Dans un article du Monde, daté du dimanche 4 octobre et lundi 5 octobre 2009, Sylvain Cypel exposait : « … par ailleurs, en 2008 la FDIC a dû, dans le cadre du plan de sauvetage financier, garantir 1 500 milliards de dollars de dettes “pourries” de ses adhérents », le FDIC étant la compagnie fédérale de garantie des dépôts bancaires américaine. Rappelons que le budget de l’État français est d’environ 400 milliards d’euros… La garantie portée ne repose donc sur rien de tangible. Comment la machine économique a-t-elle pu en arriver à ce point de rupture avec la réalité et l’entendement ?
« L’économisme » : paradigme dominant de l’ère industrielle
Depuis le tournant entre le XVIIIe et le XIXe siècle, le paradigme dominant est l’économisme. Ce paradigme consiste en un système de valeurs éthiques et culturelles dont les pratiques réduisent la totalité de la compréhension du réel à la seule sphère économique ; de là, les catégories fondamentales (pour le dire en langage marxiste) du capitalisme : argent (capital), travail et le trio production/exploitation/consommation. Il faut comprendre qu’un paradigme gouverne à la représentation du réel et donc aux actions dans les trois rapports fondamentaux qui concernent l’individu : l’individu par rapport à lui-même, par rapport à autrui et par rapport au monde vivant. Se retrouvent bien les trois grands piliers que sont : la perception et la construction de l’individualité, de la société et de l’écosystème.
Dans cette représentation, il découle que l’argent, la production, l’accumulation, sont « tout », qu’ils sont « la finalité », et que le travail et l’exploitation n’ont d’autres finalité que d’amasser et produire. Mais dans cette représentation, il découle également que tout est un moyen au service de cette finalité. L’homme, les sentiments, le monde, la nature, le temps, tout est exploitable sans limite à cette seule finalité qui est la mesure d’une vie réussie. De là les adages : « le temps c’est de l’argent », « le travail c’est la santé » ou le fameux « le travail rend libre » que l’on doit à Hegel dont Stakhanov sera le digne représentant.
L’économisme est donc ce réductionisme de pensée, qui réduit la compréhension de toute chose à la seule compréhension et finalité économique. Rien d’étonnant qu’aujourd’hui le programme politique se réduise à des mesures économiques ! Rien d’étonnant également à ce que dans ce système de valeurs l’individualité soit réduite, et pensée, par la force de production. A ce titre, l’expérience du soviétisme illustre l’échec de ce paradigme dont la conséquence était de penser que la modification des moyens de production permettrait l’émergence d’un homme nouveau.
Conclusion parfaitement logique dans un monde réduit à l’économie, où la politique n’est que de « l’économique politique ». Mais face à la réalité du monde et de ce qu’est un être humain, cet échec montre que l’hypothèse de départ (à savoir l’économisme lui-même) repose sur une perception erronée du monde (il ne peut donc en découler que des erreurs).
Voilà un enseignement que la gauche du XXIe siècle doit comprendre, elle qui a fini par accepter au cours du XXe siècle l’indépassabilité de l’économisme et argumenter l’unique possibilité d’aménagement du capitalisme, au lieu de son dépassement pur et simple (ce qui était historiquement sa raison d’être). Problème : son dépassement demande de sortir de l’économisme, donc de penser un autre paradigme, c’est-à-dire de construire une ligne politique sur autre chose que l’économie et de refuser les catégories du capitalisme : travail, argent, production / exploitation / consommation.
Historique
Le paradigme de l’ère industrielle naît dans la classe bourgeoise d’avant la Révolution et se constitue en opposition au paradigme de la noblesse de l’Ancien Régime. Il se développe dans la seule « niche » que les nobles concèdent à la bourgeoisie : l’activité économique. L’économisme va s’imposer plus ou moins violemment dans les sociétés européennes (par la Révolution en France, mais plus facilement en Angleterre) au tournant du XVIIIe et XIXe siècle. Ce paradigme constitue un véritable renversement des valeurs éthiques et culturelles au profit de l’univers de vie du bourgeois marchand. Sur ce point, Max Weber dans Ethique protestante et esprit du capitalisme montre comment le protestantisme, dont Hegel se revendiquait, illustre une justification d’un mode de vie, c’est-à-dire d’un ensemble de valeurs éthiques et culturelles exclusivement tournées vers l’activité économique. Hegel soulignant : « le dur travail contre la subjectivité de la conduite, contre l’immédiateté du désir, aussi bien que contre la vanité subjective du sentiment de l’arbitraire et du bon plaisir ». Du sommet jusqu’à la base de la société, il s’agit de légitimer une conception du monde et de la vie fondée sur les catégories fondamentales de l’activité économique que sont : travail, argent, production / exploitation / consommation.
Le fordisme représente certainement le point le plus abouti de cette conception du monde. La culture de l’argent occupe les possédants, la production et l’exploitation les industriels, le travail légitimant la fierté et la construction identitaire des autres (c’est-à-dire ceux qui n’ont pas de capital et qui sont aliénés par leur propre condition). Aujourd’hui, les cadres stressés arguent que le stress est « normal » lorsque l’on « réussit »… eux aussi, simples employés aliénés dans la machine capitaliste.
La grande intelligence de Ford est d’avoir compris que si le capitalisme s’impose par son appareil productif, il se pérennise par son attachement individuel, donc par ce qu’il permet de façonner l’individu. Autrement dit, Ford tâche de développer la consommation, car elle permet, par l’usage de la publicité, de pousser l’aliénation jusqu’à la construction identitaire au lieu de la cantonner au collectif (dans le travail). L’aliénation par le travail pour lesquels certains, y compris à gauche, tentent de fonder une construction de l’individualité, ne suffit pas, il lui faut un adjuvant pour finir d’emprisonner l’individualité jusque dans son propre foyer (son salon, sa salle de bain, etc. ).
Par la publicité, le capitalisme travaille à faire croire à la liberté et la construction individuelle par la possibilité de consommation et ainsi il finit d’emprisonner la construction identitaire, donc construit l’attachement aliéné au capitalisme. C’est précisément cet élément de construction identitaire qui manquera au soviétisme ou à l’état social dans la France d’après-guerre qui miseront sur un attachement purement collectif, au lieu de jouer sur les deux tableaux (l’individu et le collectif). De fait, si le capitalisme s’impose collectivement par son appareil productif, il se maintient au moyen des individus par l’aliénation aux mécanismes de consommation qui asservissent même les plus démunis et garantissent que si l’un d’entre eux parvient à échapper financièrement à sa condition, il sera un serviteur zélé de l’ordre existant.
Mais, dans ce schéma bien huilé, plusieurs ruptures fondamentales vont subvenir pour mener à la crise actuelle qui marque les impossibilités de l’économisme face aux réalités du monde ; c’est-à-dire son incapacité, avec ses catégories fondamentales, que sont le travail, l’argent et le trio production / consommation / exploitation, à asservir le réel et à poursuivre son développement. Ce sont ces ruptures (développées dans l’article du prochain numéro) qui vont révéler encore davantage l’incapacité de l’économisme dans sa gestion du monde, mais également montrer que l’économisme est aujourd’hui incapable, sur son terrain de prédilection, de faire face à une crise économique de la valeur.
La gauche du XXe siècle avait accepté l’indépassabilité du capitalisme et renoncé à son dépassement. Aujourd’hui, la crise actuelle montre que la ligne d’acceptation / soumission à l’économisme est une erreur politique. Il faut donc renouer avec le dépassement du capitalisme au cœur du projet politique et refuser absolument les catégories fondamentales du capitalisme pour fonder ce projet politique : l’individu ne sera pas plus libre s’il reste asservi à une machine de production. En d’autres termes, il s’agit de mettre en avant les éléments d’un nouveau paradigme sur lequel ancrer le rapport à l’individualité, le rapport au collectif, le rapport au monde vivant propre à dépasser le capital, le travail, et la production / consommation / exploitation.