Clarifications doctrinales
De la vraie-fausse vague verte aux élections municipales à la convention citoyenne pour le climat, des cinquante nuances de « Green New Deal » au « Tous Écologistes » du gouvernement de Jean Castex, le débat public en France continue à être significativement marqué par les tentatives de prendre en compte des enjeux écologiques, et notamment climatiques, mais aussi (surtout ?) l’écho que ces questions rencontrent dans le corps civique. Depuis le succès des « marches pour le climat » et l’émergence de groupes radicaux très visibles comme Extinction Rébellion, la réflexion économique, sociale et stratégique sur l’écologie s’accélère. Mais comme à l’accoutumée, cette accélération circonstancielle ne va pas toujours sans embardées opportunistes ni sans effusions approximatives. Dans un tel contexte, la question de la formulation d’un corpus politique commun au mouvement social et au mouvement écologique, au-delà des « alliances » déjà essayées ou fantasmées de longue date, se pose avec d’autant plus d’acuité. La parution au Temps des Cerises de l’ouvrage de Michael Löwy, Qu’est-ce que l’écosocialisme ?, tombe donc à point nommé. Michael Löwy est certainement l’un des penseurs les plus significatifs de ce courant international qui tente, depuis maintenant une vingtaine d’années, une synthèse théorique et stratégique entre le socialisme marxiste et l’écologie politique, et qui est incarné en France d’abord par les héritiers de l’ex-LCR, qui a introduit la notion d’écosocialisme en France (NPA, Ensemble), puis plus récemment par des militants dans les organisations successives de Jean-Luc Mélenchon (Parti de Gauche, dans une moindre mesure France Insoumise). Cet ouvrage rassemble des textes assez brefs sur diverses questions de l’écosocialisme. Il forme un ensemble relativement homogène, malgré quelques redites ici ou là, et propose un bilan des réflexions auxquelles Löwy a contribué. Ce faisant, il constitue une étape importante dans la stabilisation doctrinale de l’écosocialisme, en tout cas dans la sphère francophone.
De quoi parle-t-on ?
Le titre de l’avant-propos, « Avant le déluge », pourrait renvoyer à un défi stratégique considérable que doivent relever les militants écologistes attachés à la transformation sociale, en France notamment : la tentation de l’attente impuissante de la catastrophe associé à la mouvance « effondriste », pour reprendre l’étiquette judicieusement proposée par Daniel Tanuro (autre figure importante de l’écosocialisme francophone) à propos de la « collapsologie ». De façon générale, le principal complément que cet ouvrage requiert serait discussion serrée des défis posés à la fois par la « collapsologie » et par les théories de la décroissance, qui sont certes évoquées rapidement à deux reprises mais mériteraient sans doute un travail plus précis. Ce thème n’est pourtant pas traité dans le recueil, en partie sans doute du fait de la date de composition des essais qui en constituent la trame. Mais, on le verra, certains développements permettent d’esquisser une première réponse stratégique à cette tentation.
Commençons par un balayage du recueil. Le passage le plus pertinent de « Avant le déluge » est certainement l’historique du concept d’écosocialisme. Un recueil comme celui-ci ayant toujours ipso facto un rôle de consolidation doctrinale voire de canonisation de certaines propositions ou formules, la perception de l’histoire de l’écosocialisme qui y est véhiculée est à la fois à prendre avec une certaine distance, et révélatrice d’un certain nombre de choix théoriques et stratégiques. En l’occurrence, Löwy insiste à la fois sur le caractère d’emblée international de l’écosocialisme dès son émergence à la fin des années 1980 et dans les années 1990 à partir de travaux et de mobilisations de l’aile gauche du mouvement écologiste ; sur ses liens avec la mouvance altermondialiste ; plus discrètement, sur l’importance de la contribution politique des intellectuels proches de la Quatrième Internationale (Secrétariat Unifié), dont Löwy et Tanuro; sur la centralité des Amériques, et notamment du Brésil, dans l’articulation politique de ces thèses. Ce bref historique, appuyé sur la reproduction, en annexe, des textes des années 2001 à 2009 dans lesquels le programme écosocialiste s’articule pour la première fois, notamment pour ce qui est de la scène politique et militante francophone.
Marxisme et écosocialisme
La première grande partie de l’ouvrage est consacrée à la définition d’un « Socialisme écologique ». Le premier chapitre, qui définit l’écosocialisme, est une lecture qu’on ne saurait trop conseiller : il pose des contours idéologiques et théoriques clairs, ainsi qu’une vision programmatique en deux temps : une vision générale de la société socialiste écologique, mais aussi des mesures d’urgence intéressantes : promotion de transports publics propres et accessibles ; évolution révolutionnaire vers la gratuité des transports, dont on observera qu’elle implique aussi un travail sur les infrastructures (point sur lequel Löwy passe sans doute trop vite), puisqu’il s’agit de changer totalement de mode d’aménagement du territoire; annulation de la dette, investissement dans la santé publique ; lutte contre les intérêts des grandes entreprises capitalistes dans les domaines vitaux où elles exercent une pollution intenable: air, eau, alimentation ; enfin, réduction du temps de travail, à la fois dans un objectif d’émancipation sociale et de décélération technique et productive.
Le chapitre suivant propose une réflexion théorique passionnante (bien qu’encore relativement inaboutie) sur les modalités d’organisation démocratique de la planification écosocialiste. Löwy s’y livre à une critique de la planification bureaucratique et y invoque les travaux d’Ernest Mandel, tout en prenant en considération (critique) les travaux des économistes « participalistes » ; enfin, il s’y livre à une critique, qu’on aurait souhaitée plus longue, de la décroissance, dont Löwy souligne, non sans raison, qu’en se pensant contre la croissance, elle encourt le risque de reproduire un fétichisme de la quantité en se contentant d’en inverser la polarité, alors même que selon lui, l’hégémonie du prisme quantitatif fait déjà partie du problème.
La deuxième section est consacrée au lien entre marxisme et écosocialisme. Elle s’ouvre par une discussion des thèses de Marx et Engels sur la production industrielle et agricole et son rapport à la nature. Löwy a la grande honnêteté de ne pas vouloir faire à tout prix de Marx un penseur de l’écologie, ce qu’il n’est pas et ne pouvait guère être. Il renonce également aux extrapolations filandreuses sur une éventuelle dimension écologique d’un quelconque humanisme marxiste, pour se concentrer sur une lecture précise des textes et sur une périodisation en trois temps (la période des manuscrits de 1844, où Marx professe une anthropologie philosophique insistant sur la naturalité de l’homme ; la période des Grundrisse, assez conforme à l’image productiviste qu’on se fait souvent de Marx ; le Capital, qui rouvre une réflexion sur l’appauvrissement de la nature par le capitalisme, sous l’influence de Liebig). Pour Löwy, il n’en est pas moins inexact de voir dans le Capital les prémisses d’une réflexion sur un conflit entre le capital et la nature ; la nature, et notamment les sols, sont partie prenante des conflits et contradictions qui travaillent le capitalisme lui-même, contradictions qui se manifestent par les crises à répétition des économies capitalistes.
Les crises et catastrophes écologiques sont donc un aspect à part entière des crises récurrentes provoquées par le mode de production capitaliste. On peut définir le point de vue de Löwy comme immanentiste en ce sens que pour lui, il n’y a pas d’extériorité des enjeux écologiques vis-à-vis des termes de l’analyse du capital, pas plus qu’il n’y a d’extériorité de la nature au mode de vie et au mode de production qui prévalent dans la société capitaliste. L’enjeu n’est pas le rapport entre environnement et (anti)capitalisme, mais la place de l’environnement dans le capitalisme, et dans l’anticapitalisme. Cela signifie que si Marx et Engels n’ont pas pensé les enjeux environnementaux en tant que tels, en tant que penseurs du capital, ils n’en ont pas moins des choses à nous dire sur ces enjeux. En particulier et de façon entretemps assez classique chez les marxistes soucieux de problématiques environnementales, Löwy évoque à plusieurs reprises le caractère fondamental de l’opposition entre valeur d’échange et valeur d’usage. L’écosocialisme est un socialisme en ce qu’il rompt avec le fétichisme de la marchandise et réaffirme l’unique pertinence de la valeur d’usage – ce qui fait des modalités sociales de fixation de la valeur un enjeu politique crucial d’une théorie de l’écosocialisme. Ces réflexions sur Marx et Engels sont complétées un bref texte sur la critique des conceptions linéaires du progrès et sur la capacité de l’innovation capitaliste à produire la mort et l’empoisonnement. Ce texte est centré sur la figure et l’œuvre de Walter Benjamin, qui accompagne la réflexion de Michael Löwy depuis de longues années. On n’y reviendra pas ici, dans la mesure où d’autres textes récents de Löwy sur Benjamin permettraient une discussion plus intéressante.
Quelles luttes écosocialistes ?
La troisième section est consacrée à trois « aspects du combat écosocialiste » : son lien avec l’altermondialisme ; sa dimension éthique ; la centralité de son combat contre la publicité, instrument de domination collective, d’entretien de désirs aliénés et de promotrice de la surconsommation et de la surproduction. La question du fétichisme de la marchandisme, qui affleure dès que Löwy argumente en termes marxistes dans le recueil, pourrait également être convoquée ici, dès lors que la publicité, en régime capitaliste, joue un rôle majeur dans l’acquiescement collectif à ce fétichisme et à la détermination des valeurs par un mode mercantile plutôt que sur la réalité d’un usage, en changeant les besoins et les désirs pour les ajuster aux intérêts d’un marché.
Il convient de souligner la grande pertinence du chapitre consacré à l’éthique écosocialiste, puisqu’il s’agit là d’une tentative finalement assez rare de penser une éthique à partir d’une perspective politique révolutionnaire, à rebours de certains prêchis-prêchas réformistes prônant la transformation de l’eau tiède « bienveillante » en agenda politique, ou pseudo-politique. Löwy montre de façon très convaincante comment les défis sociaux et écologiques auxquels il s’agit de répondre dans le sens de l’émancipation humaine commandent à leur tour un certain nombre de principes : humanisme (au sens fort, celui d’un refus de la diffamation d’une humanité pécheresse vis-à-vis d’une nature déifiée) ; égalitarisme ; démocratie ; radicalisme ; l’éthique écosocialiste, surtout, est une éthique intrinsèquement sociale et émancipatrice, qui s’inscrit en faux contre la culpabilisation des personnes et l’apologie réactionnaire de l’autolimitation. Elle repose sur un pari qui semble voué à devenir un classique, et sur lequel on pourrait souhaiter un travail philosophique et politique de plus grande ampleur : la dialectique du principe espérance et du principe responsabilité, sans que l’un ne doive plier devant l’autre.
La quatrième section est consacrée à deux études de cas. La seconde est en fait une analyse de l’apparition de l’écosocialisme sur la scène théorique états-unienne, et complète bien les développements précédents sur marxisme et écosocialisme. La première étude de cas, elle, porte sur la mobilisation exemplaire de Chico Mendes et des mouvements paysans brésiliens, contre la déforestation et l’exploitation capitaliste, industrielle, raciste et militarisée des ressources naturelles et agricoles au Brésil. Ce n’est pas ici le lieu pour revenir sur cette trajectoire, mais le travail stratégique sur l’écosocialisme gagnerait en effet à s’appuyer sur cette expérience originale d’écosocialisme émergeant à l’intérieur même d’une lutte précise, sectorielle pourrait-on dire : il ne s’agissait pas de faire « converger les luttes », pour reprendre une formule totémisée, mais à l’inverse, de reconnaître la part de généralité (osons écrire : d’universalisme) d’une lutte particulière. Avant la reproduction des annexes déjà évoquées, l’ouvrage se conclut « treize thèses sur l’écosocialisme » qui en font la synthèse. Toutefois, à la lecture, il est difficile de ne pas éprouver le sentiment que la déclaration internationale de Belem (2009), reproduite parmi les annexes, aurait été la meilleure « conclusion » possible à cet ouvrage, dans la mesure où comme le chapitre 1 mais avec davantage d’acuité, cette déclaration aborde le problème stratégique majeur qui se pose aujourd’hui à l’écosocialisme : celui de la double temporalité entre la vision écosocialiste dont la réalisation est aujourd’hui un impératif, et la diversité des luttes locales ou sectoriel, qu’elles soient défensives comme c’est souvent le cas ou qu’elles ambitionnent de créer un premier « déjà-là » écosocialiste qu’il s’agirait ensuite de mettre en réseau avec d’autres tentatives, dans ce qu’il est entretemps convenu d’appeler un archipel de luttes.
Enjeux stratégiques et double besogne
En définitive, cette tension, qu’il serait si pratique de réduire à une opposition banale entre grand soir et petits pas, voire entre réforme et révolution (même si les véritables tenants de hiérarchisation des luttes sont généralement tout sauf des réformistes…), renvoie en fait à la fameuse « double besogne, quotidienne et d’avenir » théorisée depuis longtemps au sein du mouvement ouvrier (avec un lot de conflits très importants, jusqu’à aujourd’hui) et à la question stratégique d’un partage des deux besognes entre différentes organisations, partage mis en avant dans certaines lectures de la Charte d’Amiens, nié dans d’autres, qui relèvent non sans raison que l’indépendance du syndicat vis-à-vis des partis, dans la Charte d’Amiens, n’est pas justifiée par la double besogne puisque la CGT revendiquait justement d’effectuer les deux temps du travail d’émancipation sociale.
On pourrait rejouer à l’infini ce débat, si la prise en compte du facteur écologique n’induisait pas une différence majeure dans l’ordre de la temporalité : la perspective écologique réintroduit l’idée d’une borne temporelle, soit confusément (l’éventuel « épuisement » de la nature), soit très explicitement (un point de non-retour dans le réchauffement climatique et/ou un effondrement de la biodiversité). La question de l’échéance à partir de laquelle les objectifs de sauvegarde écologique ne seront plus réalisable est un fait nouveau dans la théorie stratégique socialiste. Elle interdit de considérer le socialisme ou l’écosocialisme comme un « horizon » asymptotique, ce qui était un penchant réel de la IIe Internationale, entre autres sous l’effet d’une filiation très forte vis-à-vis de l’héritage « progressiste » des Lumières. L’effondrisme, sur ce point, a les qualités de ses défauts : la tentation de la capitulation à l’échelon global car « c’est trop tard » a le mérite de pointer du doigt les impensés du sempiternel « il n’est pas trop tard », « il est encore temps ». Les « collapsologues », sur ce point, auraient toute légitimité à retourner l’argument à leurs détracteurs : « est-ce à dire qu’il faudrait cesser la lutte s’il n’était plus temps ? ». Si la réponse est non, comme elle doit l’être, cela signifie qu’outre un travail sérieux sur les modalités de conquête et d’occupation du pouvoir, il va falloir poser la question, tôt ou tard et plutôt tôt que tard, d’une stratégie écosocialiste « Plan A / Plan B », pour reprendre une formule popularisée par certains débats sur la révision des traités européens – mais cette fois, le plan B serait le plan écosocialiste pour empêcher qu’un dérèglement écosystémique irréversible et de grande ampleur n’aille de pair avec un nouvel âge des ténèbres. Pour reprendre une formule d’à-peu-près Rosa Luxemburg fréquemment utilisée dans cette mouvance, l’alternative est entre écosocialisme et barbarie.
Trois études de cas et les leçons
De cette possibilité de la barbarie, l’ouvrage de Razmig Keucheyan La Nature est un champ de bataille (La Découverte) nous donnait un aperçu au présent, dès 2014, via l’analyse de trois théâtres de conflits dont l’actualité, en ces temps pandémiques, saute aux yeux : le lien entre dégâts écologiques et discriminations raciales ; la financiarisation des crises écologiques et le traitement, par les compagnies d’assurance et les États, des risques d’effondrement économique induits par un éventuel cataclysmique environnemental ; la militarisation du traitement des catastrophes naturelles, et la question des guerres environnementales. L’essai de Keucheyan complète idéalement le travail de Löwy en donnant à voir le « déjà-là », non de l’écosocialisme, mais de la barbarie, mais aussi en donnant davantage de prise aux réflexions théoriques via le choix d’angles d’attaque très spécifiques.
Prenons ses analyses sur la potentialisation des dégâts écologiques par l’existence de discriminations raciales systémiques. Ce chapitre permet d’ailleurs une excellente introduction dépassionnée à cette question des discriminations systémiques, ce qu’elles sont et ce qu’elles ne sont pas, introduction fort indiquée dans le contexte français actuel. Centré sur des exemples de luttes locales qui ne sont pas sans évoquer ce que Löwy dit de Chico Mendes, cette étude montre combien la perspective écosocialiste est à même de fédérer les luttes par leur élargissement et la reconnaissance de leurs tenants et aboutissants, et non par une juxtaposition paresseuse. Ces exemples historiques d’une dialectique féconde du particulier et de l’universel constituent une ressource stratégique précieuse pour la pensée stratégique d’une fédération populaire au service du programme écosocialiste.
C’est surtout sur le plan du discours analytique et programmatique qu’on tirera profit du chapitre sur la financiarisation des crises écologiques, qui s’appuie sur une étude précise de ses enjeux assurantiels et des défis que les catastrophes écologiques, et leurs conséquences économiques, posent aux acteurs habituels de la réassurance. Après un rappel historique relativisant très justement le caractère nouveau de la financiarisation du capitalisme, Keucheyan s’intéresse aux solutions mises en œuvre, notamment la titrisation des obligations souscrites pour couvrir les risques majeurs, ainsi que le recours aux obligations d’État ; Keucheyan montre bien le rôle central de l’institution étatique comme garante de la pérennité du capitalisme face aux catastrophes qu’il provoque lui-même, le cas échéant par sa passivité. Toute ressemblance avec les plans de relance de l’été 2020 est bien sûr fortuite. Outre que l’on touche là à un enjeu central dans l’alliance à nouer entre mouvements écologistes, syndicats et forces politiques, la question de l’intervention étatique comme ultime recours du capitalisme en période de crise paroxystique ne fera sans doute que gagner en intensité dans le débat stratégique entre socialistes, et cet exemple circonscrit mais universel représente un complément opportun aux analyses en cours sur les plans de relance de 2020. Enfin, la question de la militarisation des questions écologiques est doublement intéressante : d’un point de vue diplomatique et géopolitique bien sûr, mais aussi pour toute réflexion sur la démocratie et, à nouveau, les moyens d’intervention de l’État en période de crise paroxystique. C’est que l’armée a la réputation, méritée ou non, d’être une excellente gestionnaire de crise, habituée qui plus est à intégrer les questions environnementales dont son traitement des fronts d’intervention. Sur ce point comme sur celui de la financiarisation, l’ouvrage souligne des convergences intéressantes entre le traitement des catastrophes écologiques et celui du terrorisme. En creux, on voit donc se dessiner les modalités de gestion de la crise écologique par un complexe technocratique autoritaire – pour paraphraser Eisenhower, on serait tenté d’écrire : militaro-financier.
Les conclusions à en tirer sont prévisibles : d’abord et bien sûr, la centralité de l’internationalisme dans le combat écosocialiste – un « bien sûr » qui ne doit pas nous faire oublier que l’extrême-droite, depuis plusieurs années maintenant, a commencé à se doter de son propre « Plan B » en vue d’une période post-catastrophe écologique, et que ce plan B est bien sûr le localisme ethnique et national. Au-delà de cette inscription internationale du programme écosocialiste, la leçon de ces études de cas, qui transparaît également à plusieurs reprises chez Löwy, est la mise en avant explicite des libertés fondamentales et démocratiques comme élément incontournable dans le corpus idéologique écosocialiste, ce qui implique des alliances en conséquence dans la société civile. C’est également là la meilleure façon aussi de se prémunir contre l’autoritarisme rampant de certains secteurs de l’écologie bourgeoise, dont on ne doit pas oublier qu’elle est d’abord bourgeoise avant d’être accessoirement écologique, si bien que pour certains de ses représentants « illibéraux », le point de non-retour écologique ressemblerait assez vite à une aubaine.
Et maintenant ?
Ce tour d’horizon rapide et forcément partiel et partial permet d’isoler quelques chantiers programmatiques importants pour la mouvance écosocialiste. Citons trois chantiers :
– l’entrée dans une logique Plan A / Plan B, dont le second volet, comme souvent, va demander un difficile travail d’élaboration, de remise en cause des certaines facilités idéologiques, mais aussi une réflexion tactique, rhétorique presque, sur son acceptabilité politique et électorale.
– un travail économique, sociologique et philosophique sur les cadres de délibération collective d’une planification écosocialiste démocratique, et ses implications institutionnelles et constitutionnelles ; le volet écologique d’un programme constituant ne peut pas se résumer à des mesures-barrière comme la règle verte.(1)En particulier, la règle verte, c’est-à-dire l’interdiction constitutionnelle de prélever plus dans l’écosystème en un an que ce qu’il est en situation de reconstituer dans le même laps de temps, pose des problèmes théoriques réels du fait de son origine dans les conceptions ordolibérales du droit : la règle verte est directement inspirée de la « règle d’or », l’interdiction constitutionnelle des déficits budgétaires et s’inscrit de ce fait dans une tradition technocratique de constitutionnalisation de dispositions législatives, dont la généalogie a bien été établie par Grégoire Chamayou dans son ouvrage La société ingouvernable (La Fabrique). La question des libertés fondamentales et de leur définition, en particulier dans un contexte où un point de non-retour écologique aurait été atteint avec des conséquences majeures pour le fonctionnement de la société, n’a pas fini de se poser et appelle des réponses qui ne soient pas strictement défensives. La réflexion sur les droits civiques et la lutte contre les discriminations structurelles s’inscrit aussi dans ce cadre. En outre, dans une situation de crise sociale, les réponses institutionnelles devront faire corps avec une vision explicite de ce que sont les libertés démocratiques, vision appuyée sur une éthique sociale, tout en gardant en tête qu’aucun gouvernement républicain et émancipateur ne saurait constitutionnaliser une éthique.
– par ricochet, la question de l’État doit être posée pour elle-même (et pas seulement par le biais de la constitution). Cela vaut pour les diagnostics du présent comme pour les perspectives programmatiques ; le mouvement ouvrier français, qui dispose du précédent de la Sécurité Sociale, a un rôle important à jouer dans la réflexion sur des cadres socialisés de contrôle de la valeur qui ne seraient pas forcément étatiques.
Ces enjeux programmatiques ne peuvent que difficilement être séparés de la question des choix stratégiques et des alliances à conclure. On l’aura senti, pour l’auteur de ces lignes, la démarche d’élargissement des luttes à partir de la reconnaissance de ses tenants et aboutissants est plus prometteuse que la « convergence » habituelle. S’il existe des précédents de luttes ayant su franchir ce pas, le défi central est bien sûr de trouver un front qui permette, au-delà d’un élargissement, une généralisation. L’initiative des 18 organisations du mouvement social, démocratique et écologique réunies par la CGT en avril constitue, à cet égard, une avancée majeure et un modèle. Le problème rencontré par une initiative de ce type est classique : elle ne peut véritablement prendre corps et durer que si une vision commune explicite unit ses principaux acteurs ; mais sans un patient travail politique préalable, l’explicitation précipitée de cette vision obère les possibilités de fédération. Tout cela est encore compliqué par le fait que nous n’avons pas forcément le temps d’être patients… A contrario, la vie politique française étant écrasée par l’élection présidentielle, il s’agit sans doute surtout d’avancer, le cas échéant en désordre, pour organiser l’espace politique émancipateur de telle façon que la personne qui se trouvera l’incarnée, quelle qu’elle soit, doive se faire la porteuse du corps doctrinal de gouvernement révolutionnaire dont 2022 pourrait (et devrait) permettre la cristallisation.
Notes de bas de page
↑1 | En particulier, la règle verte, c’est-à-dire l’interdiction constitutionnelle de prélever plus dans l’écosystème en un an que ce qu’il est en situation de reconstituer dans le même laps de temps, pose des problèmes théoriques réels du fait de son origine dans les conceptions ordolibérales du droit : la règle verte est directement inspirée de la « règle d’or », l’interdiction constitutionnelle des déficits budgétaires et s’inscrit de ce fait dans une tradition technocratique de constitutionnalisation de dispositions législatives, dont la généalogie a bien été établie par Grégoire Chamayou dans son ouvrage La société ingouvernable (La Fabrique). |
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