Tribune parue le 2 avril sous l’en-tête : Comment susciter davantage l’engagement des jeunes ?
En décembre 2012, le Credoc publiait un rapport, « Les jeunes d’aujourd’hui : quelle société pour demain ? » Vaste question. Les louables efforts de ses rédacteurs pour éviter le stigmate n’empêchent pas la – cruelle – réalité des chiffres. Ainsi en est-il de l’engagement politique : « Sur la période 2001-2010, seuls 4 % des 18-29 ans adhèrent à un parti politique ou à syndicat… » Le niveau de formation pondérerait-il ce pourcentage marginal ? Guère : seuls 7 % des jeunes diplômés du supérieur sont adhérents à de telles organisations, soit deux points de moins que les 30 ans et plus, tous niveaux confondus. Alors, certes, le Credoc pondère en écrivant que, si « les 18-29 ans se montrent plus réfractaires que leurs aînés à des formes d’engagement politique formalisées, voire institutionnalisées, (ils) n’hésitent pas à s’investir dans des projets collectifs », culturels, associatifs.
Faute de grives, des merles… pourrait-on dire. Car, si l’on peut s’ébaubir de quelques indignations salubrement contestataires, artistiques et autres, force est de constater qu’elles ne concernent qu’une fraction de la jeunesse mieux dotée et qu’elles s’élèvent, puis éclatent en bulles de catharsis sous le rouleau compresseur du monde des objets carburant à l’individualisme hédoniste.
Retour, donc, à la case « politique ». Sans succès, car la citoyenneté, pourtant pivot d’un dernier grand intégrateur, n’est bonne que ponctuellement, avec emphase, façon réunion électorale de la IIIe République sur une estrade, rouflaquettes aux tempes : « La jeunesse, un impératif national ! » Mais ces mots n’ont plus d’oreilles pour les entendre. Et tout porte à penser que cela ne va pas s’arranger avec un ministre du Budget (un comble) s’accommodant, pour lui, d’évasion fiscale et un ex-président de la République mis en examen – Dieu que c’est laid ! – pour « abus de faiblesse ». La fille du borgne ne s’y trompe d’ailleurs pas, jouissant de l’amalgame.
Il est habituel de s’attrister sur les conditions déplorables d’accès à l’adultéité réservées à la jeunesse. L’insertion, jadis réservée aux jeunes sans diplôme ni qualification, gangrène désormais toute une génération… exceptions faites de quelques héritiers, « fils de… » (cf. Lagardère, Dassault, etc.) et bien-nés, peinant en faculté de droit tout en prétendant à une présidence d’Epad. Pour y remédier et faute de radicalité, puisque l’air du temps est aux concessions, on rustine avec des politiques de l’emploi dont un classique est la diminution des charges, ce qui revient à faire entrer dans la tête des gens qu’un jeune coûte moins cher qu’un adulte… donc vaut moins. Il vaut mieux diviser – winner et looser (gagnant et perdant) – plutôt que de poser les bonnes questions. Ainsi, le partage du travail, pourtant seule solution raisonnable et éthique, est-il irrecevable par la doxa toute inondée de concurrence.
C’est ainsi : la plupart des solutions sociales imaginées pour réparer le bizutage social de la jeunesse se concentrent sur l’insertion professionnelle… que l’on ferait d’ailleurs mieux d’appeler l’accès à l’emploi, tant la dérive est patente de l’ambition d’un métier à l’exercice d’un emploi, à la résignation d’un job, à la survie d’un bad job (mauvais job). Pas plus que la politique, la « valeur travail » ne parvient à recomposer le minimum de cohésion sociale dont aurait besoin une société pour être autre chose qu’un agrégat dont le ciment, extrêmement friable, est l’opportunité.
Avec son étude de la circulation des élites, Pareto exposait un fonctionnement vertueux reposant sur le double mouvement de l’ascension des membres méritants (la méritocratie) et de la relégation des élites défaillantes. L’ascenseur est devenu descenseur et les élites contre-exemplaires expriment une remarquable stabilité. La démocratie est donc en grave danger – huit ou plus sur l’échelle de Richter – et quelques discours opportunistes ne suffiront pas à la sauver, tout au plus seront-ils des soins palliatifs. Le temps pour ceux qui les tiennent, eux, de s’en sortir.
Tout un travail de pédagogie est à entreprendre, comme l’entendait Montaigne pour qui éduquer n’était pas emplir un vase mais allumer un feu. Contrairement à l’assommoir des médias qui ne parlent que de « compétitivité », « dette » et « croissance », la réponse à l’urgence sociale n’est pas économique mais éthique : réinventer avec la jeunesse et dans le projet politique le constat de Condorcet, éduquer pour édifier l’idéal républicain. Non que les gens soient analphabètes, comme en 1789, mais en addiction à la société du spectacle : de TF1 au tac-au-tac, de « people » à « tous pourris ».
Les jeunes d’aujourd’hui s’adaptent, faisant de nécessité vertu. Ils secondarisent, heureusement pour eux, la « valeur travail » qui structura la génération de leurs géniteurs. Il convient de les entendre et de les accompagner dans leur socialisation car, à se socialiser entre pairs mais sans pères, ces derniers ne les reconnaîtront plus, ni ne seront reconnus, ni ne seront entendus.
Il s’agit donc de s’engager dans une éducation populaire politique. Pas plus ni moins que nous, adultes, la jeunesse n’est ni bonne ni mauvaise, n’a ni raison ni tort. Elle est un temps d’expérimentation, de construction. La condition, nécessaire mais non suffisante, d’une socialisation qui, des jeunes, en fasse des acteurs agissant sur le système et non des agents agis par le système, repose sur l’intergénérationnalité : même si nous, adultes, n’avons pas été, hélas !, les géants auxquels nous aspirions, il nous faut transmettre et, en les écoutant, leur permettre de grimper sur nos épaules pour voir plus loin. La recomposition politique est moins une affaire de parti que d’espaces de délibération intergénérationnelle : des racines de l’histoire de l’éducation populaire, des rameaux peuvent pousser. Entre le zapping affinitaire des réseaux sociaux où l’on s’égare en divertissement et la discipline républicaine des « orgas » où l’individu (individuum : « qui ne se sépare pas ») ne s’y retrouve plus parce que disjoint, il existe un interstice d’« agir communicationnel » et politique : que cent, mille universités d’éducation populaire politique éclosent…
Somme toute, comme l’écrivait Hannah Arendt (Condition de l’homme moderne), « ce que je propose est donc très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons ».