La modernité est à la fois un état et un idéal. Par modernité, on entend généralement tout mode d’organisation et de fonctionnement de l’État et de la société, fondée sur les valeurs humaines universelles et les principes des droits de l’Homme, et visant la liberté, l’égalité et le bien-être multidimensionnel de l’Homme.
La modernité est aussi un idéal, un état indéfiniment perfectible. Le droit français, bien que régissant un État républicain et laïque, ne comportait pas moins nombre de dispositions sexistes, inspirées du christianisme et de certaines traditions occidentales conservatrices ou rétrogrades. C’est de moins en moins le cas, aujourd’hui.
La modernité n’est pas la contemporanéité. Car tout ce qui est contemporain n’est pas forcément beau ou juste. La théorie antidarwinienne du Dessein intelligent est récente ; elle n’est pas moins réactionnaire.
Des contingences historiques font que c’est l’Occident qui est, depuis cinq cents ans, le principal producteur et vecteur de la modernité et de la sécularisation.
Il ne faut pas pour autant confondre modernité et occidentalisme. Tout ce que produit cette ère dernière civilisationnelle n’est pas forcément bon : l’antisémitisme politique par exemple. Bien évidemment, les intégristes et leur marchepied au sein de la gauche communautariste, ainsi que les tiers-mondistes s’abritent derrière cette idée pour tenter d’empêcher coûte que coûte l’accès des musulmanes aux valeurs humaines universelles.
C’est également pain béni pour eux, lorsque l’extrême droite et un groupuscule « laïque » discrédite le combat laïque ou féministe en racontant certaines inepties à propos de l’islam ou des sociétés musulmanes ou lorsqu’ils confondent islamophobie, qui est la lutte légitime contre les prétentions des religions à vouloir régenter la vie des êtres humains, et la musulmanophobie, qui est le racisme envers les adeptes d’une religion, en l’occurrence l’islam, et une atteinte à la liberté de conscience et d’expression.
Quant à la sécularisation, qu’il ne faut pas confondre avec la modernité, elle consiste, elle aussi, pour les êtres humains, à substituer progressivement leurs besoins et aspirations profanes à leurs préceptes religieux.
Ces deux processus sont proches ou semblables dans leurs modalités, mais pas dans leurs finalités. Le stade ultime de la première ne vise pas, par elle-même, l’extinction de la foi et des pratiques religieuses. Le stade ultime de la seconde, c’est la disparition des religions des communautés humaines.
Mais la sécularisation n’est pas forcément synonyme de modernité. Une loi sécularisée peut être fondée sur la suprématie raciale, telle que stipulée par le nazisme. Un État sécularisé peut être également une dictature politique, comme l’URSS sous la botte de Staline et du stalinisme.
C’est pourquoi il faut considérer la modernité comme une condition de possibilité de la sécularisation ; et considérer réciproquement la sécularisation comme une condition de possibilité de la modernité.
Le monde musulman, en particulier depuis la décolonisation aux débuts des années 1960, et les politiques de développement, qu’il a connues, est à son tour en train de vivre les mêmes mutations profondes que le monde occidental a accompli aux siècles passés. Si différence il y a chez l’un et l’autre monde, et il y en a une, elle ne réside ni dans la nature ni dans l’ampleur ni dans les phases de ces mutations. Elle a trait au rythme de ces dernières, qui sont, pour des raisons évidentes, bien plus rapides dans le monde musulman.
Un exemple, parmi beaucoup d’autres, qui ne trompe pas : en une quarantaine d’années seulement, et malgré la contre-offensive de l’un des détachements de l’ultralibéralisme, l’islamisme, la majorité des familles musulmanes ne tient plus compte de la tradition séculaire de donner à au moins un de leurs enfants mâles, les prénoms de Mohamed ou de Ali, et à au moins une de leurs filles celui de Khadidja ou de Aïcha, en hommage respectivement au Prophète, au troisième calife de l’islam et imam des chiites, à la première et à la troisième épouse du Prophète. Ajoutons : sans qu’elles n’y voient le moindre manquement à leur foi religieuse.
Les musulmans, à l’instar de tous les êtres humains, obéissent dans leur évolution à deux facteurs essentiels : la loi de la nécessité et la loi de l’imitation. Ce qui les amène, de plus en plus, à interpréter leur religion et leurs traditions à l’aune de leurs besoins et aspirations humaines, ainsi que des exigences de la vie moderne.
Ces mutations convergentes s’effectuent par leur tendance, plus ou moins spontanée et grandissante, à se référer de moins en moins à leur religion et à leurs traditions dans leur vie sociale et à adopter de plus en plus de souplesse ou de laxisme dans leurs pratiques cultuelles. Ces mutations se réalisent également par l’effort d’interprétation savante et moderniste de la part de théologiens et d’intellectuels musulmans ou de cette origine.
Ceci, à l’exemple de ce qui avait été entrepris, aux XIXe et XXe siècles, par Djamel Eddine El Afghani, Mohammed Abdou, Rachid Rédah (à ses débuts)… Kacem Amin (Égypte), Tahar Haddad (Tunisie), Abdelhamid Benbadis (Algérie), etc., en vue de « moderniser l’islam », par l’apport des idées et des techniques les plus avancées de leurs époques, à savoir celles qui étaient en vigueur en Occident.
Au contraire d’un intégriste musulman comme Hassan Banna et de bien d’autres idéologues de son courant politico-religieux, ces derniers évaluent les idées nouvelles et les exigences de la vie à partir de leur conformité à l’islam, afin d’ « islamiser la modernité », à défaut de pouvoir la rejeter dans sa totalité.
C’est pour cette raison qu’il faut analyser les progrès de la modernité et de la sécularisation dans les sociétés musulmanes et dans les communautés musulmanes d’Occident, à partir de trois critères fondamentaux : leur direction, de manière globale et sur le long terme.
Car, comme bon nombre de phénomènes sociologiques, ces deux processus ne sont ni univoques ni uniformes.
En effet, il ne s’agit pas d’une évolution ascendante et linéaire, mais d’une tendance, et donc de processus non exempts de stagnations, voire reculs partiels et/ou provisoires, contradictoires, etc., mais surtout d’avancées irréversibles sur le long terme.
Ces progrès peuvent également ne pas s’effectuer au même rythme et au même degré dans les domaines économique, politique, que dans les domaines culturel et social, individuel et collectif, institutionnel et sociétal… Il est clair que ces progrès sont plus rapides et de plus grande ampleur en Tunisie ou au Liban qu’au Bangladesh ou en Arabie saoudite.
Cette lame de fond inexorable n’a pas épargné non plus une partie de la mouvance islamiste, entraînant certaines décantations politiques et idéologiques positives en leur sein, en particulier dans leurs organisations féminines.
A titre d’illustration, les jeunes filles et les jeunes hommes islamistes dans une quinzaine ou vingtaine d’années circuleront avec des moyens contraceptifs dans leurs poches – au nom de l’islam. Et ne voyez surtout pas ce propos comme une boutade.
Quant aux savants fondamentalistes musulmans, ne pouvant empêcher l’attrait irrésistible des sciences et des techniques sur les peuples musulmans, ainsi que leur utilité vitale pour leurs maîtres, le patronat musulman, essaient alors de les dépouiller de leur dimension émancipatrice. Ils tentent vainement d’endiguer cette dimension, notamment par le projet de créer une «science islamique », dont les points de départ et d’arrivée ne sont autre que la chari’a. C’est à cette fin, par exemple, qu’ils ont ouvert en 1981, en Amérique du Nord, l’Internationale Institute of Islamic Thought.
Ce n’est pas pêcher par excès d’optimisme que de dresser un tel constat. L’Europe des années 1920, 1930 et du début des années 1940, était infestée d’organisations et de régimes d’extrême droite et fascistes, de camps d’extermination et de camps de concentration, de colonialisme barbare et triomphant. Et pourtant, dès 1945, un air de liberté avait commencé à souffler sur l’Europe, et dans une moindre mesure sur les peuples colonisés.