Contrairement à ce qu’affirme le chant de l’Internationale, on ne fait jamais « table rase » du passé. D’abord parce que toutes les transformations culturelles, sociales et politiques s’appuient toujours sur un « déjà là » dans l’ancien monde. Puis, parce que l’évolution de la pensée politique s’effectue toujours par des abondements et des ruptures par rapport à des pensées précédentes.
Pour le premier point, la doctrine néo-libérale, qui s’est mise en ordre de bataille dans la période qui va de 1938 (Colloque Lippmann) à 1947 (Société du Mont-Pèlerin), n’a pas eu de mal à convaincre la bourgeoisie que ce que le prolétariat avait pu obtenir à travers la mise en œuvre du programme du CNR était un « déjà là » pour le socialisme et la démocratie sociale et que son mot d’ordre devait donc être la reprise des « acquis », notamment sociaux. À travers ses relais au sein de l’État, la bourgeoisie a donc engagé une bataille gigantesque sur tous les fronts de la lutte contre l’émancipation des travailleurs, notamment celui de la Sécurité sociale de 1945, pour la détruire petit à petit : 1967, 1983, 1987, 1993, 1995, 2002, 2003, 2004, 2007, 2009, 2014, etc. (1)Lire à ce sujet Les prédateurs de la santé, de Christophe Prudhomme, Catherine Jousse et Bernard Teper, chez 2ème Edition. Le prolétariat ayant perdu son hégémonie et les organisations de la gauche ayant soit trahi, soit jeté leur pensée marxiste en même temps que l’eau polluée du bain stalinien, les travailleurs n’ont pu résister efficacement. Nous reviendrons ultérieurement sur ce point.
Pour le deuxième point, via les opérateurs que sont les grands médias, l’Université, les politiciens néolibéraux, les formes institutionnelles d’insertion dans le capitalisme, « l’insûreté » organisée promise aux opposants sérieux, etc., les politiques de la bourgeoisie en matière idéologique, tantôt violentes, brutales et sauvages, tantôt subtiles, graduelles et suggestives, ont pour fonction de « casser » la chaîne de filiation des forces émancipatrices.
Aujourd’hui, depuis la chute du communisme soviétique, la bourgeoisie et ses alliés ne craignent plus Lénine, Trotsky, Staline ou Mao-Tsé-toung, tant ils sont persuadés que ces pensées n’ont et n’auront plus de prise sur les salariés des pays développés. Pas plus que les pensées de Guesde, de Pelletan, de Bourgeois, etc. Elle ne craint pas non plus les innombrables idées simplistes censées à elles seules résoudre tous les problèmes complexes : le revenu universel à la place de la bataille sociale et politique, le tirage au sort à la place de la démocratie, le micro-crédit à la place de la croissance du salaire direct ou socialisé, la croyance à la possibilité d’une meilleure répartition des richesses dans le capitalisme en lieu et place d’une stratégie marxienne et jaurésienne de l’évolution révolutionnaire, etc.
Par contre, elle s’est acharnée et s’acharnera toujours contre ceux qui peuvent remettre efficacement en cause son hégémonie, qu’ils soient morts ou vivants. Ainsi des attaques incroyables subies par Jean Jaurès de 1905 à 1914, y compris celle du « grand Péguy », et encore en 2014 (2)Voir l’article intitulé Pour une contre-histoire du socialisme de Jaurès.
De même, elle s’est acharnée dans les années 70, en Italie, contre la stratégie des dirigeants italiens du PCI : travail intense de la diplomatie étasunienne (3)Le récent ouvrage intitulé Le péril rouge, Washington face à l’eurocommunisme, de Frédéric Heurtebize, publié aux PUF en avril 2014, en porte témoignage., travail de division du PCI, financement secret de la Démocratie chrétienne, stratégie de la tension, assassinat d’Aldo Moro, etc.
Que fait l’Autre gauche pour travailler, comprendre, développer l’éducation populaire sur ces sujets stratégiques ? Il y aura bien un colloque sur le 30e anniversaire de la mort d’Enrico Berlinguer au début 2015, mais c’est peu. Pourtant, nous avons bien besoin de travailler sur les pensées et les faits politiques du milieu du XIXe siècle à nos jours, aux fins de faire le « Bilan du XXe siècle », à l’instar de Jean Jaurès qui a produit en son temps l’excellent « Bilan du XIXe siècle ».
Sur le plan idéologique, l’extrême gauche des années 1960-70 légitimait sa lutte contre le communisme révisionniste du camp soviétique en mettant en avant sa filiation à Marx et Engels, mais cela opposait deux camps. D’un côté, celui des divers trotskysmes qui remontaient à Marx via la critique que fit Trotsky de la déviation bureaucratique du communisme initial de Lénine. De l’autre, celui des « marxistes-léninistes », qui, dans leur retour à la source, ne jetaient pas Staline aux oubliettes : de Marx et Engels, en passant par Lénine puis Staline, le flambeau était désormais dans les mains de Mao.
Du côté de la lutte des classes pratique, cela n’a pas donné de grands résultats, l’extrême gauche s’est rabougrie, la plupart de ses militants d’alors en mal d’action ayant rejoint, soit le PS pour les trotskistes entristes, soit le monde des affaires et/ou médiatique, y compris le Medef, pour des maoïstes qui ne croient plus en rien hors leur personne.
Reste alors le romantisme révolutionnaire d’une partie de la bourgeoisie intellectuelle radicalisée des pays développés, qui, désespérée par un peuple anesthésié par le consumérisme, mais impatiente d’agir et de peser sur le destin du monde, préfère miser sur le Tiers Monde de la lutte anti-impérialiste. Marx revient alors par Lénine, Trotsky ou Mao-Tsétoung, Ben Bella, Nasser, Ho-Chi-Minh, le sous-commandant Marcos, Chavez, etc.
Il s’agit là d’une critique externe du capitalisme, petite-bourgeoise au sens ou elle substitue le peuple au prolétariat, une critique qui oublie le principe de base de la dialectique matérialiste, principe selon lequel l’ancien meurt essentiellement sous l’effet de ses contradictions internes. Nous devons plutôt revenir aux « déjà là » au sein des pays développés, seuls à même de préparer le renversement de la société du capital. En France, il y a eu le CNR, qui renvoie à Jaurès, en Italie, il y a eu les expériences des années 70, qui renvoient à Gramsci, ailleurs, bien d’autres, qu’il faudra répertorier et systématiser.
Notre position est nette. Dans les pays développés, l’élaboration de la pensée révolutionnaire, de la ligne, de la stratégie, est plus fonction des conditions économiques, sociales, culturelles et politiques environnantes, que de la passion pour des histoires sociales et politiques des pays sous-développés ou émergents dont les stratégies ne sont pas transposables ici (Ce point n’est pas l’objet du présent texte mais d’analyse qu’il faut entreprendre afin de bien situer le problème national dans la dynamique impérialiste.)).
C’est pourquoi nous jugeons prioritaire de travailler la filiation des pensées qui ont été élaborées dans les pays développés, de Marx et Engels à Jaurès et/ou Gramsci, puis celles qui ont théorisé les diverses luttes d’émancipation, là où les positions de la bourgeoisie des années 70 étaient les plus faibles, notamment en Italie, mais aussi dans les pays de l’Est, etc.
Peu d’intellectuels s’y attachent. Notons parmi ceux-là André Tosel, qui a produit une étude sur la filiation entre Jaurès et Gramsci (4)Textes choisis d’Antonio Gramsci, par André Tosel, Le Temps des cerises , ou Jean-Paul Scot qui propose, face à la désinformation que nous subissons aujourd’hui sur la pensée de Jaurès, une contre-histoire du socialisme de Jaurès (5)Voir l’article intitulé Pour une contre-histoire du socialisme de Jaurès. Rien ne nous sera épargné pour nous éviter de penser la filiation ci-dessus.
À part quelques allusions sous forme de slogans, quels sont les responsables organisationnels :
- qui se rappellent que dans les années 70 en Italie, les conseils d’usine sont devenus la structure de base du syndicat CGIL ? N’était-ce pas une avancée considérable en matière de démocratie syndicale ?
- qui privilégient, aujourd’hui, la bataille concrète pour l’hégémonie culturelle et la constitution d’un nouveau bloc historique, théorisées par Antonio Gramsci, sans laquelle aucune transformation sociale et politique n’est possible ?
- qui engagent le débat sur le processus de socialisation des entreprises, largement théorisé en son temps par Jean Jaurès ?
- qui travaillent à « l’expansion de la démocratie politique, c’est-à-dire sur la combinaison progressive de la démocratie représentative et de la démocratie directe, de façon à développer toutes les libertés et toutes les formes de participation » (6)« Existe-t-il une science politique marxiste » d’Umberto Cerroni, Mondoperaio, n°4 (1976), p. 46. ?
- qui développent une stratégie de prise du pouvoir de l’État concomitante à l’investissement dans des bases d’appui qu’Antonio Gramsci appelait « forteresses » et « casemates » (7)« L’Etat n’est qu’une tranchée avancée, derrière laquelle se tient une solide chaîne de forteresses et de casemates » Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome II, page 866. ?
A-t-on beaucoup avancé sur les rôles autonomes et respectifs des partis et des syndicats depuis Jaurès dans sa dernière période de vie et Trentin dans les années 70 ?
Peut-on être aujourd’hui crédible sans proposer en même temps l’action immédiate et le modèle politique vers lequel on souhaite tendre ?
Bien sûr, de nouveaux défis existent aujourd’hui : « comment réindustrialiser de façon concomitante avec une transition écologique et énergétique », « comment recréer du lien social et un espoir pour tous », etc. Mais ces nouveaux défis ne viennent qu’abonder les anciens, qui sont toujours présents, notamment celui de penser des rapports de production nouveaux, d’engager l’application des principes de la République sociale, de ses ruptures nécessaires et de ses exigences indispensables.
Savoir d’où vient sa pensée, comprendre comment elle nous permet d’analyser le présent, quelles anticipations nous permet-elle, voilà le cadre des questions que nous devons nous poser.
Notes de bas de page
↑1 | Lire à ce sujet Les prédateurs de la santé, de Christophe Prudhomme, Catherine Jousse et Bernard Teper, chez 2ème Edition. |
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↑2, ↑5 | Voir l’article intitulé Pour une contre-histoire du socialisme de Jaurès |
↑3 | Le récent ouvrage intitulé Le péril rouge, Washington face à l’eurocommunisme, de Frédéric Heurtebize, publié aux PUF en avril 2014, en porte témoignage. |
↑4 | Textes choisis d’Antonio Gramsci, par André Tosel, Le Temps des cerises |
↑6 | « Existe-t-il une science politique marxiste » d’Umberto Cerroni, Mondoperaio, n°4 (1976), p. 46. |
↑7 | « L’Etat n’est qu’une tranchée avancée, derrière laquelle se tient une solide chaîne de forteresses et de casemates » Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Tome II, page 866. |