Suite de l’article : Les catégories fondamentales du capitalisme
Dans le schéma bien huilé du « capitalisme fordiste », plusieurs ruptures fondamentales vont subvenir à partir des années 70 pour mener à la crise actuelle qui n’est pas une crise d’ajustement, mais bien une crise due aux impossibilités de l‘économisme à faire face aux réalités par ses catégories fondamentales que sont : le travail, l’argent et le trio production / consommation / exploitation. Plus que des catégories de pensées économiques, ces éléments sont le socle du paradigme dominant, c’est-à-dire ce qui permet d’orienter les individus dans la perception (et donc leurs actions pratiques… ) qu’ils ont du monde vivant (écologie), du rapport à autrui (la société) et du rapport à eux-mêmes (construction de sa vie personnelle, identité).
Une rupture historique
L’effondrement du mur de Berlin et la fin de « l’alternative » soviétique laisse le capitalisme seul maître sur la planète. De fait, il peut définitivement laisser dérouler la logique de son paradigme (c’est-à-dire de ses valeurs éthiques et culturelles) sans obstacles. Certains parleront du « turbo-capitalisme » signifiant par là l’absence totale de frein. Ainsi, libérée des contraintes, la distribution des richesses à travers le modèle de cohabitation des deux sphères : l’une capitaliste, l’autre de « l’état social » n’a plus de sens. Et comme le modèle de l’état social ne s’est pas préoccupé de se pérenniser par un socle de construction individuel (mais par une vision purement étatisée et collective), c’est la culture et l’éthique capitaliste qui l’emporte, puisque celle-ci interpelle l’individu dans sa singularité (voir article précédent).
Rupture dans l’appareil de production due à l’automatisation
Durant les années 70, l’informatisation et l’automatisation de la production permettent d’accroître considérablement la productivité. L’un des socles du paradigme étant toujours le trio production / exploitation / consommation, les gains en rendement ne servent pas à réduire le temps consacré à la production, mais à produire davantage. La première conséquence est un accroissement de la pression sur l’environnement, car il s’agit d’alimenter la croissance des cadences de production. La seconde conséquence est la détérioration et l’avènement de produits de plus en plus jetables. En effet, il s’agit, coûte que coûte, d’écouler une production grandissante par la consommation.
Pour assurer cette (sur)consommation, la durabilité des biens est réduite afin d’obliger les individus à remplacer l’existant (par exemple : une machine à laver durait 25 ans, elle n’est aujourd’hui conçue que pour tenir 7 ans). Dans un contexte où le capitalisme veut absolument assurer la rente alors que l’automatisation et l’informatisation tendent à accélérer la baisse tendancielle de la plus value (même si elles ont augmenté la plus value), la pression sur les salaires et la jetabilité des biens produisent l’endettement massif des citoyens, puis des États. C’est ce passage à une automatisation qui, en nécessitant de lourds investissements, va accroître le recours à la financiarisation. Cette sphère financière, développée à l’origine pour soutenir l’industrie, va finir par s’autominiser de plus en plus, et s’imaginer qu’elle peut produire de la valeur à partir de rien, au point de n’avoir plus aucun rapport avec la production matérielle.
Une rupture écologique au sens global
Dans les logiques de l’économisme, l’accroissement de la productivité ne vise d’autres possibilités que de fabriquer davantage, ce qui montre la rupture d’avec une « finalité humaine » (écologique au sens global), puisque produire 10 voitures en deux fois moins de temps ne devrait permettre, in fine, que de réduire de moitié le temps de travail ! C’est-à-dire de donner plus de temps aux individus. Mais les valeurs éthiques et culturelles, sous tendues par les pratiques de l’économisme, ne sont pas à l’écoute du monde, et ne visent que le fonctionnement de l’activité économique. L’économisme, en centralisant tout sur l’économie, a opéré un effacement des « finalités humaines et écologiques » pour proposer des valeurs de vies individuelles qui garantissent la suprématie de l’économie par les préoccupations individuelles. À gauche, la culture identitaire ouvriériste relève de cet assujettissement à l’économisme. Pour le productivisme et le capital, il s’agit de forger des mentalités et des valeurs identitaires qui soutiennent le règne de l’économie face à des finalités humaines et écologiques.
Ainsi, le développement du capitalisme suit le trio production / exploitation / consommation d’une manière autiste, en totale coupure avec le reste du monde, donc avec l’écologie au sens global (c’est-à-dire le monde vivant, la vie des individus au sein de ce monde vivant, mais aussi la capacité à être à l’écoute des rythmes biologiques). L’accroissement de la productivité par l’automatisation va accélérer la pression environnementale exercée pour subvenir aux cadences de production. Si les dégâts environnementaux pouvaient être ignorés (car locaux) jusque dans les années 70, la fin du capitalisme fordiste accélère la dégradation de l’environnement et, surtout, la mondialise ! Ainsi, la position écologique au sens global ne trouve pas son fondement dans la seule « préservation de l’environnement pour l’environnement », mais dans une vision bien plus large qui accuse le mode de développement productiviste au sens où il détruit le monde vivant et écarte des équilibres biologiques, c’est-à-dire : le monde vivant, l’homme et les équilibres écologiques.
Mutation du « capitalisme fordiste » vers un « capitalisme cognitif »
L’accroissement de la productivité a rendu, dans un second temps, toute une catégorie de biens peu rentables, car assurant peu de plus value. De fait, tous les biens courants, simples à produire (et souvent les plus nécessaires !) ont été de plus en plus délaissés ou modifiés pour aller vers d’autres types de biens capables d’assurer la rentabilité. Dans le capitalisme fordiste, la part de la plus value était fortement liée aux conditions de fabrication (dont la main d’oeuvre) et aux services effectivement rendus par l’objet fabriqué et vendu (valeur d’usage). Aussi, pour garantir un taux de rentabilité, les capitalistes vont-ils modifier leurs activités de fabrication vers la production et la vente de produits plus « cognitifs ».
En effet, dans un « capitalisme fordiste » le prix est fortement dépendant de la valeur d’usage d’une marchandise, la plus value est donc fortement contrainte. Du fait de l’automatisation et de l’informatisation de la production, cette possibilité de rente s’est effondrée. Il fallait donc trouver le moyen de maintenir un fort niveau de rentabilité, donc de déconnecter au maximum le prix d’une marchandise de sa valeur d’usage réel. C’est le passage vers le « capitalisme cognitif ». Il s’agira désormais moins de vendre « un produit » (avec une valeur d’usage) que de vendre « une identité ». La valeur de l’objet vendue (valeur d’échange) relevant davantage du cognitif (la perception qu’en ont les individus consommateurs) que de l’usage réel du produit. Par ce passage du fordisme au règne du cognitif, la détermination de la rente se trouve ainsi déconnectée de la valeur d’usage du produit. Par cette mutation de la production et de la consommation, il est possible au capitalisme de maintenir le taux de profit à des valeurs inégalées, puisque le prix n’a plus rien à voir avec la valeur réelle d’un objet.
Dans les faits, cette mutation voit l’explosion des budgets de publicités, pudiquement désignés par « budgets de communications » (début des années 80), car il est désormais nécessaire de travailler les esprits au travers des modes pour rendre indispensable tel caractère, telle couleur, telle preuve d’identité, et de vendre le produit qui va permettre d’afficher et de répondre au besoin ainsi créé dans la tête de l’individu domestiqué en consommateur. Le capitalisme utilise donc la construction d’identité naturelle à des fins de rentabilité. Cette mutation de la production tient sa preuve par le fait que même dans les industries dites « scientifiques » ou « médicales », comme par exemple l’industrie pharmaceutique, le budget dit « de communication » est le double – voire le triple ! – du budget de la recherche et du développement de nouvelles molécules.
Pour référence, Antonio Negri et Jean-Marie Vincent, mais aussi Carlo Vercellone, ont largement contribué à expliciter cette mutation du capitalisme ; le concept de « capitalisme cognitif » ayant été initialement forgé par Enzo Rullani, puis davantage structuré par le groupe travail ISYS du Matisse-CES de l’université Paris-I.
Les conséquences de cette mutation du capitalisme vers une optique cognitive sont très importantes, et il sera vu, dans l’article suivant, comment cette mutation de la production place la société dans une crise de la valeur c’est-à-dire dans une situation où il n’est plus possible de fixer un prix à quelque chose, mais où les repères identitaires, gouvernés pas les modes (jetabilité, désirs standardisés et programmés, règne de l’instantané, etc. ) sont le jouet des intérets financiers via l’impact cognitif ; situation très grave d’un point de vue social, mais également en terme de construction identitaire.