Un roi plein de bonnes intentions qui monte à vingt ans sur un trône trop grand pour lui, symbole d’une monarchie usée, héritage des grandes familles régnantes qui l’accaparent depuis plusieurs siècles.
Deux pauvres diables sous l’uniforme, et dont l’histoire n’a pas gardé le nom, qui s’arrêtent dans une auberge pour y mettre volontairement fin à leurs jours. Aucun motif particulier, sinon la lassitude d’un monde figé, qui leur interdit pratiquement tout, jusqu’à la possibilité même d’un avenir.
Une valse de ministres dont l’ambition n’a d’égale que leur impéritie, et qui se disputent l’oreille du souverain, sitôt installé, pour mieux le manipuler.
Une reine étrangère, au centre de toutes les cabales, qui complote contre un prince dont elle est la femme et qu’elle méprise, qui piétine un peuple dont elle est la souveraine et qu’elle déteste, et qui se pique de politique ou s’ingère dans les affaires de l’Etat par défi, ennui ou par dépit tout simplement.
Une Europe aux mains de quatre ou cinq grandes dynasties, minée par les conflits d’intérêts et qui, pour éviter de se faire la guerre, préfère la porter à l’autre bout du monde, reniant jusqu’à ses vieux réflexes, tellement ses propres peuples n’en peuvent plus de devoir la subir et la financer à domicile.
Une élite aristocratique jalouse de ses privilèges, qui fait chaque jour la preuve de son incompétence, de son arrogance et de sa cupidité.
Une bourgeoisie arriviste et impatiente de participer au festin, très soucieuse cependant des importuns venus du peuple dont elle veut récupérer les esprits brillants et les sujets les plus méritants.
Un peuple crédule et résigné, pour qui tout est prétexte à s’ébaubir, s’étourdir ou ripailler : naissance d’un héritier royal, supplice en place de grève, nouvelle coiffure à la cour, visite d’un empereur ou d’un pape, débauche de luxe chez les puissants dont on se dispute les miettes et la charité ostentatoire sur fond de flatteries et de promesses d’allégeance au plus offrant.
Mais à quoi bon cette description d’un monde aujourd’hui disparu à moins que, sous le trait grossier du pastiche et de l‘ironie facile dont je vous donne acte bien volontiers, elle ne fasse naître à nos oreilles quelque impression de résonance avec l’actualité du nôtre ? Un passé totalement révolu ?
Tenez, laissons-nous aller au petit jeu des devinettes : Qui seraient aujourd’hui ces jeunes inconnus et sans avenir faisant leurs premiers pas dans la vie, idéalistes et maladroits, ambitieux et frustrés, mais déjà prêts pour l’aventure sous des dehors bien conformes : Robespierre jeune avocat de province discourant en défenseur mondain du paratonnerre, ou Danton assistant, obéissant et fasciné, au sacre du nouveau souverain en récompense de ses bons résultats scolaires ? Vous commencez à situer ?
Et que diriez-vous, sinon que nous en connaissons tous quelques-uns, de ces trublions rentrés, comme à l’époque Marat, futur « ami du peuple » mais homme installé, stipendié par le frère du roi lui-même et cachant mal son désir de reconnaissance ou de notoriété sous un délire de recherches pseudo-scientifiques et de découvertes toutes plus fumeuses les unes que les autres ? L’auriez-vous imaginé ?
Alors peut-être avez-vous déjà confusément perçu, sous les pas décidés de nos Rastignac post-modernes, les mêmes destins en marche que ceux d’un Fabre qui n’est pas encore d’Eglantine ou d’un Brissot, déjà professionnel de la révolution dans l’âme, « montés » de leur province pour chercher fortune à Paris, et qui, à peine débarqués de Carcassonne ou de Chartres, n’ont qu’une idée bien en tête, se faire un nom, exister, percer un jour, percer enfin ! Eh oui, vu sous cet angle, pas grand-chose de nouveau sous le soleil depuis la période pourtant charnière de ce dix-huitième siècle finissant.
Au chapitre des rapprochements audacieux, vous ne vous laisserez pas abuser par le rappel troublant de la disparition en cascade d’une illustre cohorte de grands philosophes libres penseurs, consacrés et respectés par toutes les cours d’Europe, hormis celle de leur propre pays.
Aucune allusion évidemment à Sartre ou à Camus, pas plus qu’à Lévi-Strauss ou à Comte-Sponville, encore moins à Lévinas ou Derrida, Foucault ou Bachelard, tous aujourd’hui disparus mais pourtant très en cour (et en cours) à Princeton, Stanford ou à Oslo alors qu’ils restent nettement moins choyés au sein de l’Université française où ils se sont forgés.
Non, il s’agit de géants plus illustres encore, et parce que les premiers, qui expirèrent en file indienne en moins de dix années (Voltaire puis Rousseau, d’Alembert et Diderot, d’Holbach, …) au pied du monument politique qu’ils contribuèrent à penser par la seule force de leur esprit critique empreint d’universalité, et que, mis à part l’abbé Reynal, ils ne verront pas de leur vivant, quand qu’il se profilera sous la rumeur, les désordres et le tumulte de l’époque. Encyclopédie n’est pas Wikipedia.
Etonnante tout de même cette profusion d’intrigants, d’artistes ou de créateurs de génie, parfois les trois à la fois, qui pullulèrent à la même période ! Aventuriers ou charlatans tel Mesmer, faux nobles et vrais chansonniers, auteurs de théâtre ou baladins comme Collot d’Herbois, hommes du peuple écrasés par leur condition tel Carnot, diplomates parallèles comme d’Eon, affairistes tel Grimm, tous affligés d’être mal nés mais tellement désireux de compter, d’étudier, d’exister au grand jour et de porter des coups rageurs contre l’ordre établi, en mode masqué toutefois, pour mieux éviter la Bastille.
Car quoi de commun au final, du point de vue de la témérité, entre nos publicitaires débridés, nos bateleurs insolents et nos intermittents frileux, et le cran de ces vrais publicistes, éditeurs, pamphlétaires et dramaturges d’alors, si souvent isolés et tellement démunis, obligés de se vendre au plus offrant ou de trouver protecteur pour survivre, tels Diderot ou Beaumarchais, grandes gueules iconoclastes assoiffées de liberté, mais toujours sur le qui-vive d’une lettre de cachet ?
Quoi de commun également entre ces journalistes modernes et si installés, professionnels et satisfaits d’eux-mêmes, à la recherche du moindre scoop de pacotille, et les pauvres scribouillards et gazetiers d’alors ; Ah si ! Tout de même, leur plume très acérée et déjà si prompte à vendre du papier en créant l’évènement, en traquant le scandale ou en colportant la rumeur de Paris à travers toute l’Europe ?
Curieux aussi ce tropisme des ambitieux bien-nés, en route pour l’Amérique afin d’y faire leurs classes et d’y cueillir leurs premiers lauriers, comme La Fayette ou Fersen, dotés de caractère et capables d’élévation, ou, malgré leur rang, d’indépendance d’esprit et de courage, parfois même de discernement politique et d’engagement sincère, mais si prompts de retour à Versailles à verser dans la bagatelle, ou à vouloir briller dans les salons, pour la faveur de quelque jolie femme en vue.
Il y eut pourtant d’autres dames autrement plus agissantes pour se débattre, seules ou presque déjà, au milieu des conventions sociales et des interdits religieux, bravant l’obscurantisme pour l’audace d’une vie indépendante, d’égal à égal avec leur conjoint.
Ou même d’une vraie carrière d’intellectuelle reconnue, à l’instar des plus beaux esprits dont elles furent souvent les compagnes : Nos féministes laïques tiennent-elles donc plutôt de Julie de Lespinasse, Mme du Châtelet et Germaine de Staël ou bien de Manon Philipon, future Mme Rolland ?
Comment ne pas être frappés enfin, par ces libertaro-libertins en vogue aux deux époques, dans la lignée de leurs pionniers maudits, pourtant issus tous deux de la petite noblesse ?
Où irions-nous aujourd’hui débusquer d’autres marquis authentiquement rebelles, qu’ils s’appellent Sade ou Mirabeau, coincés entre leurs pulsions exubérantes mais parfois fécondes ou prophétiques, et leurs origines sociales si convenables, avant d’être finalement broyés par la tyrannie de l’arbitraire et de l’ordre moral réunis ! Mais qu’ont-ils donc à voir avec nos petits bourgeois obnubilés de sexe nombriliste, chevaliers de la triste jouissance, sinon peut-être la même contemplation morbide d’un monde en train de s’effondrer ?
Je gage en revanche que vous serez plus convaincus si je vous dis guerre des farines ou querelle d’économistes à propos de la libéralisation du prix du blé, les uns y voyant déjà la clé de la régulation du marché des grains pour le plus grand bien de tous, les autres comme Condorcet, pas encore théoricien de la démocratie mais déjà homme de cabinet, réaliste et avisé, clamant que c’était là pure folie menant tout droit à la révolte générale.
Et si je vous montre en outre que c’est à Gonesse, Aulnay et Senlis que les émeutes éclatent et que le peuple pille les entrepôts parce qu’il refuse de chercher à comprendre et désespère de manger à sa faim devant l’inanité des mesures prises pour faire baisser les cours ?
Mais que cela ne fait que renforcer le ministre de l’économie dans sa résolution de continuer à imposer la « liberté » intégrale du commerce pour mieux régler la crise, même si cela finit par lui coûter son poste, tout physiocrate et tout Turgot qu’il est ? Etonnant non ?
Si je vous dis encore que la censure morale règne en maître, que les gazettes réellement « libres » sont financées par l’étranger ou les puissants, que l’on se cache derrière des pseudonymes pour éditer le moindre libelle, que les pamphlets et les noms d’emprunt font florès d’un bout à l’autre du royaume, que ce sont les imprimeurs étrangers qui monopolisent et canalisent le flux des idées nouvelles ainsi que les supports papier qui servent à les faire circuler, Hum ? Ça ne vous évoque rien ?
Si je vous montre aussi que la police est omniprésente, espionnant jusque dans les bidets le moindre trouble à l’ordre public, arrêtant sans motif et mettant au secret sur simple présomption, que la justice est le jouet des intérêts privés, au point que les jeunes renoncent à rester et ne voient d’issue pour eux-mêmes que dans une lointaine expatriation (Dupont de Nemours en Pologne, Barras aux Indes, Gilbert Romme en Russie, La Fayette aux Amériques, …) ? Ah, je vous vois enfin réagir !
Si l’on considère au surplus qu’il faut, pour rassurer tout ce petit monde, nommer d’urgence aux affaires un banquier suisse très réputé, M. Necker, issu de l’espèce même de ceux qui, de Genève, prêtent à tous les souverains d’Europe et dont la femme, déjà citée, personnifie les idées nouvelles ?
Ce qui ne l’empêche pas, pour assurer le remboursement de la dette (déjà) et assainir les finances du pays, de lui administrer une potion telle qu’elle lui vaudra son renvoi, ne serait-ce que pour l’audace, tout réformé qu’il est, d’avoir voulu s’en prendre au train de vie de la Cour et du clergé de référence, qui avait ses propres idées en matière d’économies.
Sommes-nous donc au final, en train de nous aveugler d’actualité ? Assurément pas quant au contexte, même si l’issue du dernier épisode, eut au moins le mérite d’être plus radicale et plus rapide à la fois.
Et puis enfin pardon, l’anglomanie aussi, dans les jeux de société, les distractions et parfois même le « sport », à tout le moins équestre, importé d’Outre-Manche et déjà synonyme de compétition, de paraître et haut lieu de la vie sociale ; mais aussi de mirage et de piège pour les déshérités par le biais des paris et des courses ; Sans compter le retour à la nature et les parties de campagne, les jardins en désordre mais tellement plus charmants, et les tenues plus floues et déjà excentriques. Eh oui !
Voyez, vous aviez mille fois raison de vous interroger sur le sens du propos. Cette réminiscence du XVIIIe finissant, ne peut nous laisser insensibles et encore moins indifférents, nous autres citoyens d’un XXIe débutant, à la lecture de cette fresque extrêmement riche, peinte avec talent et gourmandise au milieu des années 70 par l’écrivain historien Claude Manceron.
Les années 70 ? Oui, les dernières de l’insouciance avant les années de fer que nous venons de vivre et dont nous ne savons toujours pas à quoi elles nous préparent, étranges et incertaines, parce qu’à la fois si différentes, mais aussi parfois si proches d’une autre pré-révolution.
Hier en effet, vingt années de frustrations, de troubles latents et de convulsions souterraines d’où jaillissent subitement la Lumière et l’éclair inédit d’un bonheur humain extensible aux siècles à venir.
Aujourd’hui, quarante années de grisaille et de doute succédant à trente « glorieuses » sans véritable idéal mais qui restent probablement les plus joyeuses qu’ait connues le pays depuis longtemps.
La perspective a diablement changé : présage, ou mirage ? Ou se situe la différence ? Dans les forces de l’Histoire ou dans les hommes qui les mettent en mouvement ?
A propos, comment l’auteur les appelait-il déjà ? Ah oui, bien sûr : les « hommes de la liberté » !