NDLR – Avec ce premier texte d’un enseignant qui présente un cycle sur les penseurs grecs précurseurs de la science dans le cadre d’une université populaire en Sud-Charente, ReSpublica entame une rubrique de culture générale que nous souhaitons ouvrir par la suite à d’autres œuvres de grands auteurs.
Aux VIe et Ve siècles avant Jésus-Christ, ces penseurs ont fondé la science et la philosophie et leur ont donné leurs premiers développements ; à cette époque les deux étant encore identiques, c’est Socrate qui créera le premier la séparation entre elles . Ils refusèrent d’expliquer le monde par des mythes, des narrations dans lesquelles les dieux étaient la cause et la dynamique des faits naturels et des phénomènes : Zeus pour la foudre et le tonnerre, Poséidon pour la mer et les tremblements de terre, Apollon pour le soleil et sa lumière faisant vivre plantes et animaux, Déméter, déesse de la fertilité, mère nourricière présidant à la germination des céréales, etc…
Ces penseurs grecs, la plupart d’origine ionienne, veulent expliquer et expliquent les phénomènes naturels comme quelque chose qui naît, se forme, se développe et disparaît pour renaître et se reformer dans un nouveau cycle d’existence naturelle du tout.
Ils sont à la recherche, par l’observation de la nature et par l’analyse de ses phénomènes, de deux choses :
- a – d’un ou plusieurs « principe(s) » qui fonderai(en)t les choses et les êtres non seulement matériellement, en tout cas naturellement mais aussi les expliquerai(en)t par là-même, véritablement, réellement. (Ce principe était le précurseur de ce qu’on appellera plus tard, en physique, une loi générale.)
- b – ce ou ces principe(s) devrai(en)t aussi être l’origine et le moteur (de la continuité) de tout mouvement dans l’univers, y compris du mouvement de l’univers lui-même.
On peut ainsi dire d’eux, en considérant leurs efforts et leurs travaux – bien que peu de documents originels d’eux nous soient restés -, qu’ils sont les créateurs de la rationalité philosophique et scientifique !
Corrections, améliorations et synthèse
Si ces penseurs, chercheurs, pionniers nous présentent parfois des idées ou concepts ou explications qui nous paraissent naïves et le sont en partie, ils font démarrer la science, en son âge héroïque, car de Thalès à Pythagore on peut déceler qu’en trois ou quatre générations, ils n’ont cessé, reprenant à chaque fois leur prédécesseur, de voir ses manques, ses défauts, ses inexactitudes et d’en améliorer la production explicative, c’est-à-dire la théorie du tout (l’univers en sa totalité) soit en changeant de principe originel : l’eau de Thalès, pour l’infini d’Anaximandre, pour l’air infini d’Anaximène, pour le couple infini/fini de Pythagore/Philolaos; soit ils améliorent une partie de la précédente explication par exemple en changeant la place de la Terre au centre pour une place en orbite, réduisant le rôle de la Terre à une planète comme ses sœurs, etc.
Bien qu’ils n’aient pratiquement pas d’instruments d’observation, ils persistent pourtant dans l’observation et découvrent souvent quelque chose de nouveau, (s’ils ne l’inventent pas de toutes pièces ! On est parfois à la limite de la magie (alchimie) et de la science) qui fera changer la vue d’ensemble .
C’est déjà la méthode scientifique au travail . Si nous considérons que le principe qu’ils ont choisi au départ, dans leur vision des choses, peut-être comparé à une hypothèse au sens moderne, ils vont le rejeter pour l’échanger contre un autre: l’air contre l’eau par exemple, ou pour le transformer, l’infini trop abstrait contre l’air infini, plus physique, plus concret, etc.
Thalès de Milet 625- 547 avant J-C. « L’eau est le principe »
1 – Il pense que l’eau est le principe de toutes choses et de tous les êtres vivants et aussi du mouvement et que par et dans ses transformations, l’eau forme un cycle fini qui se referme pour s’ouvrir sur lui-même et se recommencer et ceci sans fin, éternellement.
2- Ayant appris et repris des connaissances des Babyloniens et des Égyptiens, il a prévu l’éclipse de soleil de 585 avant J.C. en Asie-Mineure. On peut le considérer comme le fondateur de la géométrie et de l’astronomie scientifiques car pas d’astronomie réelle, rationnelle, scientifique sans développement de la géométrie, science de l’espace !
Pour le dire encore plus clairement : c’est en voulant résoudre des problèmes de position et de distance et de mesure de corps planétaires et sidéraux dans l’espace que Thalès a construit et développé la géométrie et non le contraire, en partant d’une pure construction abstraite !
A la génération suivante c’est grâce et à partir du matériau géométrique suffisamment accumulé dû aux observations astronomiques journalières de Thalès ( par exemple pointage quotidien de la position du soleil dans son déplacement quotidien, du matin au soir, et tout le long de l’année sans interruption !) que Pythagore a pu alors commencer à développer une géométrie purement abstraite ainsi qu’une arithmétique abstraite ou science des nombres. L’esprit humain se sentit alors capable de construire les mathématiques à partir de sa capacité (faculté) d’ analyse et d’abstraction ! Cette création de la géométrie et des mathématiques est donc due à un processus social et historique .
Thalès par sa recherche astronomique empirique et les constructions géométriques qu’il en déduisit, posa les bases nécessaires et suffisantes pour que la construction, la production abstraite mathématique puisse se développer .
3- En étudiant avec précision chaque jour la projection et le déplacement de l’ombre d’un bâton planté verticalement (gnomon) sur un sol parfaitement horizontal, il a su déterminer non seulement le jour le plus long et le plus court dans l’année, solstices d’été, 21 juin et d’hiver, 21 décembre, le soleil étant à midi au plus haut dans le ciel et au plus bas en hiver) mais aussi les équinoxes, moment de l’année solaire où le jour égale la nuit en durée (20 ou 21 mars et 20 ou 21 septembre).
Mais il a même découvert que chaque année ces moments remarquables ne coïncidaient pas exactement et qu’il y avait donc une variation dans la durée qui réclamait de plus amples explications.
4 – Il a mesuré sans l’escalader, la hauteur de la grande pyramide de Képhren, en appliquant tout simplement son théorème des triangles semblables (Diogène Laërce, Vies I,27 et Pline, Histoire naturelle ,36, 82) et par la même application, la distance à la côte d’un bateau en mer.
5- En cosmologie ou formation du monde et des astres :
- a- les astres ne sont plus des dieux mais de la terre enflammée, ce feu très intense provenant d’une forte évaporation de l’eau;
- b – la Terre flotte sur la section circulaire et plane d’une demi sphère céleste orientée vers le haut; cela expliquerait les tremblements de terre…!
Anaximandre (de Milet) 610-545 avant J.C. « L’infini »
Disciple de Thalès, ce citoyen de Milet comme lui, dans son livre « De la nature » (physis en grec) formule la première hypothèse de l’infini ou illimité et son corollaire : « les univers s’allument et s’éteignent successivement dans un cycle éternel de naissance et de fin, se reproduisant à l’infini.» ; le nôtre n’étant probablement selon lui qu’un des univers du cycle éternel.
1- Inventeur du géocentrisme, croyant fermement à la géométrie-monde et à la stabilité de son principe d’égalité, c’est Anaximandre qui pour deux millénaires a placé la Terre au centre du tout, la considérant ainsi équilibrée de toutes parts comme l’est le centre du cercle en rapport à tous les points de sa circonférence…
2- Il a construit une nouvelle forme – améliorée de celle des Égyptien s- de cadran solaire à partir des travaux d’astronomie de Thalès.
3- Astronomie : Il a le premier construit la sphère de l’univers avec son pôle nord céleste (étoile polaire). Cette sphère tourne sur elle-même, c’est-à-dire rotationne sur son axe incliné d’un angle de 23°, 24′ par rapport à la verticale du lieu de l’observateur.
Il aurait déterminé le plan équatorial de cette sphère céleste ainsi que son plan écliptique (plan dans lequel apparaissent les éclipses de soleil et de lune) par la ligne joignant les points des 2 solstices et par la ligne des équinoxes où se coupent ces deux plans.
4- Sa cosmologie : L’univers est d’abord un embrasement, qui par cette très forte chaleur rotationne sur lui-même tandis qu’il se ferme par une enveloppe de chaleur. Dans ce mouvement d’une vigueur extrême se séparent les éléments froids et lourds d’une part et les éléments très chauds, d’autre part : les uns tombent au centre de cette boule-sphère – ce sera la Terre-, les autres s’agglutinant à la périphérie (sur le bord de la boule en fusion) forment une écorce de chaleur intense qui en se refroidissant va former des zones circulaires (sur le pourtour de la sphère en mouvement) alternant entre chaud et froid : ce qui conduit à leur déchirure et forme des anneaux circulaires, origines des orbites où révolutionnent soleil, lune et planètes. (On peut sourire de nos jours de la naïveté du modèle explicatif mais il a le mérite de fonctionner uniquement avec des causes matérielles, thermiques et mécaniques sans faire intervenir des divinités.)
5- Un transformiste avant Lamarck et Darwin ?
Anaximandre pense que l’homme comme tous les autres vivants sur terre sont d’abord nés dans l’eau de la mer sous formes d’oursins, puis de poissons et enfin du ventre, du sein de ceux-ci sont sortis les autres animaux qui sont allés sur terre et enfin ont formé les humains..!
Anaximène (de Milet) 590-525 avant J.C. « L’air illimité »
1- Sa cosmologie ou formation de l’univers :
Disciple d’Anaximandre, il essaie de donner une explication fondamentale à partir d’un élément simple, l’air illimité ou infini et d’un principe, le mouvement de cet air : seules l’évaporation ou la dilatation d’un côté (vers le haut) et b- la condensation ou compression de cet air, de l’autre (vers le bas), causent et créent tous les êtres, toutes les choses et tous les phénomènes observables de l’univers.
- a- Ainsi l’air en se réchauffant fortement, (tel un gaz élémentaire ?) tourbillonne et donne les astres : soleil, lune et planètes, disques qui tournent à grande vitesse.
- b- En se refroidissant cet air donne vents, nuée ( pluie), eau et par condensation encore plus forte c.a.d. compression, il se transforme en neige, grêle et glace.
2 -En astronomie :
- a- La Terre est plate et donc flotte sur l’air illimité qui la soutient et qui s’enfonçant à l’infini ne manquera jamais de lui-même pour la soutenir (ce concept de l’infini est plus profond que naïf si on y réfléchit bien et Galilée ne le reprendra-t-il pas pour expliquer le(s) corps au repos comme « le degré de lenteur infinie du mouvement.» ?).
- b- L’axe céleste incliné de 23°24′ est encore expliqué par l’air : c’est un tassement de l’air de ce côté qui en est la raison (Ici on ne peut que sourire de l’insuffisance de l’hypothèse de l’air voulant tout expliquer !). Les autres astres sont aussi plats car aplatis sous la poussée de l’air..! Ce serait la même poussée très forte de l’air qui imprimerait aux astres leur révolution..!
3- En météorologie : il ne fait que reprendre les explications d’Anaximandre en y précisant le rôle de dilatation de l’air autour de la foudre en cas de tonnerre; l’air est entré dans les nuages par la force du vent et quand il veut en sortir, sous sa pression, il déchire les nuages qui alors zèbrent le ciel par l’éclair…(On voit ici que la difficulté de l’explication du phénomène fait appel à une projection anthropomorphique : « il (l’air) veut sortir » !)
Pythagore 585-500 avant J.C. – « Les nombres sont les racines des choses »
D’origine ionienne, né à Samos, Pythagore a probablement connu les thèses et ‘hypothèses’ des trois Milésiens, ses prédécesseurs, puisque, avant d’émigrer en Italie du Sud dite ‘La Grande Grèce’, étant Samien, il vivait à 60 km par mer, de Milet et parlait exactement la même langue grecque : le ionien.
Grand voyageur, il a rapporté d’Égypte et de Babylone (Empire Perse d’alors) des connaissances en mathématiques et astronomie.
1 – Inventeur de l’arithmétique, il lie les nombres à une représentation spatiale (figures formées par des points et dont chaque point représente un nombre);
2 – Avec ses disciples directs il développe rigoureusement la théorie des nombres entiers étroitement liés à l’espace créant ainsi la genèse de la géométrie plane et même en 3 dimensions (production, 3 générations plus tard, des 5 solides réguliers) .
3 – Découverte des nombres irrationnels tels racine de 2 ; de 3; de 5; de 7; de 11; de 13 etc… et méthode d’extraction de ces racines; avec cette découverte l’infini apparaît sous la forme de la divisibilité. (Voir plus loin en 6).
4 – Il établit ou redécouvre son fameux théorème du triangle rectangle a² + b² = c² (hypoténuse)
5 – Il développe la théorie des proportions, arithmétique, géométrique, harmonique (empruntée pour une part aux Mésopotamiens), la théorie musicale( sur laquelle notre musique occidentale est fondée) et l’harmonie des sphères célestes qui inspirera en astronomie le système (géocentrique) de Ptolémée, six siècles plus tard.
6 – En cosmologie et astronomie :
Ce n’est pas Pythagore mais c’est surtout Philolaos, un disciple de la 2e génération, fin du Ve siècle, qui semble avoir produit une théorie conséquente :
Reprenant en partie l’infini (ou illimité ) d’Anaximandre, il le combine avec le fini ou le limité/ limitant, pour constituer l’univers en sa totalité comme dans l’arithmétique où le pair est illimité (infini), et l’impair limité (fini): car on peut toujours diviser une ligne formée par 2 points en parties égales, tandis qu’une ligne formée par 3 ou 5 points(nombre impair ne pourra l’être !)
L’univers est composé de ces opposés ou contraires : les Pythagoriciens ont établi une table des 10 principes contraires (couples) – dont, limité et illimité, un et multiple, impair et pair, droite et gauche, courbe et droit, carré et oblong (rectangulaire, c’est à dire égal et inégal), en repos et en mouvement, lumineux et obscur, bien et mal, mâle et femelle.
7- En astronomie : Cet univers ainsi composé se départage en deux zones : celle de la sphère céleste tournant infiniment et éternellement sur elle-même, comme les astres aux mouvements parfaits car circulaires tandis que en-dessous de la lune et sur Terre les choses sont limitées et limitantes (on dirait en langage moderne ‘déterminées et déterminantes’) et périssables, soumises perpétuellement au changement … Mais le premier, Philolaos, bouscule le géocentrisme d’Anaximandre et met à sa place un feu central tandis que la Terre rejoint déjà le jeu orbital des autres planètes autour de celui-ci !
Mais la Terre est couplée d’une anti-Terre qu’on ne voit jamais, comme la face cachée de la lune, parce qu’elle tourne en orbite à l’exacte opposé du feu central par rapport à la Terre ! Le soleil gravite lui aussi, en orbite après la Lune.
Critique : Sa rationalité mathématique côtoie des croyances religieuses, notamment l’immortalité de l’âme et ses migrations (métempsychose), curieusement parallèles à celles des Hindous. Ainsi sa rationalité vire au mysticisme et au sacré et son arithmétique vire à l’arithmologie avec toutes les dérives attribuées aux nombres (mages, Nostradamus etc.) que l’on connaît depuis, à travers l’histoire !
Héritage et succession : Les découvertes qui sont attribuées à Pythagore reviennent aussi aux 11 générations suivantes de Pythagoriciens dont les 3 ou 4 premières ont été très fécondes en tous les domaines décrits, maths (Hippocrate de Chios); astronomie, théorie musicale (Philolaos); architecture, mécanique, stratégie (Archytas de Tarente) y compris en médecine (Alcméon de Crotone) où seuls les Pythagoriciens au Ve siècle savaient déjà que l’intelligence siégeait dans le cerveau et non le cœur ! ce qui était probablement dû à des dissections d’animaux et de cadavres humains.
A suivre : Héraclite – L’école d’Elée : Parménide et Zénon…