Pierre Fréha, écrivain d’origine algérienne, vient de publier son dernier roman aux éditions Orizons : la Conquête de l’Oued (1) Paris, 2008 . L’auteur, sous le pseudonyme de Pascal Cazès, personnage central du livre et narrateur, décide d’entreprendre un voyage en Algérie, son pays natal, qu’il n’a pas revu depuis plus de quarante-quatre ans. C’est l’occasion pour lui de raconter le destin qui fut le sien ; un destin intimement lié à celui d’une communauté de près d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants, qui ont dû brusquement quitter leur pays lors de son indépendance en 1962. Il avait, quant à lui, 9 ans lorsqu’il en a été arraché. Il en rend responsable la colonisation de l’Algérie.
Paul Cazès a trouvé en Aziz Saïfi, un Algérois de pure souche, un guide dévoué et un interlocuteur intransigeant qui l’« accule » à s’expliquer et à expliquer.
Le roman rappelle d’abord les circonstances de cette colonisation, qui remonte à 1830, et qui eut pour prétexte le coup de l’éventail, donné à Pierre Deval, le consul français véreux, par le dey Hussein de la Régence d’Alger. Ce dernier avait été excédé par le fait que la France ne voulait pas lui rembourser la totalité du montant d’une dette commerciale.
Cependant, la couverture idéologique de cette entreprise avait été la pseudo-mission civilisatrice de la France en Algérie. En réalité, on a assisté au pillage du Trésor public d’Alger, à la profanation des lieux sacrés tels que les mosquées et à leur transformation en églises ou en casernes militaires, à l’extermination de tribus entières, à l’incendie des récoltes, à la faim et aux maladies, ainsi qu’au vol des terres par la violence, pour les distribuer aux colons, venus de France, puis d’autres pays européens.
Le petit enfant qu’avait été Paul Cazès s’entend encore raconter de manière dédramatisante par son papy (pour ne pas le traumatiser), Abraham Moatti, l’histoire millénaire des Juifs d’Algérie, les servitudes du statut de « dhimmi », auxquelles ils étaient soumis (ainsi que les chrétiens). Son grand-père n’était pas moins fier des questions incessantes et candides posées par son petit-fils.
Le statut de « dhimmi » disparut définitivement avec le décret Crémieux de 1870 qui octroya aux Juifs la nationalité française ; mais pas au reste des Algériens, qui constituaient pourtant la majeure partie des habitants. Une injustice de plus envers les colonisés algériens, selon le narrateur.
Puis, survint la guerre pour l’indépendance de l’Algérie. Elle fut un dilemme crucial pour la plupart des Juifs algériens ; un dilemme incarné par Roger Cazès, le père de Pascal : soutenir l’indépendance de l’Algérie ? C’était craindre aussi de perdre les droits qu’ils ont acquis durant la période coloniale, en plus de subir la même terrible répression que les autorités coloniales avaient abattue contre le peuple algérien insurgé. Se ranger du côté du colonialisme ? C’était se rendre complice du maintien des injustices criantes envers la population musulmane, et de ce fait être l’objet de l’hostilité justifiée de la part de cette dernière. Ils se résignèrent alors à l’adoption d’une position neutre, aussi inconfortable soit-elle. Une neutralité toutefois bienveillante, selon lui.
Cette position est incarnée par son père et par le refus d’aide qu’il avait opposé aussi bien à Djaffar, l’émissaire de la résistance indépendantiste algérienne qui le sollicitait en tant qu’Algérien, ou qu’à Moïse El Kaïm de Bab-al-Oued, à Alger, membre de l’O.AS, et qui le sollicitait comme Français. Roger Cazès était néanmoins favorable à l’accès total à l’égalité des droits pour les Algériens, mais dans le cadre de l’Etat français.
L’ouvrage nous montre également, avec beaucoup de finesse, l’existence de trois autres positions, radicales et marginales, de Juifs algériens : le cousin de Pascal, Léon Moatti, qui s’était engagé aux côtés du Front de libération nationale, parce qu’il se sentait pleinement algérien, et qui sera assassiné par l’Organisation de l’armée secrète ; son oncle Philippe, partisan de l’Algérie française ; et son camarade de jeu, Guy Cherkit et sa famille, indifférents aux drames sanglants qui secouaient l’Algérie, jusqu’à ce qu’ils soient rattrapés par la guerre.
Pour ce qui est de l’état d’esprit de la communauté « pied-noire », le narrateur nous la décrit à travers un microcosme, un quartier, situé au cœur d’Alger, à la veille de l’indépendance de l’Algérie ; une société demeurée sourde aux droits à la justice et à l’égalité des Algériens d’origines.
Il s’agit des familles Delmas et « Sophia Loren », et de leur soutien « hystérique » au putsch des chefs de l’armée française et aux desperados de l’O.A.S, organisation à laquelle tous étaient tenus de payer l’ « impôt révolutionnaire ». Même Francine, la maman de Pascal, dut payer, pour éviter des ennuis mortels à son mari. Elle devait, dans le même souci, accrocher à contrecœur le drapeau français à son balcon et taper chaque soir sur une casserole le slogan « Al-gé-rie-fran-çaise ».
L’auteur rend très bien, et avec humour, l’ardeur infantile que met Pascal pour que sa famille participe honorablement à ce qu’il considère comme une compétition avec ces deux familles, et surtout pour que Sylvain Delmas ne refuse pas de jouer avec lui.
Les Algériens d’origine européenne ont été victime du système colonial, qui n’hésita pas à les sacrifier lorsqu’ils ne lui servirent plus à rien. De même que dans l’anarchie qui régnait à la veille de l’indépendance, et en l’absence du nouvel État, des combattants algériens de la 25e heure et des délinquants en ont profité, selon lui, pour piller et assassiner de nombreux membres de cette communauté, sous couvert de patriotisme.
La Conquête de l’Oued est un roman passionnant, de près de 400 pages, qui se laisse lire facilement.
Notes de bas de page
↑1 | Paris, 2008 |
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