Cette semaine a concentré tout le dur de la crise de moralité politique. Au point que Alain Duhamel, qui s’est dit “atteint”, “choqué”, “écœuré” par l’accumulation de ces affaires, a décidé d’abandonner sa chronique politique matutinale sur RTL : « ma considération pour le monde politique actuel s’est dégradée. Le débat s’est abaissé, les personnages ont rapetissé et les populismes ont progressé ».
En effet, on a vu un ancien ministre mis en examen pour “escroquerie en bande organisée”, largement reçu dans médias pour promouvoir son livre-plaidoyer pro domo. On a vu un ancien ministre du budget, J. Cahuzac, renvoyer à ses chères études, en refusant de lui répondre, la Commission parlementaire qui l’interrogeait sur les conditions de son aveu de fraude fiscale, tandis que le même jour, un alter ego, DSK, était entendu au Sénat, devant lequel il exposait des banalités sur la crise financière.
Dans le même temps, les députés socialistes ont certes voté le projet de loi sur la transparence de la vie publique, mais après l’avoir grandement édulcoré en refusant que soient publiés les patrimoines des élus. Et le président a annoncé pour l’an prochain encore plus de rigueur, essentiellement par des économies sur la fonction publique, cette fois, après que le Premier ministre eut donné raison à la Cour des comptes dont le rapport légitime une gestion de la crise qui rejoint de plus en plus celle que préconise le libéralisme de droite.
Tout cela après que l’on se soit gravement interrogé sur le résultat de Villeneuve-sur-Lot, les uns se félicitant de la résistance du Front républicain, pendant que d’autres regrettaient sa fin, une fin dont au contraire se félicitait Marine le Pen, qui conseillait à l’UMP et au PS de fusionner s’ils voulaient pouvoir résister à la montée du FN.
Faut-il alors s’étonner que de plus en plus de militants de gauche manifestent leur refus d’assimiler encore PS et gauche ? Mais l’exaspération croissante devant la politique menée par le gouvernement de gauche (?) ne doit pas amener à la conclusion que “gauche et droite c’est pareil”. S’il est bien certain qu’à la gauche du PS, des organisations diverses réclament une autre politique, peut-on pour autant dire que le PS est passé à droite ? Répondre oui revient à définir, la droite par le libéralisme et l’austérité, et la gauche par l’État et la relance, la droite par la rigueur économique, et la gauche par le volontarisme social. La réalité est plus complexe, car d’autres déterminants que le seul économique, soient les valeurs, l’histoire de la lutte des classes, etc., interviennent au niveau politique.
Sur la base des classes sociales définies par le rapport de production capitaliste, la gauche a été, historiquement, le parti de la classe ouvrière, tandis que la droite a été celui de la bourgeoisie, de l’argent, du patronat, etc. Si la frontière s’est grandement estompée, il reste que dans le champ politique-politicien, gauche s’oppose encore à droite. Les candidats à la représentation du peuple actionnent, pour se faire élire, des leviers « émotifs » opposés, qui renvoient à des valeurs opposées : justice, voire égalité, solidarité, progrès, etc. à gauche ; libéralisme au sens de droit du plus fort, et tout ce qui va avec, à droite : réussite individuelle, conservatisme, etc.
La frontière s’est estompée parce que, au hasard de l’histoire, la lutte du prolétariat pour améliorer les conditions de sa vie, a fini par faire accepter l’idée de l’intervention de l’État et de la nécessité de redistribuer la richesse en faveur du travail. Les gains de productivité ont alors permis que les politiques sociales fassent émerger des classes moyennes dont les « acquis sociaux » ont plus ou moins stabilisé le système économique.
Dans une société qui a développé des services publics et une sécurité sociale, on peut être culturellement « à gauche » et économiquement ou socialement à droite, ou l’inverse, selon la situation du moment. Ainsi, en fin de parcours des Trente glorieuses, V. Giscard s’est fait élire sur des valeurs de droite, conservatrices, a appelé R. Barre pour revenir sur les acquis sociaux des salariés, mais a fait progresser sociétalement : majorité à 18 ans, avortement. De même, des gouvernements « de gauche” ont mené des politiques économiques régressives : hier, par exemple, en réduisant la progressivité de l’impôt (CSG déductible, etc.), tout en instaurant le Pacs ; aujourd’hui, en faisant le Pacte de compétitivité et, dans le même mouvement, le « mariage pour tous ».
Depuis 1982-83, gauche libérale et droite conservatrice ont toutes deux géré la crise du capitalisme avec les mêmes politiques néo-libérales et les mêmes conséquences sociales, l’abandon des couches populaires et laminage des classes moyennes induisant une forte augmentation des inégalités. Le PS, comme avant lui les radicaux-socialistes dans l’entre-deux-guerres, a dilapidé l’héritage que lui avait laissé le socialisme plus ou moins utopique du 19e siècle (coopératives, autogestion, services publics, voire nationalisations, etc.). Enfermé dans l’UE de Maastricht et Lisbonne, le PS, non seulement ne peut plus s’appuyer sur la classe ouvrière ou les classes moyennes, mais est condamné à les attaquer par des politiques sociales tout aussi régressives que celles de la droite : l’austérité sans réforme fiscale n’est pas plus juste que la TVA sociale, dite de droite. Tout comme la droite, le PS ne voit le travail que sous l’angle économique du coût, mais il voit l’homme dans la société avec des lunettes qui restent de gauche, avec des valeurs qui ne sont pas celles de la droite.
L’ordo-libéralisme, d’origine allemande, est cette variante du néo-libéralisme qui permet, en mettant en avant la nécessité de construire un marché loyal au service du consommateur, de rendre compatibles valeurs « de gauche » et politique économique et sociale « de droite ». Le PS s’est engouffré dans cette voie depuis les années 80 sous l’égide de Delors l’européen. Et les médias de l’oligarchie, y compris ceux considérés de gauche, ont accompagné le mouvement. La gauche ordo-libérale, qui mène la même politique anti-sociale que la droite, c’est bien la même chose que la droite sur le plan économique.
Comme ce sont bien les conditions matérielles de la vie qui déterminent la conscience, les couches populaires et de plus en plus les couches moyennes se détournent de cette gauche, avec le risque du vote FN. Ce qui serait dramatique, car, au-delà du domaine des libertés, les solutions économiques du FN sont totalement absurdes et inopérantes. L’intérêt du peuple est bien que la gauche non libérale arrive au pouvoir. Mais plusieurs alternatives de gauche sont concurrentes, de gauche par référence à des valeurs communes (progrès contre conservatisme ou réaction, etc.), concurrentes par leur vision de la lutte des classes, qui distingue « la gauche de la gauche » et « la gauche de gauche ».
L’expression « gauche de la gauche » est utilisée par ceux qui, se disant anti- ou alter-libéraux, mettent en réalité sous le tapis ce qui doit opposer au fond la « vraie » gauche à la gauche libérale : l’anti-capitalisme, seule position réellement socialiste, tandis que l’anti-libéralisme ne propose que de réorienter la gestion du capitalisme. Proposer une Europe sociale obtenue par une simple réorientation de sa gestion est totalement illusoire : par sa construction même autour d’une monnaie unique, elle met en concurrence les modèles sociaux nationaux. L’Europe sociale est incompatible avec la logique austéritaire d’un capitalisme en crise réelle.
À l’opposé, l’expression « gauche de gauche » met en avant l’anti-capitalisme et démystifie cette opposition de surface entre gauche anti-libérale et gauche libérale. L’anti-libéralisme n’est pas un socialisme, tout juste un projet de socialisation, ce qui n’est pas du tout la même chose, même si la socialisation à l’œuvre dans le capitalisme prépare le passage au socialisme.
L’avènement d’une société socialiste est une question politique, car si c’est bien l’économique qui détermine en dernière instance, c’est bien le politique qui gère cette détermination. Il en résulte que la lutte des classes peut transformer la société, mais aussi que la transformation sociale passe par celle des rapports de production. On comprend alors que les pseudo-marxistes soviétiques qui ont réduit l’anti-capitalisme au changement du droit de propriété sans mettre en cause le rapport salarial, ont produit un capitalisme d’État, rien d’autre. (À moins que ce ne soit l’inverse : pour légitimer le capitalisme d’État et leur pouvoir de classe, ils ont réduit le marxisme au Manuel d’Économie politique de l’Académie des sciences de l’URSS de 1955.) Ce n’est pas en agissant sur les seuls rapports sociaux qu’on ira plus loin. C’est ça qu’avait compris le groupe opposé à Lénine, et qui, autour de la Revue Kommunist, se disait “communistes de gauche” (et non “gauche des communistes”).
Les couches populaires ont besoin d’une « gauche de gauche », pas d’une « gauche de la gauche », qui ne prospère même pas sur l’illusion d’une possible gestion alternative, le peuple n’étant pas convaincu que ses propositions donneraient les moyens d’engager le pays sur la voie d’une politique véritablement autre. Pas convaincu, parce qu’elles sont ambiguës sur l’UE, sur l’Otan, etc., parce qu’elles refusent l’idée d’une « Europe puissance », parce que l’internationalisme ne garantit pas de pouvoir entraîner les autres nations et parce que l’idée de monnaie commune est une pure utopie. Pas convaincu parce que la gauche de la gauche est muette sur la détermination des rapports idéologiques nationaux. Or, la gauche social-libérale parvient encore à anesthésier la classe ouvrière, en la maintenant dans l’illusion d’une intégration dans les classes moyennes, de même que les classes moyennes, en leur racontant que si elles acceptent les sacrifices nécessaires, elles conserveront leurs acquis sociaux (épargne, logement, etc.).
Si la lutte des classes continue, même sans conscience des intéressés (du moins de celle des exploités), elle ne peut que s’accélérer par la prise de conscience et c’est à quoi nous œuvrons dans cette publication, et au-delà en en diffusant les analyses.
P.S. Je remercie un lecteur de ReSpublica, J.C. Mercier, qui nous a adressé un commentaire sur le thème « Quand arrêtera-t-on d’appeler le Parti socialiste français LA gauche ? », auquel ce texte constitue un prolongement.