Originaire des Ardennes et issu d’un milieu très pauvre, ouvrier lesté d’un certificat d’études primaires, Jacques Tourtaux sort de l’adolescence en pleine guerre d’Algérie. Fait d’époque, son milieu ouvrier baigne dans l’identité communiste, devenue culture plus qu’appartenance organique, mélange de mémoire des luttes, d’identification sociale et d’humanisation de la misère par l’utopie d’un autre destin humain. Dans ce milieu, on adhère au parti communiste comme on accomplit sa condition sociale et comme on porte l’oriflamme.
Il disait que les sanctions étaient très fortes, que le travail des jeunes communistes était de militer au sein de leur unité contre la guerre. » C’est donc son oncle, pas le parti, qui le guide, et ce fait à lui seul présente un intérêt extraordinaire : les principes léninistes avaient largement débordé les frontières du parti, pour devenir une culture de masse. L’oncle ouvrier cheminot discute avec son neveu ouvrier de la ligne politique, comme s’ils portaient « naturellement », comme le dit Tourteaux, la légitimité de l’appareil. Cela corrige sensiblement les approches académiques, tout en indiquant quel potentiel ce même parti s’est évertué à perdre, puisqu’il va perdre en cours de route ce même Tourteaux qui lui disputera la légitimité de l’identité communiste. Quelle perception de la guerre développaient le milieu ouvrier, le milieu communiste et enfin le parti ? La question doit déjà beaucoup à ce témoignage.
Briser la volonté, briser les hommes
Il viendra donc en Algérie, en février 1961, suivi par sa fiche qui indique ses engagements et ses choix. Première destination, la compagnie d’instruction, sorte de bataillon disciplinaire, mais plus proche de la prison et du bagne que de la mise au pas. Le récit est surprenant de ce monde clos qui livre des appelés aux pulsions perverses des « sous-offs» tortionnaires qui bastonnent les jeunes recrues à coups de manches de pioches, obligent des détenus à faire des réveils sportifs avec des chants nazis, leur font subir des sévices, tous plus vicieux les uns que les autres, sous la haute autorité d’un commandant qui les appelle à rejeter la propagande du PCF et du PCA. Briser la volonté, briser les hommes, bien au-delà de la nécessité du redressement disciplinaire, ne pouvait se faire sans l’existence de ces malades de la torture et de la brutalité pathologique et de leurs fortes racines. La question reste posée de savoir comment l’armée française a pu livrer des conscrits français à des fascistes. Le lecteur a l’impression d’un monde illégal, fonctionnant en dehors des lois ou même de la simple humanité, et d’une sorte de « regard tourné ailleurs » de la hiérarchie militaire et civile. Un monde de l’enfer qu’aucune bonne âme parmi ces responsables ne peut regarder sans y découvrir son côté sombre, ses propres ressorts soigneusement maquillés. Du coup, s’éclairent pour un lecteur algérien quelques sources de la torture, des corvées de bois, du napalm sur les villages, des camps d’internement ou des camps de regroupement; bref, de l’extermination de masse de notre peuple. Aussaresses et Massu étaient tout entiers dans les personnages décrits par Tourtaux, l’adjudant Birr et le commandant qui venait « habiller » le sale boulot en mettant en garde les conscrits contre la propagande anticommuniste. Pourtant, Tourteaux et les communistes n’étaient pas seuls. Au passage, il nous signale la présence de deux séminaristes qui refusaient comme lui de faire cette guerre absurde à notre peuple. Comment et pourquoi tout ce potentiel anti-guerre a mis si longtemps à se manifester sans jamais vraiment se cristalliser et pourquoi une minorité fasciste a pu garder la haute main sur l’armée ? Car, c’était une minorité. La résistance au putsch, perpétré dans la nuit du vendredi 21 au samedi 22 avril, le prouve amplement.
La mémoire de Tourtaux nous permet d’avoir un panorama exceptionnel de la résistance multiforme qui s’organise au cœur de composantes techniques comme l’aviation ou parmi les bidasses avant même l’appel de De Gaulle. Témoignage passionnant par sa précision, par lequel on découvre qu’en fait, les régiments et détachements parachutistes et les légionnaires sont les plus infectés par les mercenaires et par l’idéologie fasciste ou nazie. C’est peut-être les chapitres à lire avec le plus grand soin dans ce livre. On mesure alors pleinement les contradictions qui traversent l’armée française et que seule la méthode du « bagne » d’Oued Smar pouvait contenir au profit du pôle fasciste. On mesure tout aussi pleinement que les luttes politiques anti-guerre ont manqué de la profondeur anticoloniale de principe qui aurait aidé à isoler les factions fascistes et les factieux et empêché l’impulsion socialiste de la guerre, puis sa prolongation gaulliste. On mesure enfin combien l’engagement colonialiste des socialistes et notamment celui de Mitterrand et de Guy Mollet ont pesé du côté des futurs putschistes, mais surtout combien ils ont retardé la cristallisation ou la coalescence d’une conscience française que la guerre d’Algérie était une guerre coloniale. On voit d’un autre œil le procès Jeanson, la lettre des 121 et celle de Sartre.
Réflexion
C’est absolument fascinant de découvrir comment l’armée française, délivrée par le putsch du contexte politique qui pesait sur ses contradictions, les laisse s’exprimer jusqu’au bout, jusqu’à la confrontation et parfois l’affrontement. Il est significatif de noter que les parachutistes et les légionnaires ont exercé un maximum de pressions et d’intimidations pour garder sous contrôle la masse des soldats de carrière, autant que les conscrits. Notons, en outre, ce que le livre de Tourteaux nous pousse à réfléchir. Le manque de détermination de l’appareil du PCF à peser sur les contradictions de l’armée, en vue de les résoudre en faveur de ses courants non fascistes. La révolution léniniste, le communisme comme la Troisième internationale et cette culture léniniste qui baignait Tourtaux étaient nés en rupture avec la gauche. Ce vote des pouvoirs spéciaux inaugurait la longue et souterraine rupture du PCF avec le léninisme et son retour dans cette gauche qui le ramènera dans le giron de la social-démocratie.
Ne serait-ce que pour l’échec de ce putsch, le travail de Tourtaux et des autres mérite une immense considération. Ils nous auront évité encore plus de souffrances et plus de difficultés. Ils auront en tout cas fait évoluer les contradictions au sein de l’armée française en défaveur des courants fascistes et en les poussant dehors vers leur sinistre OAS.
Sur cette fin de guerre, Tourteaux nous livrera des témoignages précieux sur le fonctionnement interne d’une armée surpuissante qui a enchaîné le travail de destruction sans vaincre notre peuple. Les images qu’il ramène de Mouzaïa sont sans appel. Cette armée française victorieuse des maquis est obligée d’organiser le gardiennage de chaque ferme de colon. Au bout des destructrices opérations Challe, Jumelles, Pierres précieuses, aucun colon n’avait la paix ni l’arrogante assurance du maître. Le maquis n’était pas que dans la montagne. Lisez attentivement. Vous découvrirez sous le simple énoncé des faits cette confirmation d’une fusion du peuple et de l’ALN, qui gardait à ces maquis exsangues et démunis la force d’agir encore et d’inquiéter en cette transition du printemps 1961 vers l’hiver 1962. En tout cas, le combat n’aura pas cessé dans cette zone de la Wilaya IV. Atrocités inutiles, politique systématique de terreur, massacres, ratonnades, expéditions punitives continueront de marquer la fin de cette guerre, qui s’éternise dans sa pourriture.
Telaghma, le camp de regroupement
Tourtaux sera muté dans une base aérienne de sinistre réputation pour les Algériens, Telaghma. Il y sera soumis à toutes sortes de privations, de brimades inutiles, de menaces hors de saison, exposé à des risques sans les moyens pour se défendre. La défaite des putschistes a isolé le courant le plus fasciste, mais a laissé de beaux restes. Tout cela va en « eau de boudin » derrière les barbelés de la base, des barbelés emprisonnant un peuple en haillons qu’on a regroupé dans un camp, loin de ses terres, de son agriculture, de ses maisons, un peuple que l’armée nourrit au compte-gouttes pour affamer le maquis. Un peuple qui dans cet au-delà de la douleur, qui dans son regard vitrifié sur la mort et le dénuement, partagera la moitié de sa faim avec ses enfants qui courent encore les montagnes. Bien sûr, des êtres cèdent sous ce poids insupportable. Des petits garçons et des fillettes viendront se prostituer pour un sou et Tourtaux entendra la hâblerie graveleuse de ceux qui se sont offert, parfois sans payer, le petit ou la petite.
Tourtaux le répète. Il est un simple ouvrier autodidacte. Il est communiste, et pour le rester, quitte le Parti communiste français. Il a écrit dans son langage d’ouvrier et de fils du peuple. Impossible de faire de son écriture une coquetterie esthétique pour « salonnards » et donc de le récupérer en en faisant une expérience littéraire dans le style : « Tiens, une bête qui parle ou un ouvrier qui écrit. » Cette écriture ramassée sur les faits en dit beaucoup sur la France et sur l’armée. Tourtaux est fier de la préface que lui a écrite Henri Alleg. Très fier. C’est la reconnaissance de sa lutte par un lutteur. C’est surtout la reconnaissance d’une ligne de conduite. Il la perpétue en se battant pour faire reconnaître et réparer les traumatismes produits par la guerre et par les traitements inhumains que l’armée lui a fait subir et fait subir à bien d’autres. Il la perpétue en tenant un blog – le blog de Jacques Tourtaux [où l’on trouvera le moyen de se procurer l’ouvrage] – dédié à l’anticolonialisme.