins problématique, est-ce que les sujets casques branchés sur les oreilles, et l’œil rivé à l’écran, ne sont pas également à la recherche d’un Autre sur lequel ils puissent toujours compter ? Cet Autre est sans corps tandis qu’ils heurtent leurs prochains sans les voir. N’est-ce pas ce qui fait le succès des SMS, WhatsApp et autres Facebook et réseaux pas toujours sociaux ? Ne protestent-ils pas, à leur corps défendant, contre l’isolement et la solitude que l’époque fabrique ? N’est-ce pas cette protestation logique du sujet contre la solitude inhérente à la logique de notre monde que le mineur isolé finalement incarne ? Rendre lisible cette alerte justifie l’action des associations. L’enjeu est trop énorme pour en abandonner la résolution à des mesurettes politico-économiques qui cherchent surtout à préserver les plus riches : qui peut croire sérieusement que le réchauffement de la planète dépend d’une taxe sur le carburant ?
Il est grand temps de réagir, avant que la logique de détissage que j’ai essayée de rendre lisible ne jette sa chape de plomb sur nos sociétés, et que chacun d’entre nous ne succombe à l’isolement égoïste généralisé qui en découle…