1. Un gouvernement engagé dans la lutte de classes aux côtés du grand patronat et des financiers
Le projet de « loi travail » en France a conduit au développement d’une mobilisation assez forte, assez longue, non terminée à ce jour (début septembre 2016) malgré le « vote » de la loi, et revêtant divers aspects (manifestations, grèves, occupations, pétitions très larges, installation de collectifs, mise en place de nouveaux lieux de rencontres et de débats, etc.). L’obstination du gouvernement dans son ensemble, même si c’est l’image du premier ministre qui nous est régulièrement envoyée, ne peut être expliquée par des éléments « psychologiques », voire caractériels, liés à quelques personnes (entêtement, volonté de ne pas reculer, de ne pas « céder », etc.). La détermination du gouvernement à ne pas céder sur l’essentiel (qui est l’inversion des normes) nous éclaire sur l’exigence du capitalisme financier dans ce dossier pour conforter ses pouvoirs et ses avantages. Nous avons vu ce même gouvernement, ce même premier ministre aux mâchoires serrées, reculer sur le dossier « déchéance de nationalité », alors même que les mobilisations engagées contre ce projet gouvernemental étaient très loin d’atteindre le niveau des mobilisations contre la « loi travail ». La différence de réponse de la part du gouvernement est à trouver dans la différence entre les deux dossiers. Le dossier « déchéance de nationalité » n’est en rien une demande du système dominant. Politiquement même, il peut servir de dérivatif pour un gouvernement en période de tensions sociales, pour essayer de détourner des mécontentements sociaux vers d’autres canaux. Par contre, le dossier « inversion des normes », c’est-à-dire inversion des pouvoirs entre la loi et le pouvoir patronal dans l’entreprise, ça c’est bien un dossier important pour les propriétaires des entreprises.
La loi travail a été votée et promulguée le 9 août 2016. L’objectif premier recherché par les tenants du système actuellement dominant a bien été obtenu : la partie 3 du Code du travail sera maintenant gouvernée par de nouvelles règles qui remplacent la hiérarchie des normes. Désormais, la loi définira les règles (minimales) d’ordre public, elle fixera le champ et l’étendue de la négociation collective en matière de durée du travail (ce qui est négociable et à quel niveau) et les règles supplétives s’il n’existe pas d’accord. Ainsi, les 35 heures demeurent la référence légale mais l’aménagement dérogatoire devient la règle. La loi pourra être remplacée par des accords au niveau des entreprises ou des branches. Et ceci pourra couvrir de vastes domaines : rémunération des heures supplémentaires, durée maximale de la journée, dérogation à la durée du repos quotidien, durée des pauses, jours fériés chômés, astreinte, etc. Désormais aussi, l’accord de branche devient le niveau « par défaut », qui ne peut exister que s’il n’y a pas d’accord d’entreprise.
Le Medef et le gouvernement ont utilisé ce moment de « réforme » pour faire passer d’autres dispositions qui confortent également le pouvoir patronal dans l’entreprise et y fragilisent les salariés. Ainsi, les licenciements sont rendus plus faciles (accords de compétitivité – article 11 ; réforme des licenciements économiques – article 30 ; possibilité de licencier en cas de reprise d’entreprise – article 41). Les licenciements économiques pourront s’apprécier en fonction de « baisses significatives des commandes ou du chiffre d’affaires », etc. La médecine du travail ressort sensiblement « allégée » par la loi (article 44). L’ubérisation du salariat est actée et validée par les textes (article 27). La formation professionnelle est principalement mise au service des employeurs que des personnes en emploi ou en recherche d’emploi (articles 32 et 33). Et le gouvernement actuel confirme que cette loi n’est qu’une première étape dans tout un processus de « simplification » du Code du travail. En effet, dans les deux ans, une Commission aura à charge de réécrire le Code du travail. C’est bien la confirmation que les exigences du capitalisme financier sont sans limites.
Les médias, les économistes et les « syndicalistes » dans la ligne gouvernementale ont fortement souligné les quelques avancées contenues dans la loi, « avancées » qui servent à donner corps au discours du gouvernement sur sa volonté de « dialoguer » : le renforcement de la législation sur le harcèlement sexuel, l’extension de la protection contre le licenciement à 10 semaines après l’accouchement (contre 4 aujourd’hui) et au 2e parent, la création d’une aide à la recherche du premier emploi, le renforcement de la garantie jeune et du CPA. Certes, ces quelques points sont un « mieux », mais ils ne contrebalancent en rien les reculs nombreux et portant sur l’essentiel contenus dans la loi.
La loi travail retenue va dans le sens d’une partie des demandes du capitalisme financier (mais il a, et il aura, encore d’autres demandes !), et c’est ce qui explique la grande détermination du gouvernement sur ce dossier pour faire passer les dispositions déterminantes quant à l’évolution des pouvoirs dans l’entreprise. Il est manifeste que le gouvernement a décidé de « passer en force », en ne respectant plus grand chose des principes démocratiques. Ce même gouvernement, attentiste en ce qui concerne la lutte contre la grande fraude, ne s’agitant, sans agir réellement, contre le système de l’opacité financière et le réseau des paradis fiscaux qu’après un scandale dévoilé par quelque lanceur d’alerte, rétif à toute taxation un peu conséquente des flux financiers, fait preuve de sa « détermination » sur ce dossier : il recourt à plusieurs occasions au 49.3, il se contrefout des critiques internes à sa propre majorité, il se moque d’une opinion publique majoritairement contre son projet de loi. C’est ce qu’ont rapidement compris, notamment, des citoyens, dont des syndicalistes : la « lutte de classes » était rendue très concrète par le gouvernement au travers de cette réforme législative qui allait, justement, réduire le pouvoir de la loi dans l’entreprise, et réduire le pouvoir du collectif le plus large, pour privilégier le pouvoir du « chef d’entreprise » face à « ses salariés », dans chaque entreprise, dans chaque établissement.
2. L’inversion des normes, dans l’entreprise, c’est le recul du collectif de travail dans l’entreprise et le renforcement du pouvoir des propriétaires des entreprises
Bien entendu, ceci ne nous a pas été présenté ainsi. Il nous a été dit qu’il s’agissait de rapprocher les prises de décision de la réalité du terrain. Il nous a été répété que les personnes directement concernées étaient les mieux placées pour décider des choses qui les concernaient au quotidien. Il nous a été chanté que, dans l’entreprise, le « collectif employeur – salariés » devait pouvoir décider de ce qu’il convenait de faire pour « leur » entreprise. Tout ceci était de l’enfumage. En France, il n’y a pas de système de cogestion institué et généralisé. En France, le droit de propriété prime dans l’entreprise, et c’est le propriétaire de l’entreprise qui décide. Le salarié vient « vendre sa force de travail » au propriétaire, et est alors sous son pouvoir Les syndicalistes collabos ont, de leur côté, souligné combien ils étaient attachés à cette démocratie « au plus près » de la mise en application des décisions. Il n’y a pas à s’étonner : dans l’histoire, lors de chaque période de tensions fortes dans un pays, il y en a toujours qui se mettent dans le camp des plus forts, du côté de ceux qui ont une apparente légitimité, qui se mettent avec ceux qui, aujourd’hui et maintenant, ont la réalité de certains pouvoirs, ont la réalité des nominations, des promotions, des prébendes, des gratifications, des légions d’honneur et des fins de carrière.
Depuis nombre d’années, avec ce gouvernement ou avec ceux qui l’ont précédé, nous sommes habitués à cette frénésie de « réforme ». Régulièrement, de nouveaux dossiers sont ouverts à « la réforme », et celles et ceux qui s’opposent sont aussitôt qualifiés de ringards, conservateurs, archaïques, etc. Et nous avons déjà largement constaté que toutes ces réformes vont dans un seul sens, un partage plus inégalitaire des richesses et des pouvoirs. Pour essayer d’expliquer l’ouverture de ce chantier, le gouvernement nous a dit qu’il s’agissait de « simplifier » le code du travail, afin d’en rendre la lecture, et l’application, plus simples, plus claires pour tous les intervenants, tous les « partenaires sociaux ».
La raison d’être d’un « code du travail » c’était de tenir compte de la réalité des rapports, dans l’entreprise, entre l’employeur et chaque employé : ce qui les réunit, ce n’est pas un contrat comme les autres, ce n’est pas un contrat commercial, entre deux parties à égalité de situation, c’est un contrat où l’un sera sous la dépendance de l’autre, et au service de l’autre. Par le code du travail, il s’agit donc que l’employé ne soit pas « la chose » de l’employeur », mais que des droits lui soient reconnus, par la loi, et donc que la loi puisse entrer dans l’entreprise et s’immiscer dans la gestion par l’employeur de ses employés, donc dans la gestion patronale.
Pendant des décennies, plus ou moins, le choix fondamental a été d’adapter le travail aux humains et non pas de plier les humains aux « exigences » du travail. C’est pourtant ce que le Président de la République, François Hollande, a annoncé en disant qu’il allait « adapter le droit du travail aux besoins des entreprises ». Au moment où le Medef structurait son projet de « refondation sociale », Denis Kessler, alors vice-président du Medef en novembre 1999, écrivait : « Avec la mondialisation, les systèmes économiques et sociaux sont devenus interdépendants. Les systèmes de protection sociale entrent en résonance, en concurrence, en compétition avec les modèles des autres pays. A l’avenir, tout dispositif social devra être passé au crible du raisonnement économique ». Ce qui veut dire que toute politique sociale menée par un gouvernement doit l’être à l’aune des exigences des entreprises. Ce qui signifie notamment la réduction de la part des salaires dans la valeur ajoutée (car il faut augmenter la part allouée à la rémunération du capital). Les gouvernements qui s’inscrivent dans cette cohérence ont leur ligne de route bien tracée : en France, c’est l’orientation prise par l’Assemblée générale du Medef du 18 janvier 2000 de « refondation sociale ». Le Medef signifiait qu’il ne voulait plus de lois constitutives de droits pour les salariés, mais qu’il voulait généraliser la notion de « contrat » entre l’employeur et le salarié. Là encore, rien de « moderne », mais le retour au capitalisme du XIXème siècle ! Tout ceci n’a rien à voir avec une « simplification », rien à voir non plus avec l’emploi. Et il était précisé que des conventions et accords collectifs pourront retenir une durée du travail différente de la « durée normale », qui remplacera la « durée légale ». Il était prévu que, dans de nombreux domaines, l’accord collectif d’entreprise (là où le rapport de forces est le plus faible, là où ce n’est pas une profession qui se réglemente et évite le dumping social entre ses membres) ou d’établissement passe avant l’accord de branche, même s’il est plus défavorable pour le salarié.
3. La question de la hiérarchie des normes, un point clé du système de relations sociales et du mode de régulation sociale
Il s’agit de savoir qu’elle articulation établir entre démocratie représentative et démocratie sociale. En France, nous sommes dans un pays « de droit romain » qui donne la primauté à la loi votée par les députés sur le contrat passé entre partenaires sociaux. En France, depuis le XIXe siècle, la hiérarchie est la suivante : Droits de l’Homme – Constitution – Loi – Accords interprofessionnels – Conventions collectives de branche – Accords d’entreprise. Chaque étage constitue un minimum et une base pour l’étage inférieur. Ainsi, si la loi fixe le SMIC à 1 500 euros mensuels, aucun accord de branche ou d’entreprise ne peut, aujourd’hui, fixer le SMIC à 1 000 euros par exemple pour les salariés de telle branche ou de telle entreprise. Au contraire, la dynamique du progrès social peut être initiée par un accord d’entreprise « pionnier » qui se généralise ensuite à la branche puis devient, de par la loi, un nouveau minimum.
L’élargissement de la durée des congés payés en France illustre bien cette dynamique de progrès social. Les congés payés ont été créés par la loi du 20 juin 1936 (deux semaines). Le 15 septembre 1955, un accord a été signé entre le PDG de la Régie Renault et quatre syndicats, accord comportant notamment l’instauration d’une troisième semaine de congés payés. Puis, l’accord Renault fit tache d’huile, en commençant par le Groupe des Industries Métallurgiques de la région parisienne avec l’accord du 24 novembre 1955. La contagion devait se poursuivre dans la métallurgie, la banque, les mines, le textile. Les élections du 2 janvier 1956 amenèrent au Palais Bourbon une majorité de gauche et le gouvernement Guy Mollet déposa un projet de loi prévoyant la troisième semaine de congés payés (loi votée le 27 mars 1956). Les congés payés sont ensuite passés à quatre semaines (loi du 17 mai 1969), puis à cinq semaines (ordonnance du 16 janvier 1982). Il y avait un « effet cliquet » qui interdisait le retour en arrière et protégeait donc les entreprises pionnières d’une concurrence excessive, dans la branche dans un premier temps, par le coût salarial (le dumping social).
La hiérarchie des normes a commencé à être érodée par Martine Aubry dans la loi Aubry 2 qui stipulait que des accords de branche pouvaient déroger à la loi dans certains cas (par exemple, l’amplitude de la journée de travail). La volonté du gouvernement, avec la loi El-Khomri, était d’aller bien plus loin : « La primauté de l’accord d’entreprise en matière de durée du travail devient le principe de droit commun », ce qui signifie qu’une convention ou un accord d’entreprise ou d’établissement ou, à défaut, une convention ou un accord de branche, peut déroger à la loi. Ainsi, dans les entreprises où le pouvoir syndical ou le pouvoir collectif des travailleurs est faible (et il est affaibli partout par l’organisation d’un chômage de masse), il y aura des « accords » de régression sociale, et ces accords d’entreprise feront pression à l’égard des autres entreprises de la même branche. Il y aura un « effet cliquet », mais qui jouera dans le sens inverse, tirant tout vers le bas pour les salariés.
4. Un gouvernement minoritaire et qui se radicalise au service de la finance
Le choix du gouvernement d’actualiser un front supplémentaire dans la lutte de classes a provoqué une forte mobilisation syndicale, sociale et citoyenne. En plus des manifestations syndicales, cette fois répétées et poursuivies durant plusieurs mois dans la même unité qu’au départ (CGT, FO, FSU, Solidaires, UNEF, UNL, FIDL), et de quelques grèves, l’opposition a aussi pu se mesurer par d’autres éléments : des pétitions nombreuses et massives, des occupations, des blocages, l’émergence de collectifs divers, l’apparition de lieux de réflexion et de mise en cause progressivement plus globale de la société (Nuit Debout dans un certain nombre de villes), des déclarations d’intellectuels, de sociologues, d’économistes, etc.
Le gouvernement a répondu par l’autoritarisme.
Autoritarisme dans la rue, avec l’usage fait des forces de police, avec les provocations à peine dissimulées, avec la recherche fréquente de la confrontation physique, avec la manipulation de casseurs.
Autoritarisme au Parlement, puisque le gouvernement, dépourvu de majorité à l’Assemblée Nationale, a dû dégainer à chaque lecture l’article 49-3 avant l’article 2 du projet de loi en première lecture et avant même toute prise de parole en deuxième lecture. Le résultat, c’est notamment que le projet de loi travail n’aura jamais été débattu en séance publique à l’Assemblée Nationale. A plusieurs occasions, notamment au Sénat, le gouvernement n’a pu cacher sa connivence avec « l’opposition de droite » sur ce dossier, donnant corps aux discours qui opposent les « 1 % aux 99 % ». Par exemple, au Sénat, le 24 juin 2016, le sénateur Les Républicains de l’Yonne, Jean-Baptiste Lemoyne, s’adressait ainsi à la ministre du Travail El Khomri « Nous avons toujours été favorables à la primauté de l’accord d’entreprise. Aujourd’hui, vous reprenez cette logique. C’est formidable ! Ce projet de loi s’inscrit dans la continuité des réformes menées par les précédentes majorités ».
Autoritarisme social également, car ce projet de loi n’a pas fait l’objet d’une réelle négociation, malgré l’engagement, long et déterminé, d’une majorité des organisations syndicales de salariés et de jeunes, malgré l’opposition de la CFE-CGC, et même malgré les critiques de l’UNSA.
La lecture d’un communiqué de l’UPA (Union Professionnelle Artisanale) éclaire bien le sens du projet du gouvernement : « la loi Travail a été taillée pour les grandes entreprises, comme le prouve son article emblématique qui permettra aux grandes entreprises de signer des accords d’entreprises dérogatoires, ce que ne pourront faire les TPE-PME qui pourtant représentent l’immense majorité des entreprises françaises… Ces dispositions vont favoriser l’émergence d’une nouvelle forme de concurrence déloyale, entre les entreprises qui pourront déroger à certains articles du code du travail et celles qui devront les respecter intégralement. Pour l’UPA, la priorité était au contraire de maintenir et même d’augmenter la portée des accords de branche qui couvrent la quasi-totalité des entreprises et des salariés de ce pays ». Cette analyse de l’UPA confirme qu’il s’agit de la poursuite de tensions à l’intérieur du système capitaliste, entre le capitalisme entrepreneurial des petites et moyennes entreprises et le capitalisme financier et mondialisé qui, progressivement, absorbe, colonise, écrase tout.
Autoritarisme politique et idéologique, quand le gouvernement n’a cessé de recourir au mépris des oppositions, à leur dénigrement, au mensonge, à l’utilisation sans limites des idéologues libéraux et des experts et économistes labellisés par le système.
Foutage de gueule, quand le gouvernement demande aux manifestants de cesser leurs récriminations dans un contexte de menaces terroristes, puis d’inondations, puis de championnat d’Europe de football en France, comme si le gouvernement et le MEDEF cessaient leur lutte de classes et faisaient « la trêve », comme l’église catholique prônait une suspension de l’activité guerrière durant certaines périodes de l’année (Trêve de Dieu). Manipulations grossières quand le gouvernement, avec tous les serviles et les larbins qui accourent, cherche à diviser le mouvement syndical regroupé dans l’opposition à son projet de loi, en mettant en avant la CGT, et particulièrement même son seul secrétaire général. Partout, le gouvernement a utilisé la stratégie de la tension, physique, et idéologique, dans la rue, dans les discours, dans les médias, etc. C’est dire si la demande du capitalisme financier est forte.
5. La radicalisation du néolibéralisme
Présentée comme une simplification du Code du Travail par le gouvernement, la loi El Khomri en est plutôt une déconstruction. Elle est une étape dans l’offensive oligarchique dirigée contre les droits sociaux et économiques d’une part et contre les droits civils et politiques d’autre part, des citoyens. Il ne s’agit pas de faire disparaître l’État, mais de mettre l’État néolibéral au service des intérêts privés. Ceci se traduit notamment par une réduction des normes publiques, élaborées plus ou moins démocratiquement, au profit des normes privées, décidées, in fine, par les détenteurs du droit de propriété. Le droit de vote politique, universel, est réduit de sa substance, et remplacé par le pouvoir de ceux qui possèdent. C’est un retour au droit de vote censitaire : ceux qui possèdent peuvent décider du sort de la collectivité. La mission régalienne de « maintien de l’ordre et de répression » se traduit progressivement en une utilisation de l’appareil d’État comme force d’opposition à tout ce qui peut être considéré comme un obstacle à la liberté des grandes entreprises et à la valorisation du capital. L’État doit agir pour favoriser la liberté de la concurrence et la compétition entre les acteurs économiques. Nous voyons que l’État est fort quand il s’agit de réprimer le mouvement social et les citoyens (arrestations au cours de manifestations du printemps, salariés de Goodyear, chemise arrachée à Air-France, manifestations interdites, etc.), mais qu’il est particulièrement attentif aux droits des particuliers en matière de criminalité financière, par exemple. L’article 34 de la Constitution stipule « La loi détermine les principes fondamentaux du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale ». En inversant les normes, on réduit à peau de chagrin le principe selon lequel « Tous les citoyens sont égaux devant la loi » : plus le champ de la loi est réduit, plus le contrat est privilégié par rapport à la loi, et moins ce principe constitutionnel d’égalité des citoyens devant la loi trouve à s’appliquer.
6. Où veulent-ils aller ?
Les demandes du Medef, exprimées dans leur programme de « refondation sociale » de 2000, étaient à prendre au sérieux, tout comme les propos de Denis Kessler. La ligne de force des demandes du patronat des multinationales, c’est de laisser les patrons « patronner » dans leurs entreprises. Les réglementations, les législations qui s’immiscent dans l’entreprise, dans la gestion patronale, doivent progressivement être effacées. Et le législateur actuel a pour fonction, notamment, de procéder à ce recul progressif de la loi dans l’entreprise. C’est plus ou moins ce à quoi contribue la loi travail actuelle en faisant en sorte que, désormais, dans l’entreprise, particulièrement en matière de temps et de durée du travail, la loi s’efface devant le contrat, terme pudique pour ne pas dire que la loi ne doit pas primer le choix patronal. A terme donc, ce patronat souhaite avoir les mains libres chez lui, puisque l’entreprise lui appartient, et que c’est donc bien là sa conception du droit de propriété des entreprises.
La direction impulsée par ces demandes patronales, c’est une liberté toujours plus grande des propriétaires des entreprises dans leurs entreprises, c’est-à-dire la liberté de pouvoir faire comme ils l’entendent pour tirer des richesses de leurs entreprises.
Si les demandes des multinationales continuent de « faire la loi », le « partage » des fonctions dans le pays, entre l’État et l’entreprise, devrait se clarifier aux yeux d’un plus grand nombre.
Les propriétaires des grandes entreprises auraient les mains libres pour « créer les richesses » (en disant autrement : pour exploiter les travailleurs). Pendant que les propriétaires des entreprises seraient laissés libres chez eux, la fonction du législateur, et de l’appareil d’État, se trouvera réduite et simplifiée. La fonction de l’État, dans une telle vision, c’est uniquement tout ce qui était anciennement appelé le « pouvoir régalien » : la police, la justice, le maintien de l’ordre (bien entendu, le maintien de « l’ordre existant », c’est-à-dire le maintien des pouvoirs et privilèges des multinationales), les impôts (là aussi, avec le souci de « l’entreprise », c’est-à-dire qu’il s’agira toujours de baisser ce qui est demandé au capital et d’augmenter ce qui est demandé au plus grand nombre (baisse de la progressivité de l’impôt sur le revenu, augmentation de la TVA, etc.).
L’objectif recherché par les multinationales se clarifie donc : quand l’État pourra encore intervenir, il sera « cadré » par les demandes des propriétaires des entreprises. En effet, Kessler précise bien qu’à terme « tout dispositif social devra être passé au crible du raisonnement économique ». C’est-à-dire que le patronat demande que le législateur, quand il intervient dans le domaine « social », le fasse toujours avec le souci premier de l’intérêt des propriétaires des entreprises. C’est là que nous trouvons la cohérence des politiques gouvernementales menées depuis pas mal d’années. Les politiques budgétaires, la prochaine nouvelle baisse de l’impôt sur les sociétés (de 33, 3 % à 28 %), les politiques de casse des services publics, de privatisation des profits et de collectivisation des pertes (ainsi de l’indemnisation des personnes victimes d’un médicament mis sur le marché, quand le laboratoire a été laissé libre d’accumuler des profits et quand c’est ensuite un fonds public qui vient aider les victimes), etc., tout ceci illustre ce que peut signifier la « primauté du raisonnement économique ». Et nous voyons aussi comment se concrétise cette demande des multinationales quand sont signés des traités commerciaux bilatéraux ou « régionaux ». De plus en plus souvent, ces traités contiennent des dispositions qui visent à prévenir toute loi nationale nouvelle qui, dans un pays, pourrait venir réduire les opportunités de profits d’une multinationale. De telles dispositions s’ajoutant à la création « d’instances d’arbitrage privées » visent à exclure à terme les multinationales des « aléas démocratiques » : un pays pourra se donner très démocratiquement un gouvernement voulant réduire sa dette, par exemple en imposant plus fortement les investissements et les profits des multinationales, mais il devra alors « compenser » auprès de ces multinationales leur manque à gagner.
Dans un tel système, la création de richesses dans les entreprises est du seul choix des propriétaires des entreprises : les choix d’investissements, les politiques d’emploi, les conditions de travail, le choix des marchés, etc. La logique de la demande patronale est aussi que la répartition des richesses dans l’entreprise relève du seul choix patronal (quelles parts pour la rémunération des actionnaires, des dirigeants, des salariés, etc.). Et le Medef demande aussi à avoir un droit de regard sur la répartition des richesses dans la société puisque toute législation sociale doit être faite à l’aune des intérêts des entreprises.
Cette absence totale de démocratie sur le lieu de création de richesses, à savoir dans les entreprises, liée au recul du champ et de l’intervention de la loi, aurait forcément des conséquences sur le niveau de fonctionnement démocratique du pays. Nous en voyons déjà, d’ailleurs, de plus en plus souvent, la concrétisation, en France comme dans la plupart des pays riches et « développés ». Dans un tel cadre, le vote politique n’a progressivement d’utilité immédiate et réelle que dans les domaines où le pouvoir politique a été circonscrit. Ainsi, quel que soit le vote, la politique économique ressort plus ou moins à l’identique, peuvent être différents, le niveau, le rythme, l’intensité et la brutalité des « réformes ». Par exemple, il est peut-être possible que les quelques mesures positives contenues dans la loi travail, comme les actions de prévention des agissements sexistes, soient remises en cause par un gouvernement encore plus ouvertement réactionnaire. C’est ce qui relève des différences de style dans l’application de politiques économiques qui suivent la même cohérence : plus ou moins de brutalité, plus ou moins de pansement des plaies. Dans une telle situation de recul du champ de la loi et de son exclusion progressive du champ économique, les débats politiques sont reportés essentiellement sur « le reste ». En France, nous avons abondance d’intervenants sur les sujets qui nous sont mis en exergue : le mariage pour tous, la déchéance de nationalité, les politiques migratoires, les politiques « sécuritaires », le voile, le burkini, les menus dans les cantines scolaires, etc. !
Ceci a forcément des conséquences sur l’organisation très concrète de la vie politique dans chaque pays. Les gouvernements peuvent de moins en moins agir pour aller effectivement vers un autre partage des richesses en faveur du travail, coincés qu’ils sont du fait des limites, des contraintes et des cadrages acceptés et mis en place par eux et leurs prédécesseurs. Si des candidats font des promesses en ce sens (par exemple, « mon ennemi, c’est la finance »), ils n’en font rien ensuite (soit que leur promesse était mensonge dès le départ, soit que son application impliquerait des rapports de force apparaissant inatteignables). Et quand un gouvernement semble, pendant un temps, décidé à procéder à cet autre partage, les tenants de la poursuite du système de répartition de plus en plus inégalitaire savent user de plein de moyens de pression pour faire reculer ce gouvernement, sauf à s’engager dans un affrontement décisif, et incertain. C’est ce que connaît le peuple grec depuis le début de l’année 2015. Très concrètement toujours, les « solutions » gouvernementales peuvent plus ou moins varier d’un pays à l’autre en fonction des traditions politiques et des réalités constitutionnelles, mais les résultats quant aux politiques économiques, budgétaires, sociales, etc., menées diffèrent très peu. Dans certains pays, l’illusion de l’alternance peut être poursuivie (entre « gauche » et « droite » le plus souvent), les différences en matière économique portant plus sur la manière que sur le fond, mais les différences, et les choix réels, pouvant se poursuivre dans certains domaines sociétaux. Dans d’autres pays, la « gouvernance » des hommes et des choses peut conduire à un gouvernement « d’union nationale » où les partis de gouvernement acceptent de gouverner ensemble, bien entendu là aussi au service de la finance. Dans d’autres pays, ces partis de gouvernement s’effacent et laissent ouvertement la place à des personnes venant directement « du système » (la BCE, Goldman Sachs, etc.). Et la suite logique d’une telle situation, c’est l’interrogation sur les limites du « système démocratique réellement existant », comme il nous était parlé, il y a quelques décennies, du « communisme réellement existant ».
Gérard Gourguechon, 26 août 2016