Source externe : le blog de Martine Storti http://martine-storti.fr/article-dans-clara-magazine-le-piege-identitaire-janvier-2017/
La question de l’identité nationale a refait surface en France dans les années 80 du siècle dernier, avec la réapparition sur la scène politique du Front national, alors composé de vieux briscards de l’Algérie française, de tortionnaires de « bicots », de nostalgiques de Vichy qui se mêlaient à des types plus jeunes, crânes rasé et perfecto pour certains, costume trois pièces pour d’autres, sensibles à la carrière qui s’annonçait avec « la gauche au pouvoir » comme l’on disait après l’élection de François Mitterrand !
Si l’on doit au parti de Jean-Marie Le Pen la remise au goût du jour d’une thématique des années 30, à savoir le lien entre immigration et menaces sur l’identité française, il faut aussi se souvenir que très vite les ralliements à cette vieille antienne furent nombreux et que la conception d’une identité française fermée, ethnique, exclusive, xénophobe se mit à gagner du terrain, bien au-delà du périmètre de l’extrême droite.
Cette extension politique s’accompagna au fil des années d’une sorte d’enrichissement des contenus identitaires au point d’y faire figurer l’émancipation des femmes, comme le montra le débat sur l’identité nationale, orchestré en 2009 par le président de la République Nicolas Sarkozy et le premier ministre François Fillon. Dans ce processus d’identitarisation s’engouffrèrent des intellectuels, des groupes politiques, des courants idéologiques qui n’avaient jamais été du côté des luttes féministes mais qui se mirent à vanter l’égalité et la liberté des femmes, construisant ainsi une sorte de féminisme national, voire nationaliste et officialisant un affrontement qui prend les femmes comme objets et comme otages.
Nous avons vu à l’œuvre ces prétendus défenseurs des droits des femmes après les agressions commises à Cologne lors de la nuit de la Saint Sylvestre 2016 par des dizaines d’hommes, pour la plupart d’origine maghrébine, contre des centaines de femmes. Nous avons pu constater à quel point la liberté des femmes était présentée comme une composante de l’identité occidentale, y compris par ceux qui, quelques mois plus tôt, nous expliquaient, à l’instar d’Éric Zemmour et de l’hebdomadaire Valeurs actuelles, que la destruction de l’ordre patriarcal par les horribles mégères du MLF et leurs descendantes était à l’origine de la destruction de la France et de son identité !
Mais cette stratégie identitaire développée par des forces de droite ainsi que par une partie de la gauche est une aubaine pour d’autres entrepreneurs d’identité, « post-coloniaux » ou « décoloniaux », qui ne cessent de répéter que la laïcité, l’interdiction du voile dans les écoles, la liberté des femmes ne sont que des instruments du racisme, de l’islamophobie, de la frontière entre « eux » et « nous ». Ou qui présentent le féminisme comme un discours de femmes et d’hommes blancs occidentaux et instruisent son procès au nom de l’anti-racisme, de l’anti-colonialisme et de la défense du camp des « dominés ».
De ce côté aussi un processus identitaire est à l’œuvre, où c’est aux femmes qu’il est demandé et même exigé de porter l’identité, où chacun est enfermé dans sa communauté, sa culture, sa couleur de peau, avec une globalisation des uns et des autres, avec une séparation totale entre « Blancs » et « non-Blancs », avec ce refus du métissage que l’on peut lire sous la plume de la porte-parole du parti des Indigènes de la République, Houria Bouteldja, et qui n’a rien à envier au séparatisme culturel et raciste de l’extrême droite, au partage entre les « de souche » et les « pas de souche ».
Il convient de rappeler que cette autre manière d’occidentaliser le féminisme est une très vieille histoire, rabâchée depuis longtemps. Je l’ai entendu par exemple à Paris, en 1977, lorsque la coordination des femmes noires décida de lutter contre l’excision et l’infibulation et que leurs camarades révolutionnaires leur rétorquaient que s’en prendre aux traditions n’était ni un combat prioritaire ni un combat anti-impérialiste. Ou encore en 1979, à Téhéran, lorsque par milliers des femmes se rassemblaient dans les rues de la capitale iranienne contre le port du tchador prôné par l’ayatollah Khomeiny tout juste rentré de son exil en France. Pour stigmatiser les manifestantes, le nouveau pouvoir répétaient qu’elles étaient occidentalisées, vendues au grand Satan américain, complices de la dictature du Shah…
C’est l’universel qui est subversif
Les féministes doivent dénoncer et refuser ces stratégies identitaires qui rabattent les concepts politiques que sont l’égalité et la liberté des femmes en enjeux de modes de vie, de mœurs, d’identité nationale, de loyauté ou de non loyauté à l’égard d’une religion ou d’une culture. Et qui font des femmes l’instrument, l’objet et le sujet de l’affrontement.
Occidentaliser l’émancipation des femmes revient à gommer qu’elle est une conquête, à faire fi des combats menés depuis plusieurs siècles pour sa réalisation, à oublier le long, je pourrais même dire l’interminable processus dont elle est la conséquence.
Il faut rappeler que l’égalité, la liberté ont été conquises contre. Contre des traditions, des préjugés, des cultures, des religions, des enfermements, des grilles. Contre la morale établie, contre tout ce qui contrôle les corps. Les « occidentales » ont dû affronter leurs églises, leurs partis politiques, leurs pères et leurs mères, leurs frères, leurs camarades. Elles ont dû faire face aux opprobres, aux injures, aux condamnations. Elles ont dû attaquer le pacte démocratique qui pendant tant de siècles les a exclues.
Cette égalité jamais complètement réalisée, ces libertés, jamais définitivement acquises, doivent faire l’objet d’une vigilance constante, tant la tentation est grande de rogner les droits, en particulier ceux qui renvoient à la maîtrise par les femmes de leur corps et de leur sexualité, ainsi que l’atteste l’opposition, jamais éteinte en Europe, à l’avortement, pour ne prendre que cet exemple. Et la récente campagne des primaires dites « de la droite et du centre » en a donné une illustration en France.
Au lieu de figer l’émancipation des femmes dans une identité, il ne faut pas cesser d’affirmer son historicité. L’historiciser, c’est en effet la rendre possible pour d’autres. D’autres qui ont aussi à combattre leurs religions, leurs traditions, leurs enfermements, leur assignation à résidence. D’autres qui se battent depuis des décennies pour le droit à la subjectivité, à la singularité, à l’individualité. Et qui souvent, trop souvent, le font au risque de leur vie.
Cette similitude des combats féministes porte un nom, elle s’appelle universalité. Dans ces temps d’essentialisation des différences que tant de voix se plaisent à proclamer, il faut prôner sans vaciller l’universel. Et oser dire qu’aujourd’hui s’en revendiquer est subversif. Il faut le défendre contre lui-même, contre ses mensonges, lorsque le particulier prend sa figure, par exemple le suffrage masculin se donnant pour universel.
Mais en dénoncer la particularité n’est pas le récuser, c’est en élargir le contenu. L’universel des droits des femmes n’est pas l’autre nom de l’Occident ou de son hégémonie. Universel ne signifie pas que le chemin de l’émancipation est identique pour toutes les femmes, mais que des principes et des droits valent pour toutes.
Si tel n’était pas le cas, au nom de quoi dénoncer la barbarie totalitaire contre les femmes qui dépasse les pays, les religions, les cultures : ainsi les enlèvements, séquestrations, viols, assassinats de filles par Boko Haram au Nigéria, les mariages précoces et forcés de fillettes dans plusieurs pays d’Asie et d’Afrique, le viol systématique des femmes au nom, comme pendant la guerre dans l’ex Yougoslavie, de l’épuration ethnique, ou d’un dieu qui le commanderait, comme le pratiquent des combattants de l’état islamique en Irak, les viols de mères devant leurs enfants, de filles devant leurs parents, les vagins lacérés au rasoir, ou brulés à la soude caustique, ou déchiquetés par une balle tirée à bout portant comme en République démocratique du Congo. Ou plus près de nous et de manière moins tragique les multiples facettes de ce qu’il faut encore appeler la domination masculine.
La liberté, l’égalité, les droits, les émancipations ne sont pas des marquages identitaires, ils ne séparent pas l’Occident d’un autre monde qui ne saurait les entendre. En Occident aussi, beaucoup y sont, hélas, sourds. Ailleurs, sont nombreux ceux, notamment de religion ou de culture musulmane, qui les adoptent, car il y va de l’humanité et de la dignité de leur existence, de l’idée qu’ils s’en font.