Le taux de l’intérêt est problématique depuis que l’argent est apparu dans la société humaine, tant il semble opposer l’intérêt individuel et le bien commun. Le concernant, les doctrines ont précédé les théories, la théorie dominante à une époque n’étant en réalité que légitimation des idées qui gouvernent la marche de la société de ce moment, idées elles-mêmes déterminées par les besoins de la reproduction sociale.
Dans la Grèce antique, Platon était opposé à l’intérêt, parce qu’il enrichissait celui qui n’avait pas de vertu particulière pour le bien de la Cité. Contre les inconséquences de la propriété privée, il proposa une forme de communisme. Aristote, que l’on qualifierait aujourd’hui de social-démocrate, voulut concilier l’argent et la Cité en distinguant l’argent obtenu par le service du bien commun, le commerce apportant des marchandises commodes à la vie sociale, et l’argent recherché pour lui-même.
Au Moyen-Âge, les théologiens (Augustin, …) condamnent l’usure (l’intérêt) qui corrompt l’homme et le détourne de Dieu : l’intérêt est analysé comme le prix du temps, or le temps appartient à Dieu, l’homme ne saurait en faire commerce. Cependant, l’Église doit composer avec le développement du marché et de la place de l’argent. Thomas d’Aquin reprend, en quelque sorte, le projet d’Aristote de légitimer l’intérêt en expliquant qu’il ne rémunère pas le prêt (par le partage des bénéfices), mais qu’il compense la douleur (le dol) d’être séparé de sa propriété personnelle, l’argent prêté. Cependant, Thomas peine à expliquer le prix de cette séparation et donc le taux de l’intérêt, et il finit par considérer que le juste prix est celui qui a cours par convention sociale (communio estimatio).
Au 18ème, Adam Smith se pose à nouveau la question de l’usure : il considère que le taux de l’intérêt dépend du rapport de force entre créancier et débiteur, mais que par nature le rapport de force est trop favorable au créancier et que l’État doit le réglementer, pour le bien de la cohésion sociale. Adam Smith n’est donc pas le fou du marché et de l’initiative individuelle que l’on présente souvent. Pour lui, le prix du travail échappe également au marché, parce que l’offre et la demande ne sont pas en situation égale : la loi interdit l’association des travailleurs, tandis que « nul ne peut empêcher les maîtres du travail de dîner ensemble » ; le salaire sera donc maintenu au minimum vital (il reprend le « principe de population » énoncé par G. Botero au siècle précédent).
Au 19ème, ses héritiers néo-classiques (utilitaristes) vont théoriser le taux de l’intérêt afin de légitimer la doctrine libérale en raisonnant en termes de rationalité du consommateur : pour eux le taux de l’intérêt est le résultat de la confrontation de deux calculs. D’une part, celui qui a de l’argent compare ce que cela peut lui rapporter en plaisir futur grâce à la consommation supplémentaire que permettra le bonus de l’intérêt et ce qu’il lui en coûte, la peine de ne pas consommer maintenant ; ce calcul fixe le taux de l’intérêt demandé. D’autre part, le producteur, qui a besoin de cette épargne pour financer son entreprise, va comparer le coût de l’emprunt, l’intérêt à payer, au profit qu’il peut en retirer, grâce à la productivité des investissements opérés grâce à cette épargne ; ce calcul lui indique quel prix il peut payer, quel taux il peut accepter, pour chaque investissement possible. Désormais, le taux de l’intérêt devient « naturel », détaché du politique.
Le marché de l’épargne (des fonds prêtables) confronte alors les souhaits des uns et les possibilités des autres et fixe le taux qui les met d’accord. Ce taux dépend de l’acceptation des uns de renoncer à consommer et de la capacité des autres à produire suffisamment de richesse avec les machines que les premiers financent, pour rémunérer l’argent emprunté. En fait, dans la théorie du marché, tout se passe comme si les épargnants achetaient des machines plutôt que des biens de consommation immédiate, cela afin de pouvoir consommer encore plus dans le futur. C’est ce que l’on appelle la souveraineté du consommateur : ses choix déterminent son bien-être, qui s’accroît s’il renonce à la consommation présente au bénéfice de la consommation future.
Au 20ème, dans l’entre-deux-guerres, Keynes réfute totalement cette analyse en considérant comme Smith que salaires et taux de l’intérêt sont des prix sociaux, résultant de conventions sociales, pas des prix de marché au sens des économistes classiques. Pour lui le montant de l’épargne ne dépend pas du taux de l’intérêt (« je ne vais pas faire demi-tour alors que j’allais au restaurant parce que j’entends à la radio que le taux de l’intérêt a augmenté »), mais du revenu du consommateur, qui détermine son train de vie ( en proportion du revenu, le riche épargne plus que le pauvre). Ainsi, après avoir décidé d’épargner un certain montant de son revenu, l’épargnant a le choix entre le placer, ce qui l’immobilise, par exemple en achetant des actions ou une assurance-vie, ou le garder liquide, le thésauriser, sous la forme de billets sous le matelas, de pièces d’or ou d’argent sous le rosier, ou en le laissant sur son compte-chèque. Le liquide est sûr, mais ne rapporte rien ; le placement est risqué, mais c’est de l’argent gagné en dormant.
Pour Keynes, par suite de l’incertitude radicale sur ce que sera le futur, tout titulaire de revenu a « naturellement » une préférence pour la liquidité, tandis que le risque est d’autant moins grand que l’argent en circulation est abondant et que les marchés financiers (où il peut placer son argent) sont liquides, c’est-à-dire qu’il y est facile de revendre les titres achetés. Le taux de l’intérêt est donc le résultat de la confrontation de la préférence pour la liquidité des épargnants (quelle confiance ont-ils dans l’avenir ?) et de la quantité d’argent disponible dans le circuit de l’économie.
Cette quantité dépend de la politique des autorités monétaires, qui peuvent être laxistes (planche à billets) ou rigoureuses, suivant leur appréciation de la situation de l’économie, appréciation qui dépend de la doctrine à laquelle elles adhèrent. Des autorités keynésiennes accompagneront, voire stimuleront, si besoin est, la marche des affaires par une politique accommodante, l’abondance monétaire visant à inciter les uns à investir (pas cher) et les autres à financer (sans grand risque) ; mais en cas de crise de productivité (crise de l’offre) cela va surtout favoriser l’inflation, sans réduire le chômage. Des autorités monétaristes (néo-libérales) mettront l’accent sur la rigueur, feront monter les taux d’intérêt pour faire valoir la vérité des prix, car selon leur point de vue, l’argent artificiellement peu cher a permis de financer n’importe quoi, des activités non compétitives avec des salaires trop élevés, etc. D’où l’inflation sans croissance et l’impératif de revenir à la sagesse : financer les canards boiteux détourne les moyens des canards sains ; à vouloir assister les faibles, on affaiblit tout le monde.
Reste alors à se demander ce qui détermine l’orientation de la politique monétaire, c’est-à-dire quelle peut être la détermination réelle du taux de l’intérêt. Il ne faut pas croire que les autorités monétaires font ce qu’il leur plaît, laxistes ou rigoureuses selon leur bon vouloir, car elles sont elles-mêmes déterminées par la situation économique et sociale qu’elles doivent gérer. En tant que composante des élites étatico-bureaucratiques, leur fonction est de participer à la reproduction du système, capitaliste en l’espèce, et elles sont sélectionnées suivant que leurs idées sont porteuses d’une action compatible avec les lois de l’économie capitaliste. En période de reconstruction et d’offre dynamique, elles seront keynésiennes, car il faudra assurer les débouchés. À l’époque de la mondialisation, par contre, la compétitivité de l’industrie et des services d’un côté, l’attractivité financière de l’autre (tant pour les placements privés que pour l’emprunt public), seront des déterminants essentiels des taux d’intérêt. En cas de grande crise, cependant, c’est le pragmatisme qui l’emporte toujours : ainsi, ces dernières années, la BCE est allée à l’encontre de tous ses principes et a recouru à des « procédures non conventionnelles » pour imprimer des centaines de milliards d’euros ; de même, la Fed a injecté des milliers de milliards de dollars à taux quasi nuls dans ce qu’elle appelle « quantitative easing ». Les résultats ne sont pas probants, mais cela gagne du temps. L’examen des mécanismes d’interaction réel-monétaire sera une autre histoire.