La note d’analyse de France Stratégie intitulée « Lutter contre l’illettrisme – Un impératif économique et social » (1)Quentin Delpech, Nicolas Charles, « Lutter contre l’illettrisme – Un impératif économique et social », La note d’analyse no 34, France stratégie, Août 2015. Voir http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/notes_danalyse_ndeg34_-_web.pdfest un objet difficile à identifier. Après avoir insisté sur l’importance de l’illettrisme en France et souligné les conséquences désastreuses de celui-ci sur la situation économique et sociale de ceux qui le subissent et même sur leur santé, cette note présente un plan d’action susceptible de diviser par deux le nombre des adultes « en situation d’illettrisme » et une estimation du coût de ce plan ambitieux. Mais, malgré son titre, la note manque singulièrement d’analyse, et les justifications de la stratégie qu’elle propose sont si légères qu’on peut légitimement douter de l’intérêt de cette présentation.
La définition proposée de l’illettrisme est claire (2)« Situation de personnes de plus de 16 ans qui, bien qu’ayant été scolarisées, ne parviennent pas à lire et comprendre un texte portant sur des situations de leur vie quotidienne, et/ou ne parviennent pas à écrire pour transmettre des informations simples. Pour certaines personnes, ces difficultés en lecture et écriture peuvent se combiner, à des degrés divers, avec une insuffisante maîtrise d’autres compétences de base comme la communication orale, le raisonnement logique, la compréhension et l’utilisation des nombres et des opérations, la prise de repères dans l’espace et dans le temps, etc. » mais elle n’est pas directement opérationnelle. Les diverses enquêtes sur lesquelles s’appuie la note n’ont pas (c’est mentionné dans la note elle-même) la même notion des compétences de base à évaluer ni, bien sûr, les mêmes critères d’estimation de l’illettrisme. Les résultats, très différents, de ces enquêtes sont pourtant utilisés suivant les besoins de la présentation sans aucun regard critique. Par exemple, l’enquête de l’Insee (3)« Enquête Information et vie quotidienne », Insee-ANLCI, 2012. montre, comme on pouvait s’y attendre, que l’illettrisme est beaucoup plus marqué dans la population ayant accompli sa scolarité à l’étranger, même en français, que dans celle qui a été scolarisée en France. Mais cette différence, qui pèse pourtant étonnamment lourd dans la mesure globale de l’illettrisme (11 % de l’ensemble de la population est « en situation d’illettrisme » au lieu de 7 % de celle des individus qui ont été scolarisés en France) n’est pas analysée en profondeur. Et, quand il s’agit de comparer la France à d’autres pays, on oublie cette hétérogénéité pour utiliser sans aucun regard critique une autre enquête (4)« Enquête PIAAC (Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes) », OCDE, 2013., très différente, conduisant à une évaluation globale (sur quelle population exacte ? ce n’est pas précisé dans la note) des compétences en « littératie » et en « numératie » obtenue en s’appuyant fortement (mais dans quelle mesure ?) sur les technologies de l’information. Dans ces conditions, la comparaison entre pays de cultures très différentes et de populations plus ou moins homogènes n’a pas grand sens.
Il faut dire que les évaluations présentées dans la note ont principalement pour vocation de persuader le lecteur de l’importance de l’illettrisme. Un constat inquiétant, heureusement tempéré par des prévisions d’évolution plus optimistes. Mécaniquement, avec l’arrivée de générations mieux formées, le taux d’illettrisme devrait baisser. Mais l’estimation chiffrée qui est donnée suppose que le taux d’illettrisme des jeunes est en train de baisser et que cette tendance va se prolonger. Or, les enquêtes PISA, pourtant citées dans la note, mettent en évidence, depuis 2000, une augmentation du nombre des jeunes de quinze ans ayant de grandes difficultés de compréhension de l’écrit. Cela devrait mériter au moins quelques commentaires.
Il en est de même de la recherche de causalité en cas de corrélation. Page 3, la note considère comme faisant partie des noyaux durs de l’illettrisme, les chômeurs, les décrocheurs du système scolaire, les allocataires de minima sociaux et les jeunes vivant en zone urbaine sensible. On pourrait sans difficulté allonger cette liste à l’aide des attributs les plus fréquents des populations défavorisées. C’est, par exemple, dans ces populations que l’on trouve aussi le plus de personnes ayant une santé flageolante. Il n’est donc pas étonnant que, comme le souligne la note page 5, l’on trouve plus de personnes en mauvaise santé parmi celles qui sont en grande difficulté en compréhension de l’écrit que parmi celles qui maîtrisent la culture écrite. De là à inciter à penser (comme dans l’introduction et la conclusion) qu’à elle toute seule, en plus « d’accroître l’accès au marché du travail, la maîtrise [des] compétences [de base] favorise également la santé », il y a un grand pas qui demanderait justification, justification que l’on ne trouve pas dans la note.
Avait-on vraiment besoin d’une telle accumulation de mauvais arguments pour conclure que l’éducation est pour la Nation un enjeu économique et social (page 5), un enjeu d’égalité et de cohésion sociale (introduction) ? Cela fait longtemps qu’on le sait et il fut un temps où, à la sortie du primaire, les élèves étaient censés avoir acquis, entre autres, « la compréhension de l’écrit, la maîtrise du calcul ou encore la capacité à résoudre un problème » (page 5). Mais c’était avant que la mode nous conduise à qualifier ces objectifs de compétences « génériques » dont dépend la « société de la connaissance », que l’on découvre que, malgré l’allongement de la scolarité, trop de gens n’ont pas acquis ce socle minimal et que l’on décide d’améliorer les compétences de base de la population, ce qui suppose d’abord de lutter contre l’illettrisme. La note propose donc un plan ambitieux visant à diviser par deux la proportion des adultes « en situation d’illettrisme ».
Il s’agit en réalité de prolonger les actions déjà existantes à une part plus importante de la population, qui serait détectée grâce à une utilisation plus efficace des sources possibles d’information. Le coût supplémentaire estimé est obtenu sur la base du coût moyen actuel par un simple calcul de proportion, et la réussite totale de cette action est postulée, sans même aucune analyse de l’efficacité des opérations de formation actuelles. Leur réussite et les facteurs qui la favorisent mériteraient pourtant une étude approfondie, car le risque de dérive grave des coûts pour un résultat incertain n’est pas négligeable. Par exemple, une grande partie des personnes « en situation d’illettrisme » à déjà bénéficié à l’école d’une bien plus longue et bien plus coûteuse opération de formation que celle qui est proposée dans la note. On nous rappelle d’ailleurs (page 7) que près de la moitié des jeunes « en situation d’illettrisme » sont encore scolarisés.
Certes, en France, la formation continue est défaillante et mériterait bien d’être améliorée. Mais, pour ce qui concerne « les compétences de base », ne serait-il pas préférable de commencer par rendre l’école, et d’abord l’école primaire, plus efficace ?
Notes de bas de page
↑1 | Quentin Delpech, Nicolas Charles, « Lutter contre l’illettrisme – Un impératif économique et social », La note d’analyse no 34, France stratégie, Août 2015. Voir http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/notes_danalyse_ndeg34_-_web.pdf |
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↑2 | « Situation de personnes de plus de 16 ans qui, bien qu’ayant été scolarisées, ne parviennent pas à lire et comprendre un texte portant sur des situations de leur vie quotidienne, et/ou ne parviennent pas à écrire pour transmettre des informations simples. Pour certaines personnes, ces difficultés en lecture et écriture peuvent se combiner, à des degrés divers, avec une insuffisante maîtrise d’autres compétences de base comme la communication orale, le raisonnement logique, la compréhension et l’utilisation des nombres et des opérations, la prise de repères dans l’espace et dans le temps, etc. » |
↑3 | « Enquête Information et vie quotidienne », Insee-ANLCI, 2012. |
↑4 | « Enquête PIAAC (Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes) », OCDE, 2013. |