Dans un document de 57 pages (hors annexes) de janvier 2015, Pascal Franchet, membre du Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM), nous propose de nous interroger sur les ressorts d’une dette constamment ignorée du débat public : la dette sociale française. Dans un contexte de vampirisation du débat politique autour de la soutenabilité de la dette publique de l’Etat et des collectivités territoriales, les enjeux de la dette des organismes de Sécurité sociale, sont en effet quasi absents de toute réflexion citoyenne. Pourtant les enjeux sont colossaux comme nous le rappelle l’auteur.
Issue du formidable projet du Conseil National de la Résistance et « fruit des luttes sociales et d’un rapport de forces favorable aux salariés, la protection sociale est d’abord un prélèvement sur les richesses produites par le travail ». L’auteur commence par rappeler que le financement de la protection sociale relevait originellement exclusivement d’un financement patronal, la cotisation sociale, et d’un abondement de l’Etat, en reprenant à son compte les soldes négatifs de la Sécurité sociale. Et de poser le postulat suivant : « Ce sont donc les employeurs et l’État qui sont redevables de la protection sociale due à la population. Cette dernière n’est donc pas débitrice de la dette sociale mais créancière. ».
Pascal Franchet enchaîne par un exposé très documenté et rigoureux des enjeux politiques et économiques relatifs aux finances sociales. Exercice d’autant plus difficile qu’il peut très vite tourner à l’exercice technique. L’auteur ne tombe pas dans ce travers et rappelle que la question de la dette sociale est avant tout un exercice politique. Il démonte une à une toutes les mystifications ancrées dans le débat médiatique, en commençant par nier l’existence du « fameux trou de la sécu ». Les déficits sociaux sont à juste titre présentés comme insignifiants en regard des sommes en jeu et des enjeux citoyens de la sécurité sociale. Loin d’être un avion sans pilote, la sécurité sociale est présentée comme une institution structurellement équilibrée et financièrement saine : « Hors 2009-2013 (soit sur 31 ans, de 1978 à 2012), le total des soldes positifs s’élève à 67,7 Mds € contre un total de soldes négatifs de 68,4 Mds €, soit un solde négatif de 0,7 Mds € (0,14 % des recettes 2009). » De manière très exacte, Franchet précise que la Sécurité sociale ne présente pas de déficit, puisqu’elle ne gère pas de « budget », mais elle a des « besoins de financement » liés à des missions visant à satisfaire le besoin de la population. Pourtant, l’auteur admet que « trou ou absence de trou » la dette sociale existe et « fait des heureux ». Les déséquilibres des comptes de la Sécurité sociale sont en réalité une construction politique de la part de gouvernants qui ont méthodiquement asséché les recettes de la Sécurité sociale.
L’auteur avance 4 causes principales de la baisses de recettes sociales : 1) la stagnation des salaires et de la masse salariale au nom de l’augmentation des dividendes 2) la réduction des cotisations sociales et la fiscalisation des ressources 3) les exonérations de cotisations patronales (compensées et non compensées) et 4) les exemptions d’assiette de cotisations. Il va sans dire que nous adhérons sans réserve aux causes invoquées de l’affaiblissement des comptes de la protection sociale et sur les montants du manque à gagner annuel (évalué à 10 Mds €).
La démonstration aurait certes mérité d’être développée du point de vue des mécanismes mis en œuvre par les réformateurs néo-libéraux pour basculer le financement de la Sécurité sociale, à vocation patronale, vers les assurés eux-mêmes via l’impôt, tout en ouvrant la voie à la protection sociale d’entreprise relevant des mécanismes de marchés financiers. De même, l’auteur évacue un peu vite l’essentiel : la réforme du financement de la Sécurité sociale repose avant tout sur la cotisation sociale elle-même, en tant que financement salarial vecteur de légitimité politique pour ses dépositaires : les salariés. L’auteur défend certes la cotisation sociale et prend fait et cause pour un financement patronal de la Sécurité sociale mais ne rompt pas suffisamment avec la terminologie réformatrice qu’il entend combattre : la cotisation sociale est présentée comme un « salaire différé » et comme un « prélèvement ». Cela dit, ces critiques n’enlèvent rien à l’acuité de la démonstration de l’auteur avec laquelle nous sommes assez largement en phase.
La suite du texte s’attaque enfin à la question de la dette sociale proprement dite et aux mécanismes effarants mis en place par les législateurs pour la gérer. Pour commencer la CADES. Créée en 1996 par Juppé et abondée par le produit de la CRDS, la CADES est présentée avec une rare lucidité comme un dispositif de financiarisation de la dette sociale expurgée de tout contrôle démocratique. L’auteur s’appuie sur le seul ouvrage digne de ce nom ayant porté une critique éclairée de la CADES en 1999 : Sécu : main basse sur le trou, de P. Blanchard et L. Varennes. Il rappelle notamment comme l’on a retrouvé des titres CADES dans des institutions aussi reluisantes que la Clearstream. Cela dit la critique de Blanchard et Varennes semble un peu datée aujourd’hui et ne constitue pas l’argument le plus efficace pour dénoncer la financiarisation de la dette sociale. Franchet précise surtout que les gouvernements successifs ont prolongé sine die cet « outil destiné, non à résorber un hypothétique « trou de la Sécu », mais à permettre le désengagement de l’État et les cadeaux au patronat. Elle emprunte pour combler les besoins de financement de la protection sociale que la Nation et les employeurs doivent aux citoyens. Et elle le fait en faisant fructifier un marché qui profite surtout aux créanciers ! ». Sur ce point nous pouvons lui donner raison et nous interroger sur la légitimité de solutions de financiarisations de la dette sociale qui ont amené la CADES à payer près de 40 Mds d’euros d’intérêts aux créanciers internationaux en lieu et place d’une stratégie normale de refinancement via le Trésor Public ou dans le cadre de ses relations avec la Caisse des Dépôts et Consignations.
De cela il est précisément question juste après. Pascal Franchet enchaîne son argumentaire sur la stratégie de financement de l’ACOSS, la banque de la Sécurité sociale, chargée de la gestion de la trésorerie commune du régime général. Ce passage comporte quelques approximations dommageables d’autant que l’idée directrice est exacte : outre l’écorchement typique de l’acronyme URSSAF (orthographié « URSAFF »), l’auteur parle d’une « convention d’objectif et de gestion » ACOSS/Etat de 1980 qui impose une « comptabilité séparée des caisses » et une « facturation croisée ». Il ne s’agit nullement d’une convention d’objectifs et de gestion (COG) qui a été signée en 1980. Les COG ont été créées en 1996 par A. Juppé et régissent les relations administratives entre l’Etat et les Caisses de Sécurité sociale. L’auteur fait en réalité référence au protocole d’accord ACOSS/Caisse des Dépôts et Consignations de 1980 qui fixe les modalités de refinancement de court terme l’ACOSS et précise les conditions de rémunération des excédents de trésorerie et les avances consenties pour couvrir si nécessaire les dépenses des caisses prestataires. De même la comptabilité séparée des caisses qui met fin à la solidarité financières des branches ne date pas de 1980 mais a été instituée par les ordonnances de 1967 et aménagée par la loi du 25 juillet 1994. Hormis ces inexactitudes, la suite de la démonstration est parfaitement exacte : l’ACOSS a été incitée à se détourner d’un refinancement classique via la CDC au profit de techniques d’émission de titres financiers sur le marché monétaire : Billets de Trésorerie et Euro Commercial papers, ces derniers relevant du droit anglo-saxon et soumettent les finances sociales à la loi de la « City », présentée à juste titre comme une lessiveuse à argent sale. La conclusion est parfaitement énoncée et constitue à nos yeux le cœur de l’argumentation sur la dette sociale : « Du financement public par le Trésor Public, et la Caisse des dépôts et Consignations, on est passé à un financement par les banques privées et les marchés financiers. Fin 2013, le financement au quotidien de l’ACOSS, la « banque de la Sécu », et donc de nos régimes de retraite et de santé, dépend à plus de 90 % des marchés financiers et de la financiarisation. C’est une épée de Damoclès qui peut être fatale en cas de retournement du marché. La crise financière de 2008 est encore là pour le rappeler. »
L’auteur poursuit sa démonstration en analysant la dérive financière de l’UNEDIC, l’assurance chômage, qui a été délibérément exclue du champ de la sécurité sociale et qui est régie par le paritarisme « défavorable aux salariés ». Franchet démontre comment le Patronat a organisé « l’inéquation entre le niveau des contributions patronales (les ressources) et l’indemnisation des chômeurs (les dépenses). Sa politique d’emprunts sur les marchés financiers depuis 2003, pour combler ses besoins de financement, ne peut qu’amplifier la dégradation de la couverture du risque social qu’est le chômage. » Le propos est exact, toutefois le détour par l’UNEDIC n’apporte rien de plus, à nos yeux, à l’argumentation énoncée auparavant en matière de soumission de la Protection sociale au diktat des marchés financiers. D’autant que l’auteur mélange critiques (légitimes) du régime d’assurance chômage et considérations autour de la financiarisation du régime. Qui trop embrasse mal étreint … surtout en matière de protection sociale qui est un d=sujet éminemment complexe pour les non spécialistes. Le passage n’en demeure pas moins extrêmement instructif.
Viennent enfin les propositions concrètes, l’exercice évidemment le plus périlleux. L’auteur propose plusieurs pistes pour « répondre aux besoins de financement » de la protection sociale. Celles-ci sont au nombre de quatre :
- Créer des emplois
- Revoir le financement de la Sécurité sociale
- Auditer les dépenses de sécurité sociale
- Placer celles-ci sous contrôle citoyen.
Concernant la création d’emploi, nous pouvons avoir quelque sympathie pour l’idée maîtresse de l’auteur qui repose sur la création d’emplois publics dans les domaines participant de la transition écologique et par la limitation des dividendes. Toutefois, un tel propos nécessiterait de longs développements et exposé ainsi, il peut prêter le flanc à des accusations de simplification.
La question du financement de la Sécurité sociale est présentée de manière très cohérente. L’auteur entend rompre avec le mouvement de fiscalisation des ressources de la Sécurité sociale et réhabiliter la cotisation sociale présentée comme « un prélèvement sur les richesses produites par le travail, relevant des organismes de protection sociale qui ont vocation à être gérés par les salariés. C’est donc un enjeu de démocratie sociale qui est posé par le choix entre fiscalité et cotisation. ». De même, l’auteur en appelle à rompre avec les exonérations et exemptions de cotisations sociales. Sur la défense de la cotisation sociale et la fin des exonérations/exemptions de cotisations patronales, la thèse de l’auteur fait écho à des thèses que nous défendons ardemment depuis de nombreuses années . Toutefois nous pouvons regretter que l’auteur de la brochure ne rompe pas davantage avec les faux amis que sont « la cotisation prélèvement sur la richesse créée par le travail » qui ne permet pas de distinguer fondamentalement la cotisation sociale des autres prélèvements sur l’entreprise ou encore l’idée « d’augmentation du pouvoir d’achat des salariés » qui occulte que le terme de pouvoir d’achat sert invariablement d’écran de fumée pour stériliser toute revendication d’augmentation des salaires. De même, les moyens mis en œuvre pour mettre fin au régime d’exonérations / exemptions de cotisations patronales, lesquelles touchent 10 % de la masse salariale du pays, ne sont pas évoqués. Or, un tel bouleversement implique un changement complet de paradigme de soutien à l’économie.
Les deux arguments finaux, à savoir l’audit des dépenses sociales et la mise sous contrôle citoyen de la sécurité, sont des sujets assez fondamentaux au cœur du débat citoyen relatif à la protection sociale. Ebauchée par l’auteur car assez éloignée du sujet, la présentation qui en est faite renoue avec l’idée d’une réhabilitation du programme du CNR et de la démocratie sociale à laquelle nous adhérons mais qui nécessiterait de longs développements sur les perspectives de reconquête citoyenne de la question sociale.
L’auteur conclut son propos sur un appel à la mise en œuvre d’un audit citoyen de la dette sociale assortie d’un moratoire du paiement de la dette.