Voir l’autre gauche progresser en Europe et régresser en France doit nous pousser à organiser le plus de lieux de débat possibles pour sortir renforcés de cette épreuve. Nécessité entre autre de rompre avec les séductions de ceux qui ne globalisent pas l’ensemble des éléments de la lutte politique.
Renouer avec la critique de l’économie politique
Dans les années 70, l’introduction surplombante et fascinante du calcul mathématique dans l’enseignement de l’économie fut le cheval de Troie du néo-libéralisme, lequel put, au nom de la « science économique », tenir un discours visant à exclure toute dimension politique dans le débat économique, tant pour les affaires publiques que privées. Ainsi, il suffisait de savoir « jouer » des inversions de matrice et un étudiant formé aux mathématiques pouvait entrer directement en second cycle de sciences économiques et obtenir dans la foulée un diplôme de 3e cycle d’économie. Aujourd’hui, ces mêmes étudiants, devenus universitaires reconnus défilent sur les plateaux de télévision ou dans les émissions de radio posés en « experts en économie », sans préciser qu’ils sont surtout conseillers financiers ou membres d’un CA d’une entreprise du CAC 40, comme le montre le film « Les nouveaux chiens de garde », excellent film d’éducation populaire – pour nous faire des prêches sur la seule politique possible, celle de leurs commanditaires.
L’économie politique est une idéologie, un système de pensée lié à une vision de la société. Elle est née avec la montée de la bourgeoisie afin de légitimer l’économie capitaliste, elle a ensuite eu pour fonction d’en gérer les contradictions. D’Adam Smith à Keynes, l’économie politique s’est diversifiée en autant de doctrines que d’intérêts de classes ou de fractions de classes. On a ainsi eu, au 19e s., l’économie politique vulgaire des auteurs dits néo-classiques, les pères de la science économique, dont la fonction fut de légitimer le libéralisme d’alors, mais aussi l’économie politique de la monnaie, elle-même divisée en courants liés aux types de banque qu’ils représentaient, etc. Avec la crise ouverte dans ces années 70, la science économique s’est instituée en économie politique de l’oligarchie financière, lui permettant de gérer la mondialisation des échanges et la financiarisation des économies.
On aurait pu espérer que les économistes hétérodoxes, alter, « atterrés » ou « affligés », qui se déclarent hostile à la doxa libérale renouent avec la critique l’économie politique. Que nenni ! Apparaissent ici ou là des économistes gourous avec leurs adeptes qui se rassemblent autour d’une prééminence surplombante censée régler, par une seule mesure, l’entièreté des questions sociales, économiques, culturelles et politiques. Et alors, on entend ici et là, la question suivante : « Es-tu pour l’expert X ou pour l’expert Y ? ». Dans sa façon de s’opposer à la « science » économique, l’hétérodoxie reste une économie politique dans la mesure où elle ne met pas en cause le rapports sociaux de production, mais seulement leur gestion. Elle s’imagine que l’on peut réorienter la marche de l’économie sans se référer aux lois de sa dynamique. L’hétérodoxie est une économie politique petite-bourgeoise, qui met au jour de vraies problèmes, mais qui ne se donne pas les moyens de les résoudre.
Les « experts néolibéraux en économie » développent une économique politique déterministe en copiant le déterminisme de la physique de la chute des corps de Newton. Et pourtant, même en physique, depuis l’équation de Schrödinger et le principe d’incertitude d’Heisenberg, les champs où le déterminisme reste roi diminuent fortement. Les gourous des prééminences surplombantes de l’autre gauche française se réfèrent globalement à l’approche keynésienne, qui est celle de la physique thermodynamique, dans laquelle les lois du système l’emportent sur celles de l’individu. Il est ainsi possible de critiquer le libéralisme.
Mais cette approche ne va pas au bout, car elle reste positiviste : le système n’a pas de contradiction interne insurmontable, ses dysfonctionnements résultent de défauts de régulation. Depuis Marx, la critique de l’économie politique s’appuie au contraire sur une démarche systémique dialectique, les lois qu’elle dégage sont des lois tendancielles. Le propre de ces lois est que les acteurs peuvent agir pour hâter, freiner ou contrer leur expression. Voilà pourquoi toute théorie économique qui s’appuie sur une inéluctabilité dans une situation donnée est erronée. Il y a certes un sens de l’histoire, mais l’histroire n’est pas écrite. Il reste toujours un impact fort, quant au niveau de mobilisation et de détermination des travailleurs, quant au degré atteint par la bataille pour l’hégémonie culturelle, quant à la capacité des dirigeants politiques de comprendre le peuple et principalement sa majorité, à savoir les ouvriers, les employés, les chômeurs, les jeunes de moins de 35 ans, les couples qui gagnent moins de 20.000 euros par an, etc., tous ceux qui se sont tous abstenus à plus de 70 % le 25 mai 2014.
Que faire aujourd’hui ?
Comme dans les années 30, une crise peut avoir plusieurs sorties. Aujourd’hui, la ligne de plus grande pente est l’intensification des politiques libérales pour contrer à la fois l’éclatement des bulles financières et la loi de baisse tendancielle du taux de profit dans l’économie réelle depuis les années 70. Cette intensification est actuellement gérée par une alternance UMP-PS, mais peut dériver sur une gestion de la crise par une alliance PS avec une partie de la droite ou par une alliance autoritaire fascisante avec une partie de l’UMP et le FN. Et sur ce point, c’est le patronat qui est à la manœuvre.
L’autre branche de l’alternative est une victoire de l’autre gauche. Mais pour cela, il faut que la gauche de la gauche se transforme et s’intègre dans une gauche de gauche conquérante, ce qui aujourd’hui n’est pas une mince affaire. D’autant que la grande différence avec les années 30 est que les conditions de la réussite de la radicalité altercapitaliste et keynésienne du CNR n’existent plus. Nous ne sommes plus dans une période de reconstruction et de reconstitution du capital avec des taux de profits élevés à partir desquels les luttes sociales peuvent obliger à un partage des gains de productivité permettant l’élévation du niveau de vie des travailleurs. Aujourd’hui, la sortie de crise demande la production d’un modèle politique alternatif au capitalisme lui-même.
Aujourd’hui, le niveau des armements interdit une guerre de type 39-45 et donc il n’y a plus de sortie de crise dans le capitalisme. Voilà pourquoi la majorité des économistes hétérodoxes largement néo-keynésiens sont hors jeu, qu’ils soient atterrés ou atterrants ou les deux à la fois. Ce n’est pas qu’ils ne sont pas sympathiques, c’est qu’ils sont inopérants. Ils se trompent de période. Voilà pourquoi la définanciarisation de l’économie est aujourd’hui impossible dans le capitalisme depuis que les oligarchies mondiales qui dirigent la bourgeoisie ont compris que la financiarisation de l’économie leur permettait d’une part de contrer la loi de baisse tendancielle du taux de profit dans l’économie réelle et d’autre part de « contrôler les Etats par la dette », selon l’excellent mot de Karl Marx. La ligne de plus grande pente est donc l’intensification des guerres sociales nationales avec les conséquences possibles énoncées plus haut.
L’autre gauche n’a donc pas le choix. Soit elle entreprend une mutation pour entrer dans un processus long visant à construire une gauche de gauche, soit elle alimentera différentes méthodes de type Coué, puis la fatalité, la désillusion, la récrimination envers les autres au lieu de se changer soi-même. Et surtout, elle doit en finir avec le pensée mortifère du type « Le peuple n’a pas compris, il faut mieux lui expliquer par une meilleure communication ». Car les ouvriers, les employés, les chômeurs, les jeunes de moins de 35 ans, les couples qui gagnent mois de 20.000 euros par an, etc., tous ceux qui se sont abstenus à 70 % ont très bien compris que même l’autre gauche française les avait abandonnés.
Pour cela, une boussole jaurésienne, reprise en substance par Daniel Cordier à la fin du film « Les Jours heureux » de Gilles Perret, est nécessaire : il faut, comme noté dans l’édito précédent de ReSPUBLICA, « examiner l’intérêt particulier du prolétariat ».