On demande s’il peut exister une « spiritualité laïque » – question qui, sur le modèle d’un sujet de bac circulant dans un dîner en ville, se veut oxymorique.
L’oxymore consiste à réunir dans la même phrase la carpe et le lapin, la « spiritualité » et la « laïcité » : on s’en esclaffe encore dans l’arrière-cuisine d’où sont sortis le discours de Latran et celui de Riyad, naguère prononcés par le Président de la République. Effectivement, si par « spiritualité » on entend ce qui relève d’une aspiration à la transcendance – telle qu’on la trouve dans beaucoup de religions – parler de « spiritualité laïque » serait un contresens, car ce serait situer la pensée laïque sur le même plan qu’une croyance religieuse. Or la laïcité n’est pas un courant de pensée comparable à une religion, à un corps de doctrine, c’est avant tout un mode d’organisation politique. De là à conclure qu’il n’y a dans la laïcité ni esprit, ni élévation de pensée, il n’y a qu’un pas : c’est oublier que la théorie et la philosophie critique ne sont pas réductibles à une spiritualité.
1 – Pensée et théorie : une position minimaliste
La pensée et l’esprit ne se réduisent pas à la spiritualité entendue comme aspiration à une transcendance ni à l’adhésion à des « valeurs ». Pour rendre compte du mode d’organisation politique qu’est la laïcité, il est en effet nécessaire de faire l’effort de construire une théorie. Il existe une grande tradition de pensée critique et théorique, une tradition du libre examen dans laquelle la théorie laïque prend place, dont elle est l’héritière et à laquelle elle apporte sa contribution. Il convient donc d’abord, pour entrer dans la pensée laïque, de rappeler les points essentiels de cette théorie.
A la différence de la simple tolérance, qui se pose la question de faire coexister les libertés telles qu’elles sont, les gens tels qu’ils sont, les communautés telles qu’elles sont dans une société donnée, la laïcité construit un espace a priori qui est la condition de possibilité de la liberté d’opinion de chacun. Cela semble très complexe et très abstrait, mais il s’agit tout simplement de construire un espace qui ne se contente pas de prendre en compte les données sociales, qui ne fonctionne pas avec des groupes d’influence. La liberté de chacun est reconnue a priori, pourvu qu’elle reste dans le cadre du droit commun : j’ai le droit d’avoir une religion, de ne pas en avoir, d’en avoir une dont je suis le seul fidèle… Il faut aller jusqu’au comble de l’abstraction pour exprimer cela : dans un État laïque, on assure la liberté de chacun, y compris de celui qui n’existe pas, parce que c’est celui-ci qui est le critère de mon droit réel. Cette abstraction est en réalité très concrète : lorsque je m’arrête au feu rouge à 3 h du matin et qu’il n’y a personne de l’autre côté, je respecte le droit d’une personne fictive. Mais cette personne, c’est également moi : je pourrais être là-bas. La laïcité fonctionne un peu comme cela à l’égard de la liberté de croire et de ne pas croire : elle est la condition de possibilité de la tolérance qui règne dans la société civile et elle assure toute liberté d’opinion, pourvu que celle-ci respecte le droit commun. C’est un dispositif aveugle qui ne regarde pas s’il y a telle ou telle religion, telle ou telle opinion, et qui ne se demande jamais si telle ou telle religion, telle ou telle opinion est numériquement importante. On a le droit de croire et de penser comme personne d’autre ne le fait…
Au fond, la laïcité engage un modèle politique fondé sur un paradoxe : c’est la supposition de la suspension du lien communautaire préalable qui rend possible la formation du lien politique. Autrement dit, dans une association politique laïque, la proposition je ne suis pas comme le reste des hommes est non seulement une proposition que chacun peut revendiquer, mais elle est au fondement même de la cité.
En termes philosophiques, on peut dire que la laïcité a pour base une sorte de « vide expérimental » : c’est comme un tube de Newton, on fait abstraction de certaines données pour voir apparaître un principe fondamental. Ici le vide, c’est celui de la croyance et de l’incroyance comme doctrines, comme contenus : la laïcité fait le vide sur ce que nous croyons ou pas, elle dit que la puissance publique n’a pas besoin pour être et pour être pensée d’un quelconque acte de foi. C’est une position minimaliste qui écarte tout contenu doctrinal de croyance (ou d’incroyance) du fondement de la loi.
Au cœur de ce vide, qui n’est pas un vide de pensée, apparaît le noyau philosophique de la laïcité : c’est une association politique qui écarte toute religion civile, qui ne fait pas de la loi elle-même un acte de foi. L’association ne repose pas sur une adhésion dont le modèle est l’adhésion religieuse, mais sur un consentement mutuel garantissant des droits. C’est pourquoi ce ne sont pas les religions qui s’opposent à la laïcité, mais leur la partie civile, leur prétention à faire la loi au nom d’une communauté ou d’un ensemble de communautés préconstituées, préalables à l’association politique elle-même. Ce qui est également contraire à la laïcité, c’est la religion civile – l’idée que la loi doit être acceptée comme une forme de croyance, qu’on doit y adhérer, qu’il faut l’aimer, comme un acte de foi.
A partir de là, on peut émettre des réserves à l’égard des déclarations brandissant des « valeurs », y compris démocratiques, comme des dogmes intangibles auxquels il faudrait croire sans qu’on ait besoin de les établir. Les valeurs ne sont que des objets de croyance, elles peuvent être supplantées par d’autres valeurs ; par définition les valeurs fluctuent, elles sont sujettes à une mode d’opinion. En revanche, des principes rationnels minimaux n’ont pas besoin d’être traités comme des objets de culte : on les discute, on y consent parce qu’on en établit l’utilité et la nécessité, et on les améliore au fur et à mesure que l’expérience politique s’enrichit. C’est beaucoup plus solide et beaucoup moins dangereux car cela repose sur la discussion. En outre, c’est beaucoup moins pesant : on n’est pas tenu à l’adhésion, on n’est pas obligé de les aimer.
2 – Au-delà de la théorie : une philosophie critique des humanités
L’association laïque ne repose pas sur un acte de confiance, mais sur un jugement raisonné. Cela fait apparaître une dimension fondamentale du noyau philosophique dont je viens de parler : la théorie de la laïcité suppose des agents politiques exerçant leur jugement et elle engage par là plus qu’une théorie mais une véritable philosophie où se déploie une façon dont la pensée se rapporte à elle-même, proche du concept des humanités.
Car si on consent à un fondement immanent de la cité, si on s’efforce de la construire sur un socle qui écarte a priori toute référence transcendante, cela met la pensée en relation avec elle-même de manière décisive. Pour construire la cité, la pensée et les efforts humains ne peuvent compter que sur eux-mêmes. C’est exactement ce qu’on entend par philosophie critique.
Une conception critique, c’est une réflexion sur la façon dont la pensée peut et doit elle-même se réfléchir, se corriger, se juger, s’améliorer : et cela est inséparable d’une expérience et d’une théorie de l’erreur. Parce qu’elle veut faire l’économie de la transcendance, la laïcité ne peut pas faire l’économie d’une réflexion critique, d’une position critique : dans l’acte politique le plus élémentaire, une association laïque est livrée à sa propre pensée, elle ne peut faire appel à aucune autre autorité qu’elle-même. Ne pas croire préalablement à un lien, c’est s’obliger à réfléchir au bien-fondé des lois et de tout ce qu’on fait et de tout ce qu’on pense. Il y a un devoir de la pensée à l’égard d’elle-même qui devient virulent dans une association laïque plus qu’ailleurs : non que ce devoir soit absent ailleurs et qu’on ne s’en préoccupe pas, mais si ce devoir est négligé dans une république laïque, alors celle-ci est en danger. Ce devoir est consubstantiel à l’autoconstruction par chaque citoyen de sa propre autorité.
C’est probablement une des raisons pour lesquelles le concept de laïcité est fortement lié à l’institution scolaire et plus généralement au modèle du développement et de l’appropriation des savoirs. En effet, pour s’approprier une connaissance, il faut la penser soi-même, il faut la comprendre soi-même et devenir l’auteur de sa pensée. Cela demande un moment de retrait, où s’exerce le sérieux contemplatif, une forme de recueillement que partagent enfants et adultes. Ce moment est celui où s’expérimente la liberté de la façon la plus forte : c’est la seule expérience à la fois concrète et absolue de la liberté, où je suis vraiment maître de moi-même. Un enfant qui a compris, après s’être trompé, après avoir fait le deuil d’une fausse certitude, pourquoi deux et deux font quatre, comment fonctionne une retenue dans une soustraction, pourquoi tel participe passé ne s’accorde pas, pourquoi il y a des saisons, cet enfant fait l’expérience de la souveraineté absolue, car rien ni personne ne lui dicte ce qu’il pense. Mais on doit souligner que cette opération suppose un parcours difficile, qui passe nécessairement par le doute et par l’erreur : car on ne comprend vraiment que quand on comprend pourquoi on n’avait pas compris – et on ne peut vraiment expliquer quelque chose qu’en provoquant d’abord l’erreur qu’il faudra élucider pour la rectifier.
Cette expérience immanente et fragile de la liberté, cette constitution du vrai perpétuellement hantée d’inquiétude, cette institution de soi-même dans la division et la révision intellectuelle, cette capacité à se fâcher avec soi-même, toute une tradition philosophique peut être invoquée pour les penser (1) Depuis les grands dialogues de Platon jusqu’au doute cartésien et aux Propos d’Alain sur l’éducation. , mais nul ne l’a mieux reliée au paradigme scolaire que Gaston Bachelard, dans sa théorie d’une psychologie de la connaissance, d’une psychologie dépsychologisée (2) Voir notamment sa communication au VIe Congrès d’Education morale de Cracovie, en 1934, intitulé « Valeur morale de la culture scientifique », publié par Didier Gil dans son ouvrage Bachelard et la culture scientifique, Paris : PUF, 1993. « Ce n’est pas au moment de l’application qu’il faut juger la science. Du point de vue moral comme du point de vue psychologique, c’est au moment de son acquisition qu’on doit en saisir la valeur. Il faut donc souligner l’importance formative du moment où la connaissance illumine une âme, il faut insister sur l’instant où une activité de la raison constituante enrichit la raison constituée. L’être qui pense le vrai rompt dans ce moment même avec l’égoïsme ; il oppose en soi-même la conscience universelle à un inconscient subjectif mystérieux et impur. ». On peut aussi penser aux célèbres pages de La Formation de l’esprit scientifique où Bachelard emploie l’expression de « repentir intellectuel ». . Et en construisant le concept d’instruction publique, la Révolution française lui avait déjà donné une forme institutionnelle.
Mais reprenons l’exemple de cet enfant qui, revenant d’une erreur, s’approprie un élément du savoir. Il fait l’expérience d’une liberté qui l’institue dans sa propre autorité. Et en même temps, au cœur de cette séparation radicale il voit que l’autre, son semblable (et non pas son proche), c’est celui qui comme lui est capable de cette opération, c’est le sujet de la liberté. Il est au-delà de son petit groupe de « potes ». Au-delà de tout groupe ou rassemblement réel se forme alors, avec l’idée d’une république des lettres, celle d’humanité – un espace critique commun qui s’étend aux morts et aux vivants, ici et ailleurs. La pensée critique est un modèle de fraternité et elle s’incarne dans ce qu’on a appelé les humanités.
Les humanités dans leur version classique sont fondées sur le principe de la singularité des œuvres, celle des auteurs, et sur la nécessité de l’écart critique à construire par chacun pour se les approprier et en jouir. Historiquement, cette position critique est liée à l’étude des lettres (littérature, grammaire, langues anciennes) mais on voit bien que dans cette position est incluse de plein droit l’étude des sciences, lesquelles seraient impossibles sans le moment critique, sans le doute salutaire, sans l’erreur rectifiée et sans cesse éclairée.
Dans un parcours d’humanités, on n’ignore pas non plus les religions ni les spiritualités au sens courant que l’on donne à ce mot. Mais elles sont abordées d’un point où elles ne sont pas que des « faits de société ». Faire choix de privilégier les auteurs plutôt que les ethnies, les œuvres plutôt que les mentalités, les singularités plutôt que les faits sociaux ou la dimension communautaire et, s’agissant des religions, choisir de commencer par celles auxquelles on ne croit plus, c’est s’inscrire dans une conception critique du savoir et non dans une positivité dogmatique. Un enseignement républicain ne peut pas souscrire à l’existence a priori de données sociales, ethniques, religieuses : il ne peut que les réinscrire dans une perspective critique qui arme l’individu ; en aucun cas il n’a à effectuer de génuflexion devant le fait social et le moment d’adhésion que comporte une croyance. Montrer que les religions sollicitent la pensée en tant qu’elles sont d’abord des mythologies, des systèmes de pensée et de représentations et non pas seulement des actes de croyance c’est bien, par extraction, séparer l’esprit de la spiritualité, mieux : c’est donner l’idée qu’une certaine spiritualité peut être contraire à l’esprit.
Mais aujourd’hui, sous couvert d’enseigner les « idées » et les « faits » religieux, on s’expose à accréditer l’idée même qu’il est normal d’avoir une religion ou une croyance : en décrivant les religions comme de purs faits de société, on invite chacun à s’y inscrire. C’est ici que le principe de laïcité est contredit, et avec lui la libéralité des savoirs critiques et l’autonomie des individus auxquels il est lié, ainsi que le modèle politique qu’il institue. L’effet religieux est désormais présenté, au prétexte que les religions sont partout répandues, comme le modèle en dehors duquel toute association apparaîtra bientôt comme impossible ou vaine : il deviendra bientôt impensable qu’une cité puisse avoir pour fondement autre chose que la sacralisation d’un lien, autre chose que des « valeurs communes ». Il deviendra impensable qu’on puisse s’associer pour se soustraire à toute appartenance. La figure classique du théologico-politique, subreption du politique par la religion, est surclassée, dépassée par sa projection formaliste et totale : la subreption du politique par le religieux et la subversion de l’esprit par une forme de spiritualité.
Notes de bas de page
↑1 | Depuis les grands dialogues de Platon jusqu’au doute cartésien et aux Propos d’Alain sur l’éducation. |
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↑2 | Voir notamment sa communication au VIe Congrès d’Education morale de Cracovie, en 1934, intitulé « Valeur morale de la culture scientifique », publié par Didier Gil dans son ouvrage Bachelard et la culture scientifique, Paris : PUF, 1993. « Ce n’est pas au moment de l’application qu’il faut juger la science. Du point de vue moral comme du point de vue psychologique, c’est au moment de son acquisition qu’on doit en saisir la valeur. Il faut donc souligner l’importance formative du moment où la connaissance illumine une âme, il faut insister sur l’instant où une activité de la raison constituante enrichit la raison constituée. L’être qui pense le vrai rompt dans ce moment même avec l’égoïsme ; il oppose en soi-même la conscience universelle à un inconscient subjectif mystérieux et impur. ». On peut aussi penser aux célèbres pages de La Formation de l’esprit scientifique où Bachelard emploie l’expression de « repentir intellectuel ». |