La commission « Mesure de la Performance Économique et du Progrès Social », dite commission Stiglitz, vient de rendre son rapport.
Un bref aperçu s’impose sur les conclusions qu’elle rend.
« Des » points positifs… mais le pluriel commence à deux !
Le premier point positif du rapport final est la reconnaissance du fait que le PIB est un indicateur purement économique et qu’en ce sens il ne peut conduire les politiques publiques.
Ouf ! Il était temps que la critique du PIB arrive enfin à la « reconnaissance officielle », puisque la commission a été une demande du gouvernement français et que deux prix Nobel (Stiglitz et Sen) en faisaient partie.
La commission entérine ainsi les critiques faites à l’encontre de l’indicateur PIB depuis des années par les milieux progressistes voulant un autre projet de société.
Le second point positif est un état des lieux des autres indicateurs possibles et utilisables, mais (et c’est là le début des problèmes…) ce point conclut, non pas à un remplacement du PIB, mais à la nécessité de le perfectionner en y incluant d’autres paramètres pour tenir compte d’autres aspects de la société. Ainsi, au lieu de construire un indicateur sur la consommation et sa répartition qui rendrait compte de l’état de la consommation des ménages, il vaut mieux, selon la commission, inclure (c’est à dire « noyer ») ce facteur dans le PIB qui lui mesure la production. Idem pour tout le reste…
Les limites de la commission Stiglitz sont donc rapidement atteintes : aucun dépassement du PIB n’est proposé, aucune porte de sortie n’est mise en route, aucune alternative de guider les politiques publiques n’est indiquée hormis le facteur « production », renforcé de quelques oripeaux sur l’inégalité face à la consommation. Or, nous le savons très bien, nous qui voulons un dépassement du projet capitaliste, il n’y aura aucune sortie pacifique à la crise actuelle si les politiques publiques garde le même cap, c’est à dire garde la même boussole !
Le système actuel est productiviste-consumériste, la commission Stiglitz propose de conserver la même logique.
Un système ne peut jamais s’autodépasser de son propre fait
Pour y voir clair, il faut comprendre le point qui est le notre, l’époque qui est la notre, au sens où elle est le stade dans lequel le capitalisme va achever sa course. Il est désormais dans une crise structurelle qui n’est pas celle de 1929, et qui n’est donc pas une « crise », mais une « mutation » : car « l’après » sera différent « d’aujourd’hui » (ces aspects ont été longuement développés au sein de ReSPUBLICA). Reste à décider comment se fera cette mutation : pacifiquement, ou … ?!
Le fait est que les périodes de crises sont des filtres, des révélateurs, des distillateurs, car elles exacerbent les positions, cristallisent les schémas de pensées et donc rendent les affrontements de plus en plus inévitables, mais aussi de plus en plus clairs et limpides.
Le capitalisme repose sur un paradigme bourgeois qui a étendu sa domination éthique et culturelle depuis environ 200 ans. Ce paradigme, qui réduit la totalité du réel à la seule sphère économique, a forgé des esprits, des mentalités, et sa mise en pratiques (pratiques qui étaient à l’origine celles de la seule classe bourgeoise) s’est généralisée à des millions de gens. La réduction de la totalité du réel à la seule vision économique ?! C’est à dire : la réduction du monde vivant, des êtres humains, des sentiments, de la connaissance, du bien être, de la création, du plaisir, des sciences, les activités, les liens, etc. L’économisme ne permet de comprendre le réel que sous l’angle de l’économie, et il est dans toutes les pratiques, y compris dans celle de la réflexion.
Et la commission Stiglitz est à cet égard une parfaite illustration de ce paradigme : elle s’intitule « Mesure de la Performance Économique et du Progrès Social » !
Rien que cela !
Et à qui confit-on le soin de définir le « progrès social » ?
À une population souveraine… ?!
Non. À des experts… mais quels experts ?!
Des économistes… et rien que des économistes !
Dans les faits, que propose cette commission : de ne pas dépasser le PIB, qui pourtant réduit la politique à suivre la boussole de la production-consommation (du superflu, bien plus que du nécessaire… profits obligent…).
Mieux ! Cette commission montre qu’elle a parfaitement connaissance des alternatives, mais ne parvient pas à la rupture avec son modèle, avec ce qui la « sacre ».
Autre fait révélateur : la proposition de la commission d’utiliser « l’Epargne Nette Ajoutée » qui est un indicateur (issu de la Banque Mondiale, autrefois dirigée par Stiglitz…) qui effectue une monétarisation de tout ! Education, environnement, protection sociale, chômage, loisirs, bien-être, consommation, etc. tout est réduit à de la monnaie, à de la valeur en argent. Même logique…
Pire ! Le PIB montre son insuffisance également en tant qu’indicateur « unique » (comme dieu unique, prophète unique, penseur unique… etc.). Comme si un médecin pouvait juger de l’état de santé en n’utilisant que la température ou la couleur de la langue de son patient… ridicule !
Mais il faut voir au delà et comprendre que l’indicateur unique incarne cette volonté de réduire le réel, donc… d’en combattre la richesse et la diversité, les équilibres, entre d’autre terme : la réalité.
Bref, nous avons là des esprits vissés, incapables de voir la nécessité de dépasser le paradigme actuel et qui ne font que tourner en rond, proposant des recettes dont les simples fondements de départ les rendent caduques car ne poursuivant, au final, que la même logique déjà à l’oeuvre depuis 200 ans : la réduction de tout le réel à la seule sphère économique au détriment de l’humain, de l’écosystème et du lien social. Mais ne rigolons pas ! Cette logique d’enfermement est aussi présente à gauche… et nous pouvons dire que la gauche ne sera à même de jouer son rôle que lorsque les forces novatrices seront majoritaires en son sein ; c’est à dire celles ayant intégré tous les enjeux du dépassement du paradigme actuel.
Alors la gauche sera la gauche, et elle offrira un projet alternatif, au lieu de la chimère des trente glorieuses et d’un PIB (teinté de verdure et de social) affichant +8 % de croissance par an…
Au delà du paradigme économisme…
Dépasser un paradigme veut dire dépasser des pratiques (un paradigme n’est qu’un concept pour illustrer les forces psychologiques et sociales qui sont à l’oeuvre).
L’ENA, en réduisant tout à la seule monnaie, illustre la psychologie du paradigme actuel : les dépenses pour l’éducation peuvent « tout naturellement » compenser des absences de dépenses pour l’environnement ou pour la santé.
Hélas, la réalité du monde est bien plus complexe, plus riche, plus sensible. Il n’est pas possible de mesurer le réel avec un indicateur unique !
Ainsi, il nous faudra un indicateur « composite », c’est à dire constitué de plusieurs points indépendants qui ne pourront pas être additionnés. Car il est important de regarder – indépendamment ! – le bien-être social et individuel, la pression environnementale, la répartition de la richesse ainsi que les conditions de vie réelles des individus. Mais ceci oblige à une redéfinition de ce qu’est une politique de « progrès social », donc à remettre directement en cause les fondements du paradigme actuel et son productivisme. Or, et c’est peut-être le point le plus révélateur de la commission, elle a eu pour tâche de réunir des experts pour indiquer ce qu’est le « progrès social », alors que ce sujet est l’enjeu de tout un peuple, de toute une communauté de destin (le Pacte Républicain… ). Mais là encore, il était impossible pour des esprits moulés dans l’économisme, de rompre avec leurs fondements de pensées et se rendre compte qu’il appartient à la souveraineté populaire de bâtir son projet de société. Pourtant, le référendum sur le TCE en 2005 a mis en évidence qu’un tel débat est possible, qu’il est fécond et qu’il rompt les clivages habituels, ceux que l’on croient gravés dans une société. 2005 a montré que les individus peuvent prendre en charge ce débat politique, riche et complexe, et qu’ils peuvent définir ce qu’est le progrès social. Mais les tenants du paradigme actuel craignent la délibération publique, ils craignent la souveraineté populaire et par là même s’éloignent de cette population en créant les règles propices à cet éloignement.
De fait, la commission Stiglitz-Sen est une illustration du paradigme actuel qu’il nous faudra bien dépasser. Dans cette optique, d’autres se sont essayés, avec des efforts pour des propositions concrètes novatrices, par exemple le FAIR (Forum pour d’Autres Indicateurs de Richesses) ou l’initiative du BIP40. Ces exemples montrent que la sortie pacifique du capitalisme est possible, et que ces forces sont à l’oeuvre aujourd’hui même, dans notre pays. Mieux, ils montrent que la sortie ne se fera pas sur le mode de l’affrontement, mais sur le mode de « l’abandon », c’est à dire très concrètement par tout ce qui permettra l’autonomisation des individus-citoyens à l’égard du système production-consommation actuel, afin qu’ils puissent construire et fonder sur d’autres bases leur communauté de destin au sein du Pacte Républicain.
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