Il est certain que le nombre ne fait pas preuve : il n’empêche que la grève des instituteurs du 12 février rappelle les journées hivernales de 1995 ou celles printanières de 1968. Certes, on peut toujours expliquer les choses par le bas, et ne voir dans cette énième grève de la gent enseignante qu’un nouvel accès de prurit corporatiste, qu’une demande éhontée d’augmentation de salaire de la part de privilégiés, qu’un aveu supplémentaire de la fainéantise inhérente au métier de professeur.
Il est également possible d’expliquer ce mécontentement par le haut ; ce que nous allons tenter de faire.
La première cause de cette journée de grève est logique, elle repose sur un souci porté aux mots. Ce n’est pas la journée d’école qui est trop longue, c’est la journée à l’école. Le ministère de l’Education nationale prétend que la réforme des rythmes scolaires a pour but avéré d’installer une journée d’enseignement allégée ; or cet allègement n’est que d’une demi-heure (voire trois-quarts d’heure) par jour et ne contrebalance nullement la longueur de la journée de l’enfant passée à l’école. Car il convient d’être honnête : ce ne sont pas les six heures actuelles de classe qui fatiguent l’élève, c’est bien plutôt, si ses parents ne peuvent s’organiser autrement, le fait que l’enfant soit confié à la garderie dès 7 heures et demie, voire avant, ou que l’on ne vienne le chercher à l’école qu’à dix-neuf heures passées. Il est vrai que l’école comme lieu abrite à présent les salles de classe (lieux proprement scolaires), mais aussi les centres aérés, les garderies et autres activités qualifiées de périscolaires (activités allant de la magie à la danse orientale en passant par des ateliers de cuisine) ; et la tentation est alors grande de regretter que les élèves français passent trop de temps à l’école : mais ce n’est pas en tant qu’élèves qu’ils sont comme à demeure dans leur école, c’est en tant qu’enfants : si l’école n’était qu’école, lieu de dispensation de savoirs, et si les activités étrangères à l’instruction étaient menées hors de l’école, on ne serait plus alors forcés de confondre ces deux temps et de les amalgamer.
En conséquence, ce ne sont pas tant les rythmes scolaires qui sont à réformer pour un gouvernement qui se dit socialiste, c’est-à-dire pour un gouvernement qui devrait avoir souci des plus faibles et des plus démunis ; ce qu’un gouvernement vraiment socialiste devrait remettre en cause, c’est le travail le week-end, le travail de nuit, le travail fracturé, précaire et sous-payé, le chômage endémique, toutes ces injustices qui nuisent massivement à la vie de nos élèves ; ce à quoi devrait s’attaquer un gouvernement vraiment socialiste, c’est le coût de plus en plus honteux du logement qui empêche les familles d’habiter près de leur lieu de travail, imposant par là des temps de trajet qui s’ajoutent au temps de travail et aboutissent à ce que des enfants voient de moins en moins leurs parents mais de plus en plus les animateurs municipaux.
La deuxième cause de la journée de grève du 12 février est à la fois statutaire et républicaine : avec le décret relatif à l’organisation du temps scolaire en primaire, c’est l’inégalité de traitement des élèves qui devient la règle. Quoique voulant raccourcir la journée de classe, le ministre de l’Education nationale s’est pourtant engagé à ce que les enfants ne quittent pas trop tôt l’école : d’où le choix d’allonger le temps de cantine du midi et de placer des activités pédagogiques complémentaires (APC) ou des temps d’activités périscolaires (TAP) avant la sortie des classes. Tout élève recevra 24 heures d’enseignement par semaine ; les anciennes 2 heures d’aide personnalisée disparaissent et se voient remplacées par une heure hebdomadaire d’APC pour les élèves à la traîne, « pour une aide au travail personnel ou pour une activité prévue par le projet d’école, le cas échéant en lien avec le projet éducatif territorial », comme l’annonce l’article 3 du décret. Or le projet éducatif territorial (PEDT), institué par le projet de loi sur la « refondation de l’école » est décidé sous l’autorité de la mairie concernée. On assiste donc là à une remise en cause frontale de l’école républicaine : c’est la voie ouverte à un désengagement progressif de l’Etat. En plus des APC sont donc également mis en place des temps d’activité périscolaires, lesquels seront à la charge financière des communes ; autrement dit, les mairies n’auront plus seulement la charge de l’hébergement des élèves et l’achat des fournitures scolaires (comme c’était le cas jusqu’à présent), il leur faudra financer des activités de nature éducative, puisque l’accueil périscolaire perdrait son caractère facultatif du fait du caractère obligatoire des TAP (les enfants ne devant pas quitter l’école avant 16 h 30). Dans cette confusion entre périscolaire et scolaire, on est vite tenté de voir s’engager un transfert de l’enseignement aux collectivités territoriales. Et que dire du risque que ces TAP deviennent dans certaines communes une simple garderie et dans de très rares seulement des activités attractives avec des personnels formés. Comment donc ne pas s’inquiéter devant ce manque de garantie sur la qualité de la prise en charge péri-éducative pour les enfants après la classe et sur l’égalité de traitement entre les villes ? Et quand on lit, dans l’annexe du projet de loi d’orientation, que « la réforme des rythmes doit agir comme un levier pour faire évoluer le fonctionnement de l’école autour d’un projet éducatif territorial (PEDT) », comment ne pas s’inquiéter devant cette immixtion des mairies dans une partie de nos heures de travail, devant cette intervention municipale dans nos choix pédagogiques, risquant de nous faire dépendre des aléas d’une politique locale ? L’école doit être un lieu où le savoir est manifesté aux élèves par des maîtres maîtrisant leurs disciplines et non un possible lieu d’affrontement d’intérêts locaux contradictoires.
Outre la crainte de perdre leur statut de fonctionnaire d’Etat et le refus de voir s’installer dans notre république une école territorialisée forcément injuste et inégalitaire, la troisième cause expliquant la grève du 12 est une cause scolaire. Le décret socialiste allégeant la journée d’enseignement n’est qu’un avatar de la politique scolaire menée par le gouvernement néo-libéral précédent. La suppression du samedi travaillé en 2008 a eu pour conséquence la réduction du temps d’école : on est passé de 26 heures d’enseignement hebdomadaires à 24 heures (les 2 heures d’aide personnalisée n’ayant servi qu’à justifier la disparition des RASED). Le nouveau décret entérine donc cet appauvrissement scolaire au lieu d’y remédier. Il est tout de même étonnant de déplorer que nombreux sont les élèves « à n’avoir pas le niveau » et en même temps de continuer de réduire le temps de classe. Il aurait été bien plus juste de revenir à un temps de classe important et d’instaurer un système d’études et de soutien vraiment efficace.
En outre, le remplacement des 60 heures d’aide personnalisée par 36 heures seulement d’APC permet au ministère de dégager 24 heures supplémentaires de temps de travail en équipe pour les instituteurs, lequel temps de travail en équipe passe ainsi, selon la circulaire sur les 108 heures annualisées, de 48 heures à 72 heures. Même si le syndicat majoritaire dans le primaire se félicite d’un tel allongement, d’aucuns se demandent s’il ne vaudrait pas mieux être devant ses élèves que d’être en réunion aux côtés de ses collègues. Derrière cette prépondérance accrue accordée par le ministère au travail en équipe c’est le caractère indépendant du métier d’instituteur qui se voit mis à mal. D’autant plus que ce travail en équipe a quelque relent idéologique et semble fort éloigné du véritable travail d’équipe qui est celui d’instituteurs volontaires (et qui le mènent hors temps administratif, qui plus est). En effet, quand des collègues travaillent ensemble parce que c’est ce qu’ils souhaitent et que c’est leur façon personnelle de travailler, ils le font parce qu’ils ont une idée propre à développer ensemble pour leurs élèves. Ce supplément de 24 heures, lui, non seulement s’inscrit dans la territorialisation de l’école publique, puisque ces 24 heures seraient consacrées « à l’identification des besoins des élèves, à l’organisation des activités complémentaires et à leur articulation avec les autres moyens mis en œuvre dans le cadre du projet d’école pour aider les élèves », « notamment au titre de la scolarisation des enfants de moins de trois ans » (pour définir des règles locales dans le cadre de projets particuliers pour la scolarisation des dits enfants de moins de trois ans, instituant ainsi une différence de droits sur le territoire national) ; non seulement, donc, ces 24 heures dégagées par la suppression d’une partie de l’aide personnalisée s’inscrit dans le transfert de la gestion de l’école et de ses personnels aux collectivités territoriales, mais en plus ce travail en équipe viserait « à l’amélioration de la fluidité des parcours entre les cycles » : dit autrement, dans le cadre de l’école du socle, il n’y aurait aucun inconvénient à affecter par des échanges de service les professeurs du second degré dans le premier degré et vice versa via l’« élaboration d’actions visant à améliorer la continuité pédagogique entre les cycles et la liaison école-collège ». Au final, les instituteurs vont gagner en travail administratif souvent vain et perdre des heures pour lesquelles ils sont vraiment faits : enseigner (comme si l’on demandait à un chirurgien d’opérer moins et de se fatiguer davantage en réunion avec ses pairs).
La quatrième cause de la journée de grève massive du mardi 12 février est une cause culturelle. Avec une demi-journée de classe supplémentaire, le temps de service officiel des maîtres n’augmentera pas, à la différence du temps de présence à l’école. Par exemple, rien n’empêchera qu’un instituteur travaille le mercredi toute la journée : non seulement devant ses élèves le matin (ce qui est dans l’ordre des choses, après tout), mais aussi l’après-midi dans le cadre du travail en équipe, vu la flexibilité et l’annualisation de nos heures que l’on pourrait qualifier d’administratives.
Or, de même que la coupure du mercredi permet aux élèves de vaquer, de même celle-ci permet aux collègues, tout en les libérant de la pression de la tenue de classe, de préparer leurs cours, de corriger leurs copies, mais aussi tout simplement de se reposer. Il ne faut pas s’abuser ; on peut certes devenir instituteur pour la sûreté de l’emploi et l’importance des vacances, on peut aussi le devenir par souci de la république et des élèves, mais également pour son propre bien : le métier d’enseignant, par les heures de loisir qui jusqu’à présent lui étaient inhérentes, permet de se consacrer à sa vie de famille et à une vie intellectuelle (osons le terme). Non seulement la fatigue des maîtres ne profite jamais aux élèves, mais leur inculture non plus : assignez les maîtres à l’école, forcez-les à mutuellement s’assommer en parlant de choses infructueuses et idéologiques (comme « l’identification des besoins des élèves, l’organisation des activités complémentaires et leur articulation avec les autres moyens mis en œuvre dans le cadre du projet d’école pour aider les élèves », nouvelle mission que l’on trouve inscrite dans le projet sur les 108 heures annualisées), et vous serez certain d’obtenir sous peu des maîtres épuisés moralement et qui n’auront aucun désir de se cultiver pour eux-mêmes et, par contrecoup, de cultiver leurs élèves ! Enfin, que dire de cette nouvelle mascarade de formation continue (quand on vous dit que l’on ne parle plus de la culture des instituteurs !) : les 18 heures actuelles d’animations pédagogiques deviendraient, toujours selon la circulaire, 9 heures consacrées à des actions de formation continue à distance sur des supports numériques et 9 heures d’animations pédagogiques proprement dites.
La cinquième et dernière cause de la journée du 12 février est morale. Se focaliser sur les rythmes scolaires revient à biologiser l’élève pour ainsi dire, à réduire l’acte d’apprendre, qui est un acte de volonté, à quelque chose de corporel. Qu’il soit indéniable que la somnolence postprandiale touche nos élèves comme nous-mêmes ne signifie pas qu’il leur soit impossible (de même qu’à nous) d’aller contre cette paresse digestive. Apprendre se décrète et ne relève pas de quelconques rythmes biologiques. Dès la maternelle l’institution s’évertue à ne pas trop fatiguer l’attention des élèves au prétexte, spécieux, qu’ils ne pourraient pas ainsi fixer leur attention longtemps sur une même tâche ; or c’est précisément en n’entraînant pas dès son plus jeune âge l’élève à se concentrer longuement qu’on lui interdit de fait cette contention d’esprit pour plus tard.
De même prétendre réduire le temps de présence en classe des élèves sans toucher aux programmes relève de la malhonnêteté intellectuelle. Non qu’il faille alléger les programmes (ils ne le sont déjà que trop) mais bien plutôt les recentrer. A quoi bon insister encore sur l’informatique, l’enseignement d’une langue étrangère, quand on sait qu’il conviendrait bien mieux de se focaliser sur le fondamental que sont le français et les mathématiques (au lieu de parler de la sécurité routière, des premiers secours et autres fariboles) ? Accomplir en 24 heures ce que les programmes officiels recommandent revient à donner dans le saupoudrage pédagogique : ce qui n’est peut-être pas pour déplaire au ministère mais qui contredit la raison même de notre métier, qui est d’instruire et non d’amuser. Nous ne pourrons décemment pas former de futurs citoyens vigilants si les programmes sont tels qu’ils empêchent cette visée émancipatrice de notre métier mais s’efforcent bien plutôt de fournir au patronat une future main-d’œuvre bon marché, corvéable à merci et n’ayant pas souci de soi.
Plutôt que de refonder réellement l’école de la République, c’est-à-dire mettre tout à bas et recommencer à partir des fondements (tâche, il est vrai, impossible et dangereuse dans les choses humaines, comme nous l’a appris Descartes), le ministre a trouvé primordial de s’occuper avant tout des rythmes scolaires : mal lui en a peut-être pris…