J’ai abordé ce « pavé » d’érudition (600 pages sans compter les annexes, publié chez Gallimard cet automne) avec deux a priori défavorables : le premier dû au fait que l’auteur fasse usage d’une méthode diffusionniste un peu oubliée sinon discréditée en sciences sociales ; le second, à la crainte que la mise à jour du caractère primordial de la famille nucléaire ne soit utilisé de façon simpliste par les tenants de l’ordre moral. En outre les interviews de l’auteur d‘Après l’Empire, ne se faisant pas faute de rappeler le caractère prémonitoire de ses précédentes analyses (notamment sur la faillite du système soviétique à partir des chiffres de la mortalité infantile), ont fortement souligné les hypothèses qu’Emmanuel Todd formule sur les réussites de l’Occident en raison de la présence de systèmes familiaux favorisant l’individualisme, tandis que parmi les grands émergents que sont la Chine et l’Inde, l’infanticide sélectif (le « féminicide ») est annonciateur de récession. N’y avait-il pas là des causalités un peu rapidement posées ? Eh bien non, rigueur et prudence caractérisent ce livre. Et l’auteur se garde – à partir des bénéfices de l’individualisme – de le louer quelque forme que ce soit de libéralisme.
Sans chercher à donner une vue complète du contenu, ni rentrer dans des discussions techniques, je dégagerai des points d’intérêt particulier.
Si le stucturalisme a régné sans partage pendant près d’un demi siècle dans les sciences sociales, on sait que Cl. Lévi-Strauss en privilégiant les « structures élémentaires de la parenté » (celles où le conjoint doit appartenir à un groupe donné ou être un parent déterminé) laisse de côté les sociétés à « structures complexes » (les plus nombreuses, ce sont notamment celles de l’Occident, où le choix du conjoint pour un individu est dit « libre » sous réserve de divers déterminismes sociaux et à l’exception de quelques parents prohibés). E. Todd rappelle que la pensée structuraliste a buté sur le « mariage arabe » et son caractère endogame (préférence pour la cousine parallèle paternelle). Pour sa part, il ne bâtit aucune théorie nouvelle sur la parenté mais accumule les données disponibles de l’histoire ancienne ou moderne et de l’anthropologie pour donner sens à la diversité des structures familiales de par le monde. Si ce premier tome ne concerne que l’Eurasie, le second rassemblera l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie, continents où sont plus fortement représentées les « structures élémentaires » : avec beaucoup de rigueur, l’auteur suspend d’ailleurs la vérification du caractère universel de ses principales hypothèses à la finalisation de cette seconde partie.
Le choix d’une méthode diffusionniste, basée sur le conservatisme des zones périphériques, le conduit à utiliser un échantillon très abondant (et il est vrai hétéroclite : les registres anciens ne fournissent pas les mêmes données que les monographies, les règles d’héritage ne sont connues que tardivement…). Mais l’autorise à formuler un schéma inverse de celui que l’on postule généralement : au lieu d’aller de la complexité vers la simplicité, les structures familiales, dans le temps et l’espace, se sont complexifiées à partir de la famille nucléaire. En gros la diffusion de systèmes patrilinéaires se serait produite à partir de la Chine, de l’Inde du Nord et de ce qu’on appelle aujourd’hui le monde arabe – car bien avant l’Islam la patrilinéarité aurait trouvé sa source en Mésopotamie. A cet égard, l’Europe occidentale se retrouve en grande partie « périphérique ».
Les hypothèses de Todd sur cet immense phénomène sont passionnantes dans le détail des différentes zones où il les décrit et devraient attirer l’attention des féministes. En effet, réglant en 3 pages son sort au fantasme de la matrilinéarité et plus encore du matriarchat « primitifs », il établit une corrélation entre la dégradation du statut de la femme (qui n’a jamais été équivalent à celui de l’homme) et les progrès de la patrilinéarité.
D’une façon nuancée qui emporte aisément la conviction, il fait l’hypothèse d’un rapport fonctionnel entre la densification démographique (le monde « plein ») et familles patrilocales qui permettaient de maintenir les unités de résidence et de production agricole d’une part, et d’autre part poussaient à l’expansion des sociétés devenant guerrières. (Lorsque le droit d’aînesse y apparaît, il n’oppose pas seulement les hommes aux femmes, mais les aînés aux femmes et aux cadets !). Or ces traits auraient joué finalement un rôle paralysant au regard du développement économique de ces sociétés à l’époque moderne et notamment parce que l’éducation des enfants qui relève principalement de la sphère féminine se trouve appauvrie par un statut dégradé des femmes. Que voilà une explication sympathique !
Il s’agit là d’une reprise des recherches que E. Todd exposait dès 1984 dans L’enfance du monde. Structures familiales et développement. De même, l’idée que certaines formes de familles élargies ont à voir avec l’aire géographique du totalitarisme allemand ou des communismes russe et chinois a déjà été évoqué en 1983 dans La troisième planète. Structures familiales et systèmes idéologiques.
Même s’il faut un moment pour s’acclimater à la typologie des systèmes familiaux utilisée dans l’ouvrage, sa lecture est toujours stimulante et il est toujours fascinant de voir l’inventivité humaine en matière d’« ingénierie sociale ». C’est l’occasion de réfléchir à l’évolution des rapports de genre et aux avantages de notre marche semble-t-il irrévocable vers l’individualisme. Et un voyage dans l’espace et le temps auquel j’inviterais volontiers ceux qui ont un peu de temps à y consacrer à l’occasion de vacances… et en attendant le tome 2.
Quant à la crainte exprimée au début de ce compte rendu d’une interprétation réactionnaire concernant la famille nucléaire, il faudra la combattre si elle se manifeste car rien n’y donne prise chez Emmanuel Todd et, d’ailleurs, l’anthropologie ne cesse de démontrer : 1/ que lorsqu’on parle d’une unité constituée des « père, mère et enfants », elle n’a rien de nécessairement durable ni d’obligatoirement biologique, 2/ que la monogamie est un phénomène statistique dominant et non l’objet d’un jugement de valeur. L’examen des systèmes familiaux hors Eurasie devrait renforcer la vision décentrée à laquelle nous invite ce panorama.