Ce texte est celui, sous sa forme complète, présenté devant la mission parlementaire de l’Assemblée nationale « Voile intégral » le 16/09/09 lors de l’audition des associations laïques. Le député André Gérin qui préside cette mission a bien précisé qu’il s’agissait d’apporter une réponse politique à un phénomène dicté par une offensive elle-même politique. L’UFAL, au sein d’un large consensus sur les valeurs républicaines à faire respecter, a justifié son analyse sur la base de l’impossibilité d’identification et du déni d’identité, et expliqué les raisons pour lesquelles le recours au principe de laïcité était, en l’occurrence, inopportun pour ne pas stigmatiser telle ou telle pratique religieuse et refuser son expression dans la société civile. (NDLR)
Je voudrais, pour commencer, évoquer deux « affaires » récentes qui engageaient toutes deux la question de la laïcité et qui ont été, par là-même, l’occasion d’en clarifier le concept mais également d’en circonscrire les limites.
La première affaire est celle du « voile à l’école » : l’affaire du voile posait le problème de savoir si l’obligation de neutralité, qui s’applique aux fonctionnaires, devait être étendue aux élèves, question qui n’allait pas de soi. Devant la commission Stasi, l’Ufal avait défendu l’idée selon laquelle l’école n’est pas un service public comme un autre : l’école publique n’a pas pour vocation de délivrer un service que les élèves pourraient « consommer », elle a pour vocation d’émanciper les individus dont la liberté est en voie de constitution, émancipation qui suppose, comme première condition, que les élèves puissent se soustraire, durant le temps scolaire, à leurs particularismes et à leurs liens d’appartenance. C’est la raison pour laquelle l’Ufal a salué la loi du 15 mars 2004 qui rappelait que la laïcité s’applique aussi aux élèves.
La deuxième affaire a été moins médiatisée que la première. Elle a pourtant divisé le camp des laïques. Je veux parler de « l’affaire du gîte des Vosges » qui engageait la question de savoir s’il fallait étendre le principe de laïcité au-delà de la sphère de l’autorité publique, à des lieux qui relèvent de l’espace civil (aux commerces, aux transports, à la rue). La position que nous avons défendue alors était loin d’être confortable : malgré notre horreur du voile, nous avons néanmoins choisi de ne pas soutenir Fanny Truchelut, qui avait refusé de louer une chambre à deux femmes qui s’étaient présentées voilées et qui refusaient d’enlever leur voile dans les parties communes du gîte. Nous considérons en effet que notre République repose sur un dualisme de principe : si le principe de laïcité s’applique aux lieux placés sous l’autorité publique, l’espace de la société civile (espace dans lequel les individus peuvent jouir de leurs libertés) est quant à lui régi par le principe de tolérance. Il nous semble par conséquent illégitime d’étendre la loi du 15 mars 2004 au-delà de la sphère de l’autorité publique.
Cela nous amène au cœur de notre sujet. Le voile intégral nous confronte à la question suivante : faut-il interdire le port du voile intégral dans la société civile sous prétexte qu’il est contraire au principe de laïcité ?
Notre réponse est clairement non : pas plus qu’on ne saurait interdire le port des signes religieux dans la rue en arguant du principe de laïcité, on ne saurait interdire le port du voile intégral dans la société civile au nom du principe de laïcité. Le principe de laïcité doit rester cantonné à la sphère de l’autorité publique. L’étendre à la société civile revient à faire un contresens sur ce qu’il signifie. Une telle extension, loin de renforcer le principe de laïcité, l’affaiblirait.
Est-ce à dire qu’il faut « laisser faire » sous prétexte que la société civile est régie par le principe de tolérance, que les individus ont le droit de se vêtir comme ils le veulent, d’arborer dans la rue les signes de leur appartenance religieuse ?
Telle n’est pas notre position. Disons le clairement : sans, bien sûr, préjuger de la décision que prendra le législateur, l’Ufal est, pour sa part, favorable à une interdiction du voile intégral dans tous les espaces de la société civile.
Nous considérons en effet que le voile intégral est bien plus qu’un signe religieux : il est l’emblème d’un projet politique, et d’un projet politique que nous qualifions de « séparateur ». Aussi est-il en lui-même une véritable provocation, une façon de tester la résistance de notre modèle républicain. Le voile intégral est non seulement le symbole intolérable de la soumission des femmes (je ne m’attarderai pas sur ce point : d’autres que moi l’ont dit avec beaucoup de force), symbole qui porte atteinte aux trois principes constitutifs de la République, mais il est, plus radicalement encore, une déclaration politique qui affecte la notion même de personne comme membre de l’association politique.
Je voudrais exposer brièvement cette idée à laquelle nous avons longuement réfléchi à l’Ufal, avec Catherine Kintzler qui est membre de notre Conseil scientifique.
Le port du voile intégral n’a pas seulement pour effet de dérober l’identité de son porteur, mais aussi de le rendre indistinct, indifférenciable. Porter le voile intégral revient à signifier : « je ne suis personne ». En cela le voile intégral est bien plus qu’un masque (qui est une identité d’emprunt), c’est un effacement. Le voile intégral, à la différence du masque de carnaval, ne vient pas substituer une apparence à une autre : il rend apparent une absence d’apparence. Il efface par conséquent le citoyen, en niant son droit à la singularité. Le voile intégral signifie en effet que celles qui le portent n’ont droit à la singularité que dans l’espace intime, et encore, d’une manière contrôlée par une coutume communautaire. Or, la singularité est indissociable du concept de citoyen. Un citoyen n’est pas un sujet abstrait : le citoyen est une personne, dont on ne saurait nier le droit à la singularité. Tout se passe comme si le voile intégral interdisait à une partie de la population, au motif de son sexe ou de son origine, de dire son nom dans l’espace accessible au public. Il constitue par conséquent un déni d’un droit fondamental, d’un droit qui est au fondement même de l’idée de droit, le droit d’être une personne.
Mais il y a plus : non seulement le voile intégral constitue un déni d’identité pour celui qui le porte, mais il a également pour effet de rejeter l’autre à une distance infinie. Le voile intégral est une façon de signifier à l’autre, sans équivoque possible : « je ne veux avoir aucun contact avec toi », « tout contact avec autrui est une souillure ». Il crée, de façon visible, une classe d’intouchables. Soit dit en passant, on peut s’interroger sur la pertinence d’un argument qu’on entend ici et là : il ne faut pas sanctionner, il faut persuader les femmes qui portent le niqab ou la burqa de l’ôter. Mais la persuasion suppose le dialogue. Comment peut-on espérer persuader quelqu’un qui arbore une tenue signifiant à l’autre que son contact est une souillure ? Mais cela fait également tomber un autre argument qu’on a souvent entendu, à savoir l’argument de la double sanction, selon lequel l’interdiction du port du voile intégral reviendrait à condamner celles qui le portent à une réclusion définitive. Le port du voile intégral dans l’espace civil est en lui-même une réclusion : il est une façon d’emmener avec soi son intimité, et de refuser toute sociabilité. Cet argument, qui plus est, renvoie à un schéma plus général selon lequel pour lutter contre un intégrisme à visée hégémonique et politique (ou contre un fascisme), il ne faut surtout pas l’affronter directement car cela le durcit, mais il faut être conciliant. Lorsqu’on observe ce qui se passe actuellement au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas, on ne peut être que dubitatif à propos de l’efficacité de cette méthode.
Déni de la singularité, refus de la sociabilité, on voit que la question du voile intégral ne saurait se réduire à un problème de « civilisation ». La volonté d’interdire le voile intégral au motif qu’il serait contraire aux valeurs défendues par la civilisation occidentale nous semble alimenter bien des confusions. Outre le fait que ce discours crée des blocs monolithiques dont l’horizon est toujours celui du conflit, il méconnaît le problème en jeu : ce n’est pas à une civilisation que le voile intégral porte atteinte, mais à une conception de l’association politique, à un modèle politique dont le lien avec l’histoire et avec la civilisation occidentale est contingent.
Je finirai cette intervention en insistant sur l’idée qu’il existe une distinction entre le voile intégral et le voile islamique, qui laisse le visage visible. On entend ici et là des gens dire que le niqab et la burqa sont en quelque sorte « la vérité » du foulard islamique. Qu’il faut interdire également le port du voile et celui du voile intégral. Il se peut bien que, sur le plan symbolique, le voile intégral radicalise ce que le voile islamique symbolisait déjà. Mais cet argument est-il suffisant pour vouloir les traiter de la même façon ? Nous pensons que le voile intégral engage des questions que le foulard islamique ne pose pas. Celle de l’effacement du citoyen, et du déni de la singularité, d’abord. Mais aussi la question plus pragmatique de l’identification de l’individu. Outre le fait que le voile intégral peut poser des problèmes de sécurité publique, le fait que des personnes soient autorisées à le porter dans la rue constitue en soi une rupture du principe d’égalité : ainsi, certains peuvent être identifiés sur des caméras de vidéo-surveillance, tandis que d’autres non. Mais le voile intégral empêche également celles qui le portent de pouvoir exercer pleinement leurs droits et leurs devoirs de citoyen : on peut ainsi poser la question de savoir si un témoin entièrement voilé peut être entendu par la justice afin d’identifier un coupable présumé. Son témoignage ne sera-t-il pas déclaré irrecevable, au motif qu’on ne peut identifier le témoin ? Tolérer le port du voile intégral revient donc aussi à accepter qu’une partie de la population soit amputée de ses droits et de ses devoirs, qu’une partie de la population ne puisse pas exercer pleinement ses droits et ses devoirs de citoyen.
Le problème qui est posé au législateur est de concilier l’autorisation du port du masque dans certaines circonstances (parades, carnaval, fêtes, théâtre, cirque, épidémie par contagion aérienne, défiguration, contraintes professionnelles, etc.), masque qui ne peut être permanent et qui doit s’effacer dès qu’il y a requête d’un agent de la force publique, avec l’interdiction du port d’un vêtement permanent et non nécessaire à la santé ou à la sécurité, vêtement qui non seulement dissimule le visage mais encore qui l’efface et qui s’assortit d’un refus d’identification.
Je dirai en conclusion que tous les arguments invoqués en faveur de l’interdiction du port du voile intégral ne se valent pas. Pour sa part, l’Ufal en retient deux : celui de l’identification et celui du déni de singularité. Reste à savoir s’ils pourront être inscrits dans la loi. Sur cette question, l’Ufal ne saurait se substituer au législateur. Nous avons néanmoins réfléchi à une formulation que je voudrais soumettre au débat qui va suivre : « Le port en public d’une tenue ne permettant pas l’identification des personnes ni l’expression de leur identité est interdite, sauf autorisation préalable des autorités compétentes et sauf événements ponctuels (carnaval par exemple). »
Nous sommes toutefois conscients que si une loi est nécessaire, elle ne suffira pas à lutter contre le voile intégral. Il y a d’autres pistes à explorer : peut-être faudrait-il par exemple s’interroger sur l’école et rompre avec un certain discours dont l’école a pu, dans ces dernières années, se faire parfois le vecteur, à savoir le discours prônant les vertus du multiculturalisme et la relativité des valeurs. Il est temps, peut-être, pour l’école de renouer avec les Lumières et avec les humanités : l’école républicaine ne doit pas avoir honte des principes sur lesquels elle se fonde. Elle doit aussi être le lieu où l’on explique, de façon rigoureuse et articulée, le modèle de l’association politique que la République a produit. De même qu’on ne pourra pas lutter efficacement contre le voile intégral si l’on fait l’économie d’une réflexion plus générale sur les causes qui expliquent l’exacerbation des communautarismes qui est particulièrement sensible dans les quartiers populaires. Lorsque l’Etat se désengage de ces quartiers, lorsque les services publics disparaissent, lorsque le principe de solidarité nationale est remis en question, force est de constater que les individus n’ont d’autres recours que de s’en remettre à des formes de solidarités traditionnelles, familiales et communautaires.