Laissons d’abord la parole à Abdellah Tourabi, directeur de publication du journal marocain Tel quel : « Oui, ça a à voir avec l’islam ».
À chaque fois que se produit un attentat ou que le monde découvre une atrocité commise par Daech, on entend immédiatement des affirmations du genre “ça n’a rien à voir avec l’islam”, ou “ces gens-là n’ont jamais lu le Coran”.
Ces arguments sont souvent bien intentionnés et sincères, mais ils sont, hélas, faux et intellectuellement malhonnêtes. Ils n’aident ni à comprendre la réalité ni à avancer pour sortir de cette impasse historique dans laquelle le monde musulman s’est englué. Les fanatiques qui se réclament de Daech parlent et agissent à l’intérieur de l’islam. Leurs convictions, leurs actes et leur vision du monde se veulent comme une réplique parfaite de l’islam des origines.
Les adeptes de Daech appliquent le Coran à la lettre, font des hadiths le fondement même de leur vie quotidienne, et veulent reproduire intégralement la première forme politique connue de l’islam, le califat. Leur univers est certes fantasmé et anachronique, mais il correspond à une réalité qui a existé il y a 14 siècles. Le nier ou refuser de le reconnaître serait un aveuglement.
Les textes religieux sont l’alpha et l’oméga des soldats de Daech. Comme les autres groupes jihadistes (Al Qaïda, les groupes égyptiens des années 1980-1990), ils justifient massivement leurs actes par des références au Coran et à la Sunna. Leurs documents, leurs communiqués et leurs livres sont construits comme des démonstrations théologiques et religieuses. Ils s’appuient sur des versets et des hadiths qui sont le résultat d’un contexte particulier, marqué par les guerres menées par le prophète Mohammed contre ses adversaires et la naissance du premier État musulman à Médine. Des versets comme “tuez les infidèles où que vous les trouviez. Capturez-les, assiégez-les et guettez-les”, ou un hadith qui énonce que “le jihad est le plus haut sommet de l’islam”, sont cités abondamment par les intégristes de Daech. Ils ne les ont pas inventés ni détournés de leur sens littéral.
Le Coran, comme tous les autres livres religieux, contient des passages violents et belliqueux. Ils sont l’expression de leur temps et le contexte de leur révélation. Le calife Ali, cousin et gendre du prophète, résumait l’affaire en une formule limpide et clairvoyante: “Le Coran c’est deux lignes écrites dans un livre. Ce sont les hommes qui les interprètent”, disait-il. Lui qui a été assassiné aux premières années de l’islam par un fanatique qui préfigurait les sectaires de Daech. Notre refus de voir cette vérité en face, de reconnaître la part de violence dans l’islam et de vouloir la dépasser nous entraîne dans une spirale d’hypocrisie et de déni de réalité.
Les théories du complot, la rhétorique creuse et vaine et le rejet de toute responsabilité sont les manifestations d’un malaise et d’une impasse. En rabâchant des slogans comme “pas d’ijtihad en présence d’un texte” et “le Coran est valable en tout lieu et tout temps”, on s’est empêchés d’avoir une lecture rationnelle et historique des textes religieux. Le regard critique, l’usage de la raison et l’adaptation à notre monde seront toujours sacrifiés et relégués au second plan. Et, entre-temps, les fanatiques de Daech continueront leur lecture littérale et mortifère des mêmes textes religieux que nous partageons avec eux. »
Laissons ensuite la parole à Kamel Daoud : « L’Arabie saoudite, un Daesh qui a réussi ».
Daesh noir, Daesh blanc. Le premier égorge, tue, lapide, coupe les mains, détruit le patrimoine de l’humanité, et déteste l’archéologie, la femme et l’étranger non musulman. Le second est mieux habillé et plus propre, mais il fait la même chose. L’État islamique et l’Arabie saoudite. Dans sa lutte contre le terrorisme, l’Occident mène la guerre contre l’un tout en serrant la main de l’autre. Mécanique du déni, et de son prix. On veut sauver la fameuse alliance stratégique avec l’Arabie saoudite tout en oubliant que ce royaume repose sur une autre alliance, avec un clergé religieux qui produit, rend légitime, répand, prêche et défend le wahhabisme, islamisme ultra-puritain dont se nourrit Daesh.
Le wahhabisme, radicalisme messianique né au 18ème siècle, a l’idée de restaurer un califat fantasmé autour d’un désert, un livre sacré et deux lieux saints, La Mecque et Médine. C’est un puritanisme né dans le massacre et le sang, qui se traduit aujourd’hui par un lien surréaliste à la femme, une interdiction pour les non-musulmans d’entrer dans le territoire sacré, une loi religieuse rigoriste, et puis aussi un rapport maladif à l’image et à la représentation et donc l’art, ainsi que le corps, la nudité et la liberté. L’Arabie saoudite est un Daesh qui a réussi.
Le déni de l’Occident face à ce pays est frappant: on salue cette théocratie comme un allié et on fait mine de ne pas voir qu’elle est le principal mécène idéologique de la culture islamiste. Les nouvelles générations extrémistes du monde dit « arabe » ne sont pas nées djihadistes. Elles ont été biberonnées par la Fatwa Valley, espèce de Vatican islamiste avec une vaste industrie produisant théologiens, lois religieuses, livres et politiques éditoriales et médiatiques agressives.
On pourrait contrecarrer : Mais l’Arabie saoudite n’est-elle pas elle-même une cible potentielle de Daesh ? Si, mais insister sur ce point serait négliger le poids des liens entre la famille régnante et le clergé religieux qui assure sa stabilité — et aussi, de plus en plus, sa précarité. Le piège est total pour cette famille royale fragilisée par des règles de succession accentuant le renouvellement et qui se raccroche donc à une alliance ancestrale entre roi et prêcheur. Le clergé saoudien produit l’islamisme qui menace le pays mais qui assure aussi la légitimité du régime.
Il faut vivre dans le monde musulman pour comprendre l’immense pouvoir de transformation des chaînes TV religieuses sur la société par le biais de ses maillons faibles : les ménages, les femmes, les milieux ruraux. La culture islamiste est aujourd’hui généralisée dans beaucoup de pays – Algérie, Maroc, Tunisie, Libye, Égypte, Mali, Mauritanie. On y retrouve des milliers de journaux et des chaînes de télévision islamistes (comme Echourouk et Iqra), ainsi que des clergés qui imposent leur vision unique du monde, de la tradition et des vêtements à la fois dans l’espace public, sur les textes de lois et sur les rites d’une société qu’ils considèrent comme contaminée.
Il faut lire certains journaux islamistes et leurs réactions aux attaques de Paris. On y parle de l’Occident comme site de « pays impies » ; les attentats sont la conséquence d’attaques contre l’Islam ; les musulmans et les arabes sont devenus les ennemis des laïcs et des juifs. On y joue sur l’affect de la question palestinienne, le viol de l’Irak et le souvenir du trauma colonial pour emballer les masses avec un discours messianique. Alors que ce discours impose son signifiant aux espaces sociaux, en haut, les pouvoirs politiques présentent leurs condoléances à la France et dénoncent un crime contre l’humanité. Une situation de schizophrénie totale, parallèle au déni de l’Occident face à l’Arabie saoudite.
Ceci laisse sceptique sur les déclarations tonitruantes des démocraties occidentales quant à la nécessité de lutter contre le terrorisme. Cette soi-disant guerre est myope car elle s’attaque à l’effet plutôt qu’à la cause. Daesh étant une culture avant d’être une milice, comment empêcher les générations futures de basculer dans le djihadisme alors qu’on n’a pas épuisé l’effet de la Fatwa Valley, de ses clergés, de sa culture et de son immense industrie éditoriale?
Guérir le mal serait donc simple ? A peine. Le Daesh blanc de l’Arabie Saoudite reste un allié de l’Occident dans le jeu des échiquiers au Moyen-Orient. On le préfère à l’Iran, ce Daesh gris. Ceci est un piège, et il aboutit par le déni à un équilibre illusoire : On dénonce le djihadisme comme le mal du siècle mais on ne s’attarde pas sur ce qui l’a créé et le soutient. Cela permet de sauver la face, mais pas les vies.
Daesh a une mère : l’invasion de l’Irak. Mais il a aussi un père : l’Arabie saoudite et son industrie idéologique. Si l’intervention occidentale a donné des raisons aux désespérés dans le monde arabe, le royaume saoudien leur a donné croyances et convictions. Si on ne comprend pas cela, on perd la guerre même si on gagne des batailles. On tuera des djihadistes mais ils renaîtront dans de prochaines générations, et nourris des mêmes livres. Les attaques à Paris remettent sur le comptoir cette contradiction. Mais comme après le 11 septembre, nous risquons de l’effacer des analyses et des consciences.
Kamal Daoud, chroniqueur au Quotidien d’Oran, est l’auteur du roman Meursault, contre-enquête.
Est-ce que l’Autre gauche est à la hauteur des enjeux ?
Pourquoi une partie de l’Autre gauche tente-t-elle d’être plus royaliste que le roi ? Pourquoi rabâche-t-elle que Daesh n’a rien à voir avec l’islam ? Cette partie de l’Autre gauche serait-elle dépositaire du vrai islam ? Quelle légitimité a-t-elle pour cela ? Là réside une des confusions de cette partie de l’Autre gauche. Avec un raisonnement simpliste, elle fait comme s’il y avait deux camps et donc elle prend le contre-pied de l’extrême droite. Qu’il faille s’opposer radicalement à l’extrême droite est une nécessité mais croire qu’il y a deux camps est erroné et organise la confusion. Il n’y a pas deux camps mais au moins quatre. Cette confusion relève de la même confusion que celle sur la laïcité. Là encore, le déficit d’éducation populaire est patent.
L’extrême droite et une partie de la droite prennent prétexte de Daesh pour stigmatiser l’ensemble des musulmans. C’est le pendant de la dérive ultra-laïciste anti-laïque. La majorité du PS et une partie de la droite penchent vers le communautarisme anglo-saxon. Une partie importante de l’Autre gauche est favorable à un gauchissement du communautarisme anglo-saxon contre la république laïque. C’est le pendant de la dérive de la laïcité d’imposture ou adjectivée. Car, doit-on le répéter, dans les pays développés, il y a trois grandes formes d’organisation culturelle, sociale et politique : la dictature, le communautarisme anglo-saxon et le système politique laïque. Le principe de laïcité n’est pas une opinion, ni une valeur, mais simplement un principe d’organisation culturelle, sociale et politique. Restent les partisans du système laïque de la République sociale comme quatrième pôle de la typologie. On en est là.
La position laïque du modèle politique de la République sociale est pourtant claire, elle découle d’une application de la logique du fondateur du journal l’Humanité, Jean Jaurès. Nous devons combattre avec la plus grande fermeté tout racisme en général, et le racisme anti-musulman ou anti-arabe en particulier, mais nous n’avons pas à défendre les islams, comme nous n’avons pas à défendre les christianismes, pas plus que le judaïsme, les bouddhismes, les athéismes et les agnosticismes. Ce n’est pas notre affaire quand il s’agit de la sphère de l’autorité politique ou de la sphère de constitution des libertés (école, services publics et protection sociale).
Dit autrement, nous devons protéger tous les musulmans et tous les arabes de tout racisme, mais nous avons le droit de critiquer toute religion quand elle développe un esprit réactionnaire ou obscurantiste. Par contre, nous devons assurer la liberté de conscience, dont l’une des conséquences est, d’après la loi de 1905 « de garantir [et non d’assurer ! NDLR] le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » Puis « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. » (Cette partie de la loi n’est pas appliquée par nos élites dirigeantes…)
Pendant près de deux siècles, tout le monde était d’accord sur la définition de la laïcité. Il y avait ceux qui étaient pour et ceux qui étaient contre, mais au moins, on parlait la même langue. Aujourd’hui, tout le monde est pour la laïcité, mais chacun a sa définition, contradictoire avec celle de son voisin. En un mot, en parlant la même langue, l’un dit « table », et l’autre comprend « chaise ». Le débat est donc encore plus difficile. Subissant le rouleau compresseur du mouvement réformateur néolibéral, une partie de l’Autre gauche pratique le relativisme culturel du communautarisme anglo-saxon selon lequel « toutes les idées se valent ». C’est une des raisons (pas la seule évidemment !) de son divorce avec la classe populaire ouvrière et employée qui représentent objectivement la majorité du peuple français.
Voilà pourquoi il faut combattre avec les musulmans l’islamisme et son débouché le total-terrorisme.