Sur la valeur et son partage

Que le gouvernement soit de droite ou de gauche (pas de gauche), il suit depuis des années une logique globale qui vise à soutenir la compétitivité des entreprises en réduisant le coût salarial, c’est-à-dire, comme communément discuté, en réduisant la part du salaire dans le partage de la valeur ajoutée, ce qui tend à restaurer la profitabilité du capital. Keynes l’avait regretté, qui expliquait que tout pays qui a des difficultés peut certes s’en sortir en baissant les salaires, mais que c’est une solution de courte vue si tous font de même. Cette erreur des gérants du capital, Marx avait en avait donné la rationalité : devant la baisse tendancielle du taux de profit, vient inéluctablement le moment où les palliatifs deviennent inopérants et où il faut en venir à la dernière étape avant l’ultime, la dévalorisation brutale du capital, par une grande crise, généralement conclue par la guerre.
Cette baisse du salaire passe de plus en plus par une substitution continue de l’impôt payé par les ménages (TVA, CSG, etc.) aux charges patronales. Au sein de la gauche de gauche, des voix s’élèvent pour protester contre cette dynamique, notamment au motif que la cotisation serait anticapitaliste, car génératrice de valeur hors du marché du travail, tandis que l’impôt légitimerait ledit marché et le profit (voir le Monde diplomatique de septembre 2012 ou l’appel du Réseau salariat). Un débat s’en est suivi, plutôt confus car nombre d’interventions s’appuient sur des bases analytiques très incertaines. Un retour sur les « fondamentaux » en économie, permet de distinguer les discours libéraux ou alter d’un discours plus porteur d’avenir. Le point central est la nature de la richesse économique, de sa création et de sa mesure par la notion de valeur. Ce n’est qu’ensuite que l’on peut discuter des modalités de son partage entre salaire et profit.

1ère partie : Richesse et valeur

Dans ce que Marx appelait le communisme primitif, l’homme vivait de chasse et de cueillette, des activités d’appropriation de la nature qui lui permettaient de vivre et de se reproduire. Avec la division du travail, ces activités se sont polarisées et sont devenues tâches d’organisation pour la classe dominante et tâches de travail pour la classe dominée, la classe des producteurs directs. Sont alors apparues les notions de richesse et de valeur, qu’il convient de bien distinguer, car les enjeux sont importants. La richesse économique, c’est le produit de la transformation de la nature par le travail de l’homme. La valeur économique, c’est la mesure sociale à travers le marché de l’utilité de cette transformation.

Selon A. Smith, la richesse est l’« ensemble des choses nécessaires et commodes à la vie », c’est-à-dire l’ensemble des biens disponibles, immédiatement consommables ou que l’on peut accumuler. Cette définition de la richesse comme moyens matériels de la reproduction des hommes reste pertinente, pour tous les vrais économistes, ceux de la valeur travail, tant pour Marx, explicitement, ou Keynes, implicitement. Ceux-là considèrent que la source de la richesse est la nature, mais que le travail des hommes, nécessaire pour se l’approprier, en fait la valeur économique. Don de la nature, la richesse est matérielle ; fruit du travail de l’homme, elle a une valeur sociale.

La théorie de la valeur travail ne nie pas l’idée d’utilité, c’est-à-dire que si une marchandise s’échange, c’est d’abord parce qu’elle est utile à celui qui ne la possède pas, parce qu’elle répond à un besoin. Mais elle pose que c’est un besoin socialement défini et que ce qui fait la valeur de la marchandise dans l’échange réside dans la difficulté de la produire, valeur qui se mesure donc par la quantité de travail social dépensé dans sa production. Le prix de la marchandise sur le marché exprime alors sa valeur par une quantité de monnaie. À l’opposé, l’économie vulgaire, comme disait Marx, celle de J.B. Say et aujourd’hui de ses successeurs néo-classiques, s’en tient à la seule utilité réduite au rapport psychologique de l’individu à la marchandise, donc hors de toute détermination sociale des besoins. C’est ainsi que le « Prix Nobel d’économie » est récemment allé à un pur psychologue ! C’est ainsi que cette approche individualiste en termes d’homo œconomicus est au fondement de tous les libéralismes.

Si le travail crée plus de richesse qu’il n’en détruit dans le processus de production, soit la richesse nécessaire pour reproduire les hommes et les moyens de production, il apparaît un surplus qui mesure la productivité des travailleurs. En termes de valeur, ce surplus est ce que Marx appelle la plus-value, et que l’on peut appeler le profit réel (c’est-à-dire sous la forme de biens). Dans le mode de production capitaliste, ce surplus revient de droit, sous la forme du profit monétaire, à « l’homme aux écus », qui a acheté le travail, contre salaire, et fourni les moyens de production. Si l’on ôte de la richesse nouvellement produite la partie affectée au remplacement des moyens de production usés, il reste ce qui constitue le revenu réel, qui se partage donc en richesse consommée par les travailleurs, le salaire réel, et richesse dont une partie est consommée par les capitalistes et l’autre accumulée pour élargir l’échelle de la production, le profit réel. Salaire réel et profit réel constituent le revenu réel. Le PIB est une tentative de mesure monétaire du revenu en termes de valeur ajoutée, mais dont le partage en salaire et profit (monétaires) donne une représentation trompeuse de la réalité.

En effet, tout travail, même socialement reconnu comme nécessaire, c’est-à-dire générant une valeur, n’est pas nécessairement directement productif de richesse. C’est le cas du travail producteur de services, qui consomme des biens, matières premières et moyens de production, mais sans les transformer en d’autres biens matériels. La fourniture de services provoque donc une destruction de richesse sans production de richesse nouvelle, ce qui n’empêche pas qu’un capitaliste puisse gagner de l’argent en fournissant ces services qu’il produit comme marchandises. Il y a bien, pour lui, individuellement, création de valeur ajoutée, puisqu’il y a profit (monétaire) mais ce profit individuel ne correspond pas à une richesse sociale nouvelle, il est capté sur le profit réel macro-économique pré-existant.

Adam Smith donnait l’exemple du chanteur d’opéra, qui fait gagner de l’argent à l’organisateur de spectacles, lequel, en bon capitaliste doit et peut faire du profit pour continuer d’exister en tant qu’organisateur. Mais le travail du chanteur ne produit aucune richesse matérielle, il en détruit seulement (fauteuils, instruments, boissons, etc.) La vente du spectacle crée de la valeur pour le capitaliste, au sens où elle génère un profit individuel, mais elle ne crée pas de valeur sociale : le profit du fournisseur de services, généré par la dépense du revenu des spectateurs, est capté sur la valeur créée par les producteurs de richesse sociale. Le spectacle est certes une richesse culturelle pour le spectateur, et s’il est consommé par un travailleur, il entre dans son salaire. Cependant, si le travail du chanteur permet le profit, ce profit ne correspond pas à des marchandises matérielles produites en surplus des besoins de reproduction. Le chanteur d’opéra est exploité par son employeur, parce qu’il lui permet de détourner à son profit une partie de la richesse produite par les travailleurs du matériel. Mais le surplus social n’est pas directement le fruit de son travail.

Cela ne signifie pas, cependant, que les services sont stériles. D’une part, les services consommés dans le procès de production industriel, qui sont une consommation intermédiaire, transmettent leur valeur au produit matériel et leur travail est donc un travail productif au niveau du capitaliste individuel. Le facteur qui transporte du courrier personnel apporte au destinataire un bien-être certain, mais aucune richesse économique, tandis que le facteur qui transporte du courrier d’entreprise est productif de valeur pour son employeur, mais improductif de richesse sociale. D’autre part, les services sont un facteur plus ou moins direct d’accroissement de la productivité sociale. Le développement des NTIC en direction de l’industrie, par exemple, est souvent gratifié d’avoir un effet important sur l’efficacité du travail : si c’est avéré, ces services sont indirectement productifs.

Ainsi, un capitaliste peut faire du profit sans créer de richesse, voire en en détruisant. Le travail de ses salariés est alors productif de valeur pour leur employeur, mais improductif du point de vue de la richesse sociale. Ce profit monétaire est capté sur la valeur préexistante via la consommation des ménages, salariés ou patrons, ou l’utilisation des services dans le procès de production réelle. Le profit des fournisseurs de services vient en déduction du profit des producteurs de richesse matérielle.

Ce qui signifie que l’industrie paie les services, que sans industrie, il n’y a pas de société viable. Contrairement à la pseudo-théorie de l’utilité des libéraux issus de la lignée de J.B. Say, il ne suffit pas que quelque chose « ait de la valeur » au sens où ça peut se vendre, pour que ce soit de la richesse sociale. Vendre une marchandise, c’est-à-dire réaliser sa valeur, et faire du profit, « créer de la valeur », n’est pas synonyme de créer de la richesse sociale. Situer l’analyse directement au niveau de la valeur est ambigu, car il y a le risque d’en rester au seul niveau du marché et de l’échange et d’oublier la production, qui ne peut être que matérielle, s’il s’agit bien de transformer la nature pour les besoins de la société. Créer de la valeur, c’est mettre sur le marché une marchandise vendable, qu’elle soit bien ou service, pour faire du profit, c’est le problème du capitaliste en tant qu’il est « l’homme aux écus », c’est-à-dire aujourd’hui l’actionnaire (et, indirectement, l’épargnant). Créer de la richesse, c’est travailler et produire des biens qui ont de la valeur, sociale, parce qu’ils sont utiles à ceux qui ne les produisent pas. Parler d’industrie à propos de services est un non-sens, qu’il s’agisse d’industrie bancaire, financière ou autre, on parle même aujourd’hui de l’industrie culturelle !

Ainsi, création de valeur (économique) n’est pas équivalent à création de richesse, sauf dans le cas de la création de richesse fictive, produit de la spéculation. En effet, le degré ultime de l’illusion est atteint quand on croit qu’en faisant monter le cours de la bourse, la finance crée de la richesse, et que la chute dudit cours en détruit. Il y a bien création de valeur quand le spéculateur fait des profits (plus-values boursières, commissions bancaires, etc.), mais aucune création de richesse réelle n’est nécessaire. Celui qui possède des actions dont le cours monte s’enrichit, certes, mais fictivement : dans l’achat d’une action, via son assurance-vie, par exemple, il obtient, contre son argent, un droit à des dividendes, c’est-à-dire à une partie du profit futur, en abandon du droit à la richesse sociale que représente cet argent. L’entreprise qui a acquis ce droit, contre les dividendes futurs, l’exerce en investissant dans des machines qui lui permettront de le payer, c’est-à-dire verser les dividendes, si cet investissement génère des profits. La richesse initiale est utilisée, mais l’épargnant est toujours « riche » de son droit aux dividendes et il peut même s’enrichir en revendant ce droit à quelqu’un qui croit à des dividendes en hausse. Il se croit réellement riche, alors que cette richesse est seulement anticipée, le simple résultat d’un pari : elle n’a aucune réalité et si l’investissement échoue, la fiction se dissipe, « des milliards partent en fumée », et pourtant la société n’est pas plus riche ni plus pauvre d’un centime pour autant.

Au total, l’analyse du rapport de la valeur à la richesse a des enjeux théoriques et pratiques importants pour la définition de la stratégie anti-capitaliste.  Dans la deuxième partie, on en discutera deux : l’illusion d’une économie de services viable en rapport avec le débat sur la mondialisation et le partage de la valeur ajoutée en rapport avec le financement du modèle social.