L’emprise conjointe qu’exercent les idéologies communautariste et nationaliste sur la société française, est aujourd’hui un enjeu politique. Ces deux idéologies qui prétendent se combattre, se rejoignent par leur autoritarisme, leur enfermement identitaire et leur haine de la République. Et pourtant, une partie de la gauche et de l’extrême gauche évite de contrer le communautarisme. Mais il ne suffit pas de répéter que l’intégration serait la réponse au communautarisme. Encore faut-il saisir les raisons de la force du communautarisme et vouloir reconstruire une intégration qui ne peut plus opérer selon les mêmes schémas qu’au siècle dernier.
La régression communautariste
Le communautarisme n’est pas la simple reconnaissance de l’existence objective de communautés. Une communauté forme un milieu collectif auquel appartiennent des individus et dans lequel ils se reconnaissent. Elle implique une interaction autour d’une caractéristique commune. De dimension variable, la communauté suppose une réalité sociale plus ou moins stable et cohérente. Elle permet de désigner aussi bien une entreprise qu’un groupement religieux, une école, un club ou une profession. Le terme « communautarisme », en revanche, contient une revendication systématique. La communauté constitue alors pour les individus un lien englobant, au risque de devenir exclusif de tout autre. La communauté communautariste s’enferme en elle-même et isole l’individu du reste de la société. Sa forme extrême est la secte, société close sur elle-même avec ses codes, ses lois et ses systèmes de domination inflexibles. Le principe du communautarisme est le différentialisme, c’est-à-dire la différence affichée comme une valeur absolue. Mais son coup de force majeur est sa prétention proprement politique de faire valider par l’ensemble de la société son propre différentialisme. Le communautarisme ne réclame pas seulement le droit d’être différent : il revendique des droits différents, en l’occurrence des privilèges. Il s’oppose donc politiquement à l’égalité républicaine. Et s’il n’exclut pas toujours le libre arbitre de ses membres, il se réfère d’abord à une croyance, une tradition et une hiérarchie, qu’elles soient de nature tribale, ethnique ou religieuse. De là vient sa détestation du rationalisme critique. Créateur d’un identitaire collectif puissant, le communautarisme est d’abord une idéologie politique antirépublicaine, dont l’esprit de fraternité ne s’étend pas au-delà du groupe d’appartenance.
Si on se place dans la perspective émancipatrice de plus de liberté et plus d’égalité pour tous, la nocivité du communautarisme apparaît clairement. Le communautarisme s’oppose à l’émancipation de l’individu en l’enfermant dans un particularisme identitaire. La régression communautariste est potentiellement totalitaire en réduisant au maximum l’espace privé de la conscience de l’individu au bénéfice du milieu communautaire omniprésent, homogène et figé. Mais le communautarisme fait également obstacle à l’émancipation collective, par son mode de fonctionnement interne, la communauté communautariste se présentant rarement comme transformable par ses membres, qu’elle considère comme naturellement assujettis. Et surtout, il tend à transférer cette vision du lien social et de l’autorité à l’ensemble de la société, barrant ainsi la route à un libre rassemblement citoyen tourné vers l’avenir. Les communautaristes savent créer des malentendus et des divisions. Après les attentats de janvier, ils ont invoqué l’existence d’une demande pressante adressée aux musulmans de condamner, comme musulmans, les attentats de janvier 2015. Ils ont alors décelé dans cette injonction une suspicion insultante à leur encontre. Mais les laïques appelaient à une mobilisation de tous les citoyens contre le fanatisme religieux, non une condamnation catholique, bouddhiste ou musulmane. Le communautarisme détourne de tout projet démocratique et d’une expression simplement citoyenne, libre de toute appartenance communautaire. Au mieux, il enferme dans une impasse ; au pire, il entraine à la guerre ethnico-religieuse.
Toutefois, pour combattre efficacement le communautarisme, il ne suffit pas d’en cerner la nature et la nocivité ; il faut aussi comprendre en quoi il est une mauvaise réponse à de véritables problèmes. L’individualisme des sociétés modernes est une cause possible du communautarisme. Alors que l’individualisme isole et abandonne chacun à son sort, la communauté communautariste créé des solidarités et donne des repères. Une seconde cause de la force du communautarisme est l’abstraction d’une citoyenneté désincarnée. Au libéralisme politique mensonger, le communautarisme a beau jeu d’opposer le concret des solidarités affectives et des traditions. Une troisième cause, aujourd’hui décisive, est la dégradation des liens sociaux provoquée par le l’ultralibéralisme et la mondialisation capitaliste qui a mené à un chômage de masse, défait des solidarités et désintégré les espaces collectifs. Dans un tel contexte, le communautarisme et le nationalisme se présentent l’un et l’autre comme des secours et des recours. C’est en partant de cette réalité qu’il convient de réfléchir à la réponse que peut fournir l’intégration.
L’intégration par la transformation de la société
Nous sommes accoutumés à concevoir l’intégration sous l’angle de l’universalité républicaine de l’égalité des droits. Ce modèle classique consiste principalement à œuvrer pour que l’immigré puisse trouver sa place dans la République, à égalité citoyenne avec tous les Français d’origine, qu’il puisse se reconnaître et être reconnu dans la société dans laquelle il vit et travaille. Ce modèle a fonctionné au temps des Trente Glorieuses. Il ne fit pas disparaître la lutte des classes, mais le mouvement ouvrier se l’était approprié à travers l’idée que les travailleurs français et les travailleurs immigrés avaient un même combat puisqu’ils avaient un même patron. Dans les années 60-70, la jeunesse bourgeoise pouvait même s’offrir le luxe de refuser un temps « l’intégration au système » en retardant le moment où on deviendra cadre d’entreprise. Cependant, dans ces mêmes années, on s’inquiétait déjà d’un défaut d’intégration de « bandes de jeunes » des quartiers déshérités, qui ne se reconnaissaient pas dans les institutions existantes, préférant des modes exclusifs de reconnaissance, d’identification et de solidarité.
Aujourd’hui, les « désintégrations » affectent des millions de personnes nées en France qui sont atteintes par le chômage, la précarité et les relégations. L’enjeu présent est la transformation d’une société qui n’intègre plus qu’une fraction de ses membres, qu’ils soient nés en France depuis plusieurs générations ou qu’ils soient nés hors de France. L’intégration doit donc être repensée. Le 11 janvier a confirmé que la France disposait d’une immense réserve de fraternité républicaine et d’opposition au fanatisme religieux. Mais les plus écrasés par la mondialisation capitaliste sont souvent aussi les plus méfiants à l’égard de la laïcité républicaine, au point d’être gagnés par les deux identitaires communautariste et nationaliste. La tâche présente est la reconstruction de l’intégration par l’invention d’un avenir commun : d’un commun non communautariste, c’est-à-dire universalisable, ouvert à tous et partageable par tous. On vise une intégration républicaine par l’école mais aussi par l’éducation populaire, la vie associative, les syndicats, les forces politiques de gauche, et les pratiques d’interventions civiques dans les villes et les quartiers, pour que la politique réapparaisse comme l’affaire du peuple, non comme un marché où l’offre répond rarement aux demandes.
Cette reconstruction peut s’appuyer sur les fondamentaux de l’intégration elle-même. Car l’intégration définie comme l’incorporation d’un élément extérieur à un groupe, est le sens dérivé de l’intégration fondatrice, qui définit la capacité d’un groupe social à rassembler la grande majorité de ses membres de manière solidaire. C’est précisément de cela dont il est d’abord question aujourd’hui, dans une société qui tend à cliver et à accroître les inégalités. L’intégration doit aujourd’hui viser la transformation d’une société pour qu’elle devienne intégratrice. Cela concerne la façon de considérer l’individu intégré, comme un citoyen engagé et un militant responsable, non comme une victime, ou un assisté. Dans cette perspective, l’individu intégré est celui qui parvient à tisser plusieurs liens sociaux en même temps : civiques, familiaux, professionnels, associatifs… Le communautarisme ne veut pas d’un individu libre et complexe, pas plus d’ailleurs que le capitalisme contemporain, qui veut un individu précaire et flexible, à disposition du patronat. Cette intégration émancipatrice serait facilitée par une baisse sensible du chômage et un Etat ferment de cohésion sociale. Dans cette attente, il s’agit de construire cette intégration par le bas et dans les luttes contre les dévalorisations sociales et pour la réévaluation du travail. On lutte pour l’intégration républicaine en luttant contre l’exploitation capitaliste et pour l’émancipation de tous.