Il n’est pas rare d’avoir de houleux débats avec des partisans du libéralisme sur la notion de liberté et la façon de l’articuler avec l’égalité. Généralement, un libéral type vous affirmera la primauté de l’individu et sa liberté. De l’autre côté de la rive, vous trouverez leurs ennemis de toujours: les partisans de l’égalité absolue, que l’on classe généralement du côté du communisme ou de ses variantes. Tandis que l’un affirme que l’égalité est une chimère, l’autre ne croit pas en la liberté (“la liberté? pour quoi faire?” disait Lénine). L’un se pare des vertus de la liberté individuelle, l’autre de la science dont découlerait un déterminisme liberticide. La bataille de ces deux titans résume l’histoire du monde dit “moderne” depuis de nombreux siècles, et si la liberté individuelle poussée à son paroxysme fit les dégâts que l’on connaît lors de l’industrialisation de l’Europe au XIXe siècle, la société transformée en hydre tyrannique a commis un nombre considérable de désastres depuis les théocraties jusqu’au stalinisme.
C’est dans ce duel permanent que se situait l’homme dont je fais le sujet de cette note : Pierre Leroux. Socialiste méconnu du XIXe siècle, Pierre Leroux est un philosophe que j’ai récemment découvert lors d’une lecture d’un livre, “la dissociété”, de l’économiste Jacques Généreux. Héritier de la pensée de Leroux, Généreux conceptualisa l’idée d’une société idéale qui se situerait entre les deux extrêmes que sont celui de la dissociété, constituée d’une somme d’individualités atomisées et vide de lien social, et l’hypersociété, engloutissant avec voracité l’individu même dans une société oppressante et totalitaire. Et c’est en parcourant son livre que je découvris les individus qui lui servaient de référence philosophico-politique: les socialistes républicains, à la tête desquels se trouve un certain Pierre Leroux.
Pierre Leroux eut un passé philosophico-politique qui explique peut-être en partie sa pensée. Passé du libéralisme carbonariste partisan d’une monarchie constitutionnelle, il fut ensuite saint-simonien (du socialiste Saint-Simon) pour enfin commencer à élaborer sa propre doctrine. Ce bref résumé n’est pas inutile à rappeler quand on sait ce que fut l’objectif principal de toute son oeuvre : la conciliation des idéaux de liberté et d’égalité, dont la conception absolutiste porté d’un côté par les libéraux de son époque et de l’autre par les saint-simoniens (partisans d’une sorte de théocratie communiste) l’amena à penser un moyen de réconcilier ces frères ennemis.
Comment le fit-il ? Par l’application simplissime du célèbre triptyque républicain : liberté, égalité et fraternité. En effet, le pensée de Leroux est jalonnée de formulations triangulaires, le triangle servant généralement de forme géométrique dont les sommets devaient être au bout de côtés égaux, afin qu’advienne l’équilibre des 3 principes mis à chaque sommet. En 1845 il disait déjà “Nous sommes socialiste si l’on veut entendre par socialisme la doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule liberté, fraternité, égalité, unité, mais qui les conciliera tous”. Socialisme et république sont donc “deux idées adéquates”, et pour lui la fraternité doit servir de ciment à la construction de la liberté et de l’égalité, d’où sa volonté de la mettre au centre du triptyque: “Je mets la fraternité au centre de la formule parce qu’elle est le lien entre la liberté de chacun et la liberté de tous ou égalité” disait-il. Son texte majeur sur ce sujet-là se nommera par ailleurs adéquatement “du socialisme et de l’individualisme”. Texte fort bien construit, Leroux y plaide contre l’individualisme absolu qui provoque paupérisme, misère, solitude et pauvreté, mais AUSSI le socialisme absolu, dont la société écraserait toute liberté et toute individualité.
Si de nos jours le danger totalitaire ne menace plus vraiment nos contrées occidentales, celui de l’hyperindividualisme semble être le fléau dont le XXIe siècle aura à se défaire afin que puisse un jour se fonder une société “décente” telle que la voulait George Orwell. Dépressions, cynisme vulgaire, apolitisme, inégalités croissantes, explosion de la pauvreté, misère, suicides, solitude et autres maladies dont les victimes ne sont jamais comptées comme le dit très bien Michel Onfray, sont le lot de déchets rejetés par l’utopie libérale, pensée unique de la société de consommation moderne. C’est pour cette raison-là qu’il est nécessaire de revisiter la pensée d’un tel homme, qui utilisait une très belle métaphore pour justifier le socialisme par l’individualisme : si regarder son nombril doit être un droit, il doit aussi permettre à l’individu le faisant de se rappeler du lien ombilical qui le reliait à sa mère, et qui n’existant plus, dut être remplacé par le lien invisible de l’affection. La métaphore s’appliquant merveilleusement bien à l’humanité, mère de l’homme, le lien qui devait être l’équivalent de ce lien d’affection serait, selon Leroux, celui de l’amitié, la solidarité ou la fraternité.
Nul besoin de rappeler que l’un des défauts majeurs des libéraux depuis toujours a été de croire que l’homme était par nature mauvais, égoïste et intéressé. “Homo homini lupus est” disait Hobbes afin de justifier l’existence d’un état régulateur des conflits sociaux. De ce postulat anthropologique découle toute une vision de la société, dont la métaphysique sert actuellement de prétexte pour justifier le triomphe de l’argent roi, des marchés et de leur main invisible, somme des intérêts particuliers, qui devrait permettre la création de l’intérêt général selon eux. Une récente conversation avec une personne adhérant à ces thèses fut révélatrice de cette vision de l’homme et de la société pour moi: voici ce qu’il me rétorqua lorsque je lui parlai de peuple, société et solidarité: “l’être humain [est] naturellement égoïste.”.
En retour, je ne pus que lui répondre ceci:
“Vous prenez votre idéologie, c’est-à-dire l’individualisme libéral, pour une généralité, mais vous faites une grosse erreur. De la même manière que l’être humain n’est pas “bon par nature” (Rousseau), il n’est pas non plus “égoïste par nature” (les libéraux) et n’agit pas uniquement par intérêt. Il suffit de faire un peu d’anthropologie et d’histoire pour voir que l’être humain est beaucoup plus complexe, et en lui se trouvent des passions de charité ou d’égoïsme, qu’il faut concilier. Certaines sociétés par exemple, notamment amérindiennes, ont pour principe de créer de la richesse pour la détruire ensuite (contrairement à l’accumulation capitaliste), c’est vous dire si vous devriez relativiser votre jugement.”
Car en effet, comme l’ont très bien expliqué d’autres intellectuels héritiers de Leroux, Mauss et Castoriadis, si l’égoïsme est naturel à l’homme, le don l’est tout autant, et serait même une nécessité anthropologique selon Mauss (voir son “Essai sur le don”). Le socialisme tel qu’ils le conçoivent, ce n’est ni l’individualisme absolu qui consiste à simplement recevoir sans donner, ni le socialisme absolu qui consiste à donner sans recevoir. C’est la conjonction de ces valeurs traditionnelles au sens noble du terme qui doit servir de fondement de la morale publique, car contrairement aux libéraux, les républicains pensent la morale commune, les valeurs qui unissent et le patriotisme qui rassemble (ce fut l’objet de nombreux débats depuis le XVIIe siècle, et la raison de la méfiance des libéraux envers les jacobins de la révolution française).
Tout ceci amène d’ailleurs au célèbre débat sur l’école et la primauté de l’instruction publique ou de l’éducation nationale (1)Voir le très bon article de S.Tomei sur le blog de Kintzler qui explique les différences entre l’une et l’autre. Si l’instruction publique a pour objectif de développer la raison dans l’enfant, l’individu, son esprit critique et sa liberté de pensée au prix d’un dur effort et d’une discipline de fer (doctrine théorisée de façon grandiose par Condorcet dans ses mémoires sur l’instruction publique), l’autre a pour objet de développer le patriotisme, la morale commune, la ferveur et le sentiment d’appartenance à la nation, le tout avec des méthodes plus basées sur la spontanéité de l’enfant et le ludique. Aujourd’hui, depuis la victoire d’une certaine pédagogie portée par certains 68ards, grotesque caricature de l’éducation nationale, ce sont les excès de cette dernière qu’il s’agit de réguler par la première, et ceci fut le but des théoriciens de l’école de la IIIe République (française), celle de Ferry et Buisson, qui voulaient effectuer un syncrétisme de ces deux notions en développant l’individu physiquement, intellectuellement et moralement.
Autre cas intéressant : celui des libertés individuelles. Là aussi la pensée lumineuse de Pierre Leroux peut servir de guide afin de traverser l’eau glacée des libertés abstraites et le feu des critiques matérialistes (et généralement marxistes) de celles-ci en sécurité. Si pour les libéraux, et en particulier les ultras, la liberté individuelle prime, pour ces derniers la simple déclaration en droit de ceux-ci, telle que la célèbre déclaration des droits de l’homme, doit suffire. Marx et à sa suite de nombreux marxistes et gauchistes feront une critique acerbe de ces libertés abstraites dont ne jouissent évidemment pas les plus pauvres et les victimes de l’infortune (Marx parlait de “l’Eden des droits de l’homme”). Le problème de cette critique, c’est que mal comprise voire dévoyée, elle servit de prétexte pour la remise en cause de ces libertés dites “bourgeoises”, notamment par le marxisme-léninisme, mais aussi pour l’attaque des droits de l’homme, portée aujourd’hui par de nombreux gauchistes, souvent en outre en brandissant le motif qu’ils serviraient tout simplement d’excuse pour l’impérialisme (ce qui est aussi le cas dans les faits). Ici, Leroux tentait encore une fois de trouver le juste milieu, en affirmant que les libertés individuelles sont primordiales, et par conséquence il faut que celles-ci bénéficient non pas à certains mais à tous (Eugène Fournière dira à sa suite que “le socialisme est un individualisme intégral”). La loi ne doit donc jamais être séparée du “but social”, car s’il reconnaissait “la grande ironie” de la société qui entretient “la plus infâme inégalité” tout en proclamant que les hommes sont égaux, il ne considérait pas que ces mêmes droits n’étaient que papier: “Ce n’est pas le présent en lui-même qu’il faut voir; c’est le présent par rapport au passé et par rapport à l’avenir. Car le droit proclamé et non réalisé est supérieur à l’usage qui n’était pas revêtu du droit”.
En conclusion, avec mes modestes connaissances il me semble hautement nécessaire de faire revivre une telle pensée, dont les idées pourraient servir de remèdes face à de nombreux fléaux actuels tels que la crise du multiculturalisme, le communautarisme, le repli identitaire, la destruction de l’Etat social, la montée des incivilités et j’en passe. Pierre Leroux voulait absolument réconcilier les deux piliers de la société moderne qui semblent antinomiques aujourd’hui: le marché, symbole de liberté et de l’individu, et l’Etat, représentation de la société et producteur d’égalité. Pour ce faire, il mit au centre la notion de fraternité, dont le concrétisation devait se faire, selon lui, par l’association, haut lieu de sociabilité, d’amitié et de fraternité. De ce fait, si l’Etat, et donc la politique, doit avoir pour but de changer les choses, cela ne doit pas être en intervenant directement sur les individus en imposant une obligation de socialisation “par le haut”. Non, l’Etat ne pourrait servir de nouvelle église pourvoyeuse d’inquisition. Mais il ne pourrait être non plus inefficace en laissant les mains libres aux marchés, car “l’état nain” ne vaut pas mieux que “l’état hydre”. Il doit donc servir de facteur d’émancipation et surtout de moyen d’incitation à la sociabilité: il doit non pas imposer la civilité, mais permettre la réunion des facteurs incitant à celle-ci, d’où la nécessité que celui-ci soit social. Jaurès reprendra cela en affirmant la nécessité d’une République, non seulement laïque, mais aussi sociale, “l’une parce que l’autre”.
Pierre Leroux est un illustre penseur aux idées toujours aussi modernes et révolutionnaires aujourd’hui, espérons qu’elles se popularisent un jour, car si le social-libéralisme dominant à gauche actuellement n’est que le néolibéralisme vêtu de vêtements de luxe, une certaine pensée d’extrême-gauche totalitaire ne peut en aucun cas lui servir d’alternative (2)Pour en savoir plus, lire le livre d’une trentaine de pages de Bruno Viard et Yves Vaillancourt sur Pierre Leroux et le socialisme associatif, disponible gratuitement (et légalement), ainsi que la brève biographie disponible sur le même site web.
Notes de bas de page
↑1 | Voir le très bon article de S.Tomei sur le blog de Kintzler qui explique les différences entre l’une et l’autre |
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↑2 | Pour en savoir plus, lire le livre d’une trentaine de pages de Bruno Viard et Yves Vaillancourt sur Pierre Leroux et le socialisme associatif, disponible gratuitement (et légalement), ainsi que la brève biographie disponible sur le même site web |