Louise Mailloux est professeure de philosophie et s’intéresse à ce qui touche la religion, particulièrement à sa dimension politique. Elle est collaboratrice à l’Aut’Journal qui est un journal québécois, syndicaliste, progressiste et indépendantiste. Elle a co-fondé avec Djemila Benhabib et plusieurs autres laïques, le Collectif citoyen pour l’égalité et la laïcité, dont elle est co-porte-parole, avec Djemila Benhabib. Ajoutons au passage que le récent projet de Charte de la laïcité au Canada a été uniquement préparé par nos camarades laïques canadiennes.
Hakim Arabdiou : A part la scandaleuse tentative d’instaurer des tribunaux islamiques au Canada, sur le modèle des tribunaux israélites qui existaient déjà, les Français et a fortiori les Européens connaissent peu de choses sur les agissements des intégristes religieux sur votre territoire.
Louise Mailloux : Sur cette question, on pourrait écrire un livre, mais je vais tenter d’être brève… Du côté des chrétiens, on peut dire que la droite religieuse canadienne majoritairement protestante est présente en politique depuis les années 30. Elle est surtout active dans l’Ouest canadien où elle a été à l’origine de certains partis politiques populistes de droite qui ont échoué aux élections et dont les membres ont rejoint l’actuel gouvernement conservateur de Stephen Harper. Suivant l’exemple des conservateurs religieux américains, ces fondamentalistes ont compris que pour infléchir les politiques du gouvernement dans le sens de leurs valeurs, le prosélytisme et le lobbysme ne suffisent pas et qu’il faut occuper les fauteuils du Parlement. C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, on retrouve bon nombre des fondamentalistes religieux dans la députation conservatrice et jusqu’au sein du cabinet, chez certains ministres du gouvernement Harper.
Ainsi, il y a quelques années, ils ont pu, avec l’appui de la Conférence des évêques catholiques du Canada, s’opposer au mariage gai. En janvier 2008, un député conservateur a présenté un projet de loi voulant que le meurtre d’une femme enceinte soit considéré comme un double meurtre, donnant ainsi une personnalité juridique au fœtus et visant ultimement à recriminaliser l’avortement. Tous les députés conservateurs, sauf quatre, ont voté en faveur de ce projet de loi qui attaquait la liberté sexuelle des femmes, de même que leur droit à procréer librement. Ce même gouvernement a aussi renié son engagement de mettre sur pied un programme national de garderies, rendant ainsi plus difficile pour les femmes l’accès aux études et au travail. Autant d’attaques perpétrées par ces chrétiens pour remettre en cause les acquis de la révolution féministe et renvoyer les femmes au foyer.
Il faut également souligner l’influence de la droite religieuse américaine. Des groupes évangélistes qui ont joué un rôle important dans l’élection de Bush ont émigré au cours des dernières années au Canada. C’est le cas des groupes Focus on the Family, Christian Coalition et Promise Keepers dont sont issus certains députés à Ottawa et qui travaillent à promouvoir la famille traditionnelle, la chasteté chez les jeunes, à valoriser l’hétérosexualité, sans compter l’offensive soutenue en faveur du créationnisme dans le but de contrer l’enseignement du darwinisme.
Pour ce qui est des juifs hassidiques, ils ne sont pas prosélytes puisqu’ils se croient le Peuple élu. Ils vivent donc en vase clos et ne cherchent pas à s’intégrer à notre société. Mais lorsqu’ils s’adressent à la société civile, ils demandent des accommodements, comme par exemple transiger avec un policier plutôt qu’une policière, qui remettent en question le statut des femmes et que nos responsables d’État leur accordent bien gentiment. Ce qui provoque à chaque fois de vives protestations dans l’ensemble de la population. L’exemple le plus récent est celui de ne pas vouloir d’examinatrice pour passer l’examen de leur permis de conduire, accommodement sexiste qui leur a été accordé par une société d’État au nom de la liberté religieuse.
Quant aux intégristes musulmans, ils sont très actifs au point où l’on se demande s’il leur reste du temps pour prier! D’abord ils sont organisés au Québec à travers Présence musulmane dont le mentor n’est nul autre que l’islamiste Tariq Ramadan, et au Canada à travers le Congrès islamique canadien qui a été à l’origine de la demande pour l’implantation de tribunaux islamiques en Ontario en 2004. Ce qu’ils visent ultimement ce ne sont pas de reconquérir comme le souhaitent les chrétiens des espaces institutionnels où ils pourraient diffuser leurs valeurs, mais de remplacer l’État démocratique par un État islamique et d’imposer la charia. Et les stratégies pour y arriver sont multiples. Rien qu’aujourd’hui, on apprenait dans l’actualité que des musulmans ont fait une demande pour avoir une banque islamique conforme à la charia!
D’une manière générale, comme l’explique Djemila Benhabib dans son livre, les intégristes suppléent aux carences de l’État en matière d’intégration en offrant toutes sortes de services d’aide aux immigrants musulmans comme par exemple pour le logement, la recherche d’emploi, les papiers administratifs, ils financent parfois des études et donnent des cours de langues et d’informatique. Bref, autant de moyens pour se rapprocher des gens de leur communauté, pénétrer à l’intérieur des familles en se rendant indispensables et demander en retour le port du voile ou la fréquentation de la mosquée. C’est ainsi que des femmes qui ne se voilaient pas à leur arrivée au Canada, se sont mises soudainement à porter le voile et faire de la réclame pour les intégristes.
Les intégristes musulmans empruntent aussi la voie juridique en s’appuyant sur nos Chartes qui garantissent la liberté religieuse pour demander des accommodements comme par exemple des locaux de prière dans les universités de façon à accentuer la visibilité de l’islam dans l’espace public et les institutions publiques et contester par le fait même le caractère laïc de ceux-ci. Et lorsque la grogne populaire se manifeste suite à des accommodements qui leur sont consentis, ils crient alors au racisme et à l’islamophobie pour empêcher toutes critiques.
Ils sont aussi actifs auprès des lobbys religieux, les appuyant lorsque cela les sert. Ils courtisent également ceux de nos intellectuels qui sont multiculturalistes et qui, sous prétexte de respect et d’ouverture, vont constamment se porter à leur défense, et leur offrir une porte d’entrée dans l’intelligentsia et une tribune dans les médias.
Et finalement, tout comme les chrétiens, ils ont compris l’importance d’investir les partis politiques à ce point qu’ils présentent maintenant des candidats à chaque élection, que ce soit au niveau municipal, provincial ou fédéral. Ils investissent des partis plus à gauches comme Québec solidaire au provincial ou le Nouveau parti démocratique au fédéral puisque les partis conservateurs sont occupés par les chrétiens. Évidemment, ils se gardent bien de présenter leur «vrai programme» et se retrouvent sous la bannière de partis qui défendent le mariage gai et le port du voile dans les institutions publiques. Trouvez l’erreur!
H. A. : Vous êtes, en tant que laïques canadiens, à l’instar des féministes de votre pays, confrontés, comme en Europe et aux États-Unis d’Amérique, aux mêmes trahisons de certains idéaux humanistes et égalitaires, et à la même complicité avec les intégristes, surtout islamistes, de la part des communautaristes au sein de la droite, de la gauche et des féministes.
L.M. : C’est exact. La gauche est toujours prompte et très à l’aise pour vitupérer contre le Pape et l’intégrisme chrétien. Évidemment, on ne peut que se réjouir d’une telle vigilance mais pourquoi demeurer silencieux lorsqu’il s’agit de dénoncer l’intégrisme musulman? Et pire encore, pourquoi le défendre sous prétexte de lutter contre le racisme ou la xénophobie?
Une telle démission devant les idéaux des Lumières et une telle lâcheté sont déconcertantes et révoltantes. Ceux qui hier défendaient la laïcité contre les chrétiens, les droits humains et l’égalité des femmes et des hommes sont les mêmes qui aujourd’hui se tiennent aux côtés des islamistes pour défendre des valeurs rétrogrades qu’ils ont eux-mêmes combattues, il y a à peine quelques décennies.
Le refus de la gauche (je pense notamment à Québec solidaire et à un organisme féministe comme la Fédération des Femmes du Québec) de condamner l’intégrisme, en se portant à la défense de tous les musulmans quels qu’ils soient, traduit un antiaméricanisme et un anti-Israël primaire et dogmatique qui nient toute différence entre l’islam comme religion et l’islam comme politique. Ce qui a pour effet de soutenir ceux qui luttent contre la démocratie, la laïcité et le féminisme et d’abandonner, du même coup, les démocrates, les laïques et les féministes qui, fidèles aux idéaux des droits humains, se retrouvent bien malgré eux associés à une droite raciste et xénophobe.
La culpabilité de l’Occident vis-à-vis de l’impérialisme que l’on retrouve à forte dose dans les rangs de la gauche, sa position altermondialiste qui valorise sans discernement la diversité culturelle, son refus d’être la référence universelle en matière de droits humains, se traduit par une très grande tolérance à l’égard de l’intolérable et cautionne des positions dont les femmes sont souvent les premières victimes. Cette gauche-là, gangrenée par le relativisme culturel, souffre d’un excès de pureté dont l’envers est une incroyable lâcheté.
Au Canada et au Québec, cela se traduit par la défense inconditionnelle d’une «laïcité ouverte», favorable à l’intrusion du religieux dans les institutions publiques et qui s’inscrit dans la logique du multiculturalisme qui encourage le maintien et la valorisation des communautarismes et interprète la neutralité de l’État comme étant l’expression des multiples confessions. Vous imaginez comme les intégristes doivent rire dans leur barbe…
H. A. : Finalement, vous vous retrouvez partiellement démunis face à ces menées sur le plan juridique, puisque ni la Constitution ni aucun texte de loi dans votre pays ne fait explicitement état de la laïcité de l’État canadien.
L.M. : Il est vrai qu’aucune Charte et aucun texte constitutionnel canadien ou québécois ne fait référence à la laïcité de l’État et qu’il n’y a donc aucune garantie juridique attestant de la séparation de l’Église et de l’État. Toutefois, bien qu’il soit évidemment souhaitable qu’une telle affirmation de laïcité soit enchâssée dans nos textes constitutionnels, il faut tout de même nuancer les limites de sa portée juridique.
Pour preuve, nos voisins du Sud, les Américains qui ont inscrit dans le premier amendement de leur Constitution que la religion est officiellement séparée de l’État et qu’il n’y a donc pas de religion reconnue par l’État. Cela n’empêche pas quiconque voulant être élu à la Présidence des États-Unis de devoir tenir compte de l’immense poids politique de la droite religieuse américaine. Nous voyons donc que cette affirmation de laïcité n’est pas forcément le gage d’un haut indice de sécularisation et que même si le Québec n’est pas formellement laïc, son niveau de sécularisation est nettement supérieur à celui des États-Unis.
Là où les Québécois sont démunis, c’est face à la conception multiculturaliste du Canada anglais qui s’oppose à leur conception républicaine de la laïcité et qui trouve son expression juridico-politique à travers les différents jugements de la Cour suprême fédérale qui ont préséance sur ceux des cours provinciales. Ainsi en 2001, la Cour supérieure du Québec a rejeté la demande d’un jeune sikh voulant porter le kirpan à l’école publique. Celui-ci a porté sa cause en appel jusqu’en Cour suprême qui a alors renversé le jugement de la Cour supérieure du Québec en faveur du port du kirpan à l’école moyennant un accommodement.
Au républicanisme des Québécois se greffe une conception juridique, qui, à l’instar de la Cour européenne des droits, ne reconnaît qu’une interprétation objective de la religion alors que les jugements rendus par la Cour suprême s’appuient sur une interprétation subjective de celle-ci, donnant ainsi à la simple foi des croyants une légitimité incontestable.
Voilà en quoi consiste «l’inconfort» du Québec qui n’étant toujours pas un pays, demeure une province du Canada. C’est la raison pour laquelle les Québécois souhaitent sortir la question des accommodements religieux du terrain juridique pour l’amener sur le terrain plus démocratique du politique.
H. A. : Quel a été le processus qui a abouti à votre élaboration d’un projet de Charte de la laïcité ? Quelles sont les forces qui le portent actuellement ? Et quelle chance a-t-il d’être adopté par vos parlementaires ?
L.M. : En mai dernier, suite à la prise de position de la Fédération des Femmes du Québec en faveur du port de signes religieux dans les institutions publiques, position qui fut appuyée par la Ministre de la Condition Féminine, Christine Saint-Pierre, notre Collectif citoyen a vu le jour dans le but d’initier un débat sur la laïcité à travers tout le Québec, débat qui n’a jamais eu lieu et que l’ensemble de la société civile réclame actuellement. Dans ce débat, deux conceptions s’affrontent : celle de la laïcité s’inspirant du modèle républicain et qui est celle que nous défendons, et celle de la laïcité dite «ouverte» qui s’inspire du multiculturalisme sur lesquelles sont calquées les recommandations du rapport Bouchard-Taylor.
Notre proposition de Charte, que vous pouvez consultez sur le site de notre Collectif, se veut une contribution à ce débat démocratique nécessaire. Elle rejoint les préoccupations de la grande majorité des Québécois et rencontre d’énormes sympathies auprès des partis politiques d’opposition, du Conseil du Statut de la Femme, de l’ensemble des syndicats et également d’une bonne partie de notre élite intellectuelle qui réclament unanimement que le gouvernement assume ses responsabilités et adopte une Charte de la laïcité. Le succès de cette bataille dépendra de la mobilisation de tous ces acteurs de la société civile jusqu’au simple citoyen. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’avenir s’annonce radieux…
Entretien réalisé par Hakim Arabdiou