Premier texte d’une série d’articles : « Tina, François, Jean-Luc et les autres : austérité ou relance ? »
La prise de conscience progressive que l’austérité est en voie d’étendre la récession à l’UE tout entière a conduit les autorités européennes à faire preuve de quelque lucidité et à admettre que la réduction des déficits n’est pas la voie royale vers la sortie de crise. Tant que le phénomène restait limité à la périphérie des pays « club Med », elles ont pu considérer que l’austérité était un choix douloureux mais nécessaire. Quand la France a commencé de renâcler, on lui a d’abord demandé de faire les réformes structurelles jusque-là retardées et de rester dans le calendrier établi. Mais il a bien fallu, quand le danger de déraillement s’est précisé, lui a accorder un répit, un répit de deux ans pour lui permettre de faire passer « en douceur » lesdites réformes « nécessaires », c’est-à-dire la casse des salaires, des services publics et de la Sécu. Car, selon Tina (1)Mme Thatcher, à qui l’on reprochait la dureté de sa politique : « There Is No Alternative »., qui est de droite, « il n’y a pas d’alternative » à l’austérité.
Pourtant, l’arrêt de la croissance, en voie de généralisation, suscite de nouveaux appels, venant non plus seulement de la gauche de la gauche, mais du sein même de la gauche de gouvernement, pour une autre politique, qui vise une sortie de crise par le haut. Les diverses alternatives présentées proposent globalement, soit de réorienter la construction de l’UE vers plus d’intégration, en changeant la gouvernance ou simplement les gouvernants, soit de sortir à froid de l’euro avant son inéluctable implosion, qui produirait des dégâts plus importants. Le fond commun de ces propositions, que ce soit par la coopération internationale, la marche vers le fédéralisme ou la restauration de la souveraineté nationale, est l’idée qu’une volonté politique déterminée peut redonner aux autorités la maîtrise des politiques monétaire et budgétaire. La toile de fond est donc le retour aux politiques de relance, ou de simple soutien, de la croissance, dans le fil du keynésianisme des trente glorieuses.
Les frontières ont donc bougé, l’opposition austérité-relance ne recoupant plus l’opposition gauche-droite traditionnelle, selon laquelle les économistes libéraux, fous du marché et opposés à l’intervention de l’État, étaient logiquement des supporteurs de la droite aux valeurs individualistes et préconisaient l’austérité, tandis que les keynésiens, qui avaient une approche globale du système, accompagnaient naturellement la gauche, qu’elle fût socialisante ou simplement interventionniste, en lui recommandant la relance. La coupure s’est aujourd’hui déplacée au sein de la gauche, les socio-démocrates « modernes », ou socio-libéraux, partageant les vues des libéraux de droite, les keynésiens étant devenus des keynésianistes, qui ne retiennent du keynésianisme que la définition des outils d’intervention, en « oubliant » leur finalité originelle, le plein emploi.
Mais, en réalité, cela n’a rien de vraiment nouveau : quand le démocrate Johnson accélère la guerre du Viet-nam, il la finance à crédit, au risque de l’inflation, tandis que ses conseillers keynésianistes lui recommandent l’austérité fiscale. Plus généralement, depuis les années 80, on a vu des gouvernements de gauche pratiquer l’austérité la plus ferme (Schröder, etc., Mitterrand « meilleur monétariste d’Europe ») et des économistes « de gauche » libéraux pour la légitimer (J. Attali, etc.). Aujourd’hui, au sein de l’UE, les gouvernements de gauche subissent les mêmes contraintes et pratiquent la même austérité que ceux de droite.
C’est que la crise des Trente Glorieuses a rendu les rapports gauche-droite plus complexes, le principe de réalité, c’est-à-dire les lois du capitalisme en crise, obligeant la gauche à gérer des contraintes sur lesquelles elle n’a aucun pouvoir : aujourd’hui, fondamentalement, son « choix » de respecter l’engagement du pays dans l’UE et l’euro, l’oblige à réduire les déficits et donc à faire de l’austérité, même si François et son gouvernement prétendent qu’il n’en est rien et que leur rigueur, rien de plus, est juste.
Ce brouillage du paysage résulte du croisement de deux logiques, celle de la réalité économique, qui renvoie à la nature du système de production et de répartition de la richesse, et celle de la vision que l’on en a, que l’on soit économiste ou plus directement politique, qui dépend de la perception de la nature de classe de la société. Ainsi, néo-libéraux et keynésianistes ont en commun d’aborder l’économie capitaliste comme une économie de marché, c’est-à-dire comme un réseau d’échanges entre individus maîtres de leur décisions. Mais, les libéraux s’en tiennent à n’y voir que des rapports entre agents rationnels (homini œconomici : consommateur, producteur, prêteur de fonds, etc.), faisant ainsi apparaître le salaire distribué d’abord comme un coût de production, tandis que les keynésianistes, qui ont une vue plus globale du système économique comme articulation de grandes fonctions macroéconomiques (consommation, investissement, épargne, etc.) privilégient le débouché qu’il ouvre.
Cela définit deux manières opposées d’aborder l’explication des politiques d’austérité : soit elles sont le fait de choix délibérés, selon les intérêts de ceux qui ont accédé aux manettes, soit elles sont inscrites dans la logique des lois économiques du système de production des conditions matérielles de la vie. Le raisonnement des libéraux relève de cette seconde option : selon eux, le simple respect de la loi du marché garantit le meilleur des mondes possibles, et la raison impose alors l’austérité en tant qu’elle est le prix à payer pour le non-respect politique de la loi économique. Certes, des variantes dans la conception du jeu de cette loi modulent le dogme (l’ultra-libéralisme s’en remet à la seule et totale liberté des choix individuels, tandis que l’ordo-libéralisme veut construire les conditions sociales de leur jeu « libre et non faussé »), mais toute politique économique et sociale est déclarée inopportune.
À l’opposé, le keynésien croit au volontarisme politique pour construire une société qui encadre le jeu des mécanismes économiques globaux en sorte qu’ils conduisent à l’harmonie économique et sociale. Pour lui, l’austérité est rationnelle du point de vue du possédant, du capitaliste individuel, du rentier, mais elle est irrationnelle du point de vue du système, qu’il faut libérer du pouvoir du rentier. Considérant le keynésien comme un doux utopiste, le keynésianiste ne veut pas, ou pense qu’on ne peut pas, changer le système et, « réaliste », se résigne à le gérer dans l’intérêt général (qui est aussi le sien).
Le libéral croit que la liberté économique et le laisser faire le marché conduit à ce que le keynésianiste, idiot utile du libéralisme, pense ne pouvoir atteindre que par une politique volontariste d’intervention et d’encadrement. Ainsi, quoi qu’ils en aient, libéraux de droite ou de gauche (les sociaux-démocrates modernes) sont conduits à pareillement gérer le travail et l’argent au profit du capital, selon les contraintes de sa reproduction. Même si le mode de gestion diffère selon les contraintes de reproduction du gérant.
Devant ce « réalisme », ou ce « pragmatisme » de la gauche social-libérale, le discours de la gauche anti-libérale est que le vrai réalisme, celui de la vraie raison, est d’affirmer qu’une volonté politique sans faille suffirait à pouvoir se défaire des dites contraintes et s’engager dans une autre voie. Cependant, les diverses propositions concrètes de politiques alternatives reposent sur un fond commun keynésianiste, même si elles expriment des oppositions plus ou moins tranchées selon la sauce dans laquelle il baigne. Deux grandes voies de sortie de l’austérité émergent : soit rester dans le cadre européen et coopérer pour le réorienter, soit en sortir pour se réapproprier la souveraineté nationale.
Une approche marxiste du système capitaliste permet de comprendre en quoi libéralisme et keynésianisme, qui n’opposent pas nécessairement droite et gauche, ont tous deux leur place dans la gestion du capital, austérité et relance ayant chacune sa rationalité selon la conjoncture. elle permet aussi de comprendre en quoi les alternatives keynésianistes sont autant d’impasses, parce qu’en restant dans le cadre des rapports sociaux capitalistes, leur analyse insuffisante de la crise les engage sur de fausses voies et fait la force de Tina : il n’y a pas d’alternative (dans le cadre capitaliste). (2)Les points qui suivent, relativement techniques, sont développés dans Néo-libéralisme et crise de la dette (Osons la République sociale éditeur). Ne pas entrer dans leur détail ne nuit pas à la compréhension de l’argumentation générale.
La logique du capitalisme
Selon Marx, repris par le vrai Keynes, le circuit du capital se résume par A-M-A´ : les entreprises engagent dans l’activité économique le capital existant sous forme d’argent A, en rémunérant les facteurs de production, soient, le travail, par le salaire, et les moyens de production (les machines, terrains, etc.), par les loyers et intérêts versés aux propriétaires. Ce faisant elles distribuent des revenus, d’un montant A, qui sont des droits sur la production, dont l’exercice ouvre les débouchés nécessaires pour vendre/écouler la production. Le but du capital étant de faire du profit, celui suppose une production de valeur A plus grande que celle nécessaire pour reproduire les facteurs de production. Les entreprises réalisent le profit en vendant le surplus net A-A, qui ne peut s’écouler que par l’entrée dans le circuit d’un pouvoir d’achat externe aux facteurs de production entrés dans le circuit. Ce sont les achats de l’extérieur, les exportations, et les achats publics, la dette.
Dans un système capitaliste pur, le revenu distribué se partage entre salaire et profit. Le montant du salaire doit permettre au salarié de se reproduire : logement, nourriture, etc. Selon A. Smith lui-même, dans une pure économie de marché, qui interdit les associations de travailleurs, mais pas les dîners entre employeurs, le salaire est donc établi au minimum vital. Le restant de la richesse produite constitue le profit. Cependant, le travailleur doit savoir lire et écrire, être en santé suffisante pour travailler, il doit pouvoir entretenir ses anciens, etc. L’État assure donc un complément de salaire, socialisé, sous la forme des services publics et de la protection sociale, complément pris sur le profit. De même que les frais régaliens : défense nationale, police, justice.
Les luttes sociales et politiques ont pu arracher toujours plus de salaire socialisé, au fur et à mesure que les gains de productivité le permettaient sans porter atteinte à la profitabilité du capital, c’est-à-dire à la capacité d’exporter. Les classes moyennes sont le fruit de cette redistribution du revenu global.
En cas de crise économique, cette belle construction sociale s’écroule, une crise sociale précédant une crise politique. Or une crise du capital est inéluctable, car les conditions même de la reproduction du capital mettent à mal la permanence des gains de productivité.
La crise du profit
Pour trouver des débouchés, chaque entreprise doit maintenir ou accroître sa capacité concurrentielle, c’est-à-dire réduire ses coûts, et à cette fin elle développe l’efficacité du travail en le mécanisant. Le problème est que, globalement, cette dynamique « alourdit le processus de production », comme disait la Direction de la prévision, et que, ajouté au refus du « travail en miettes », cela pèse sur le taux de profit. Ce que Marx avait anticipé avec sa « loi de la baisse tendancielle du taux de profit ».
Ainsi, en situation de crise du profit, la restauration de la profitabilité passe nécessairement par une atteinte à la situation des classes moyennes, puisque elles seules peuvent payer sans que cela mette en cause la marche du système. Le problème étant que ce laminage des classes moyennes ferme des débouchés et appelle à plus de compétitivité pour trouver les débouchés à l’extérieur (c’est la raison de la mondialisation, qui postule que tous peuvent exporter en même temps, mais qui en fait fait porter le poids de l’ajustement sur le plus faible), ce qui enclenche une spirale à la baisse.
Les politiques d’austérité visent donc la reprise de la redistribution, c’est-à-dire des « acquis sociaux » et produisent un laminage classes moyennes accompagné d’un retour vers le minimum vital pour les classes populaires. Sans « progrès social », c’est-à-dire sans redistribution, le salaire de base est du type Bangladesh, et la logique de la mondialisation est de ramener le salaires occidentaux, non plus au niveau chinois (qui monte), mais plutôt vietnamien, thaïlandais, etc.
Les exportations sont affaire de compétitivité, c’est-à-dire de savoir offrir à l’extérieur ce qu’il demande (du vin et du fromage, ou des BMW et des VW) ou, s’il y a des concurrents, de l’offrir moins cher. Sauf dans quelques cas marginaux (joueurs de foot, drogués, etc.), le prix est toujours, même en cas de monopole, un frein à l’achat, et le coût de production est donc toujours central. La compétitivité renvoie donc à la productivité du travail, qui est le rapport entre la quantité de produit et la quantité de travail engagé. On comprend dès lors que le capitaliste doit chercher à verser les salaires les plus bas, mais aussi qu’il réduit en même temps les débouchés.
Il n’y a donc pas de cohérence automatique des comportements individuels : un capitaliste individuel a intérêt à mal payer ses salariés et à ce que les autres capitalistes paient bien les leurs. Contrairement à son auto-légende, Ford n’a pas augmenté ses salaires (le fameux « five dollars day ») pour écouler ses voitures, mais parce que personne ne voulait travailler dans ses usines. Ce qui a cependant pu faire monter l’ensemble des salaires et produire un début de classe moyenne, phénomène favorable à la consommation, une composante cruciale de ce que l’on a appelé le fordisme et qui a pu se développer dans l’après-deuxième guerre et donner les « Trente Glorieuses ». C’est toute la question de méthode qui oppose les économistes classiques, individualistes, aux keynésiens et marxistes : la rationalité du système n’est pas la somme des rationalités individuelles.
Crise du profit et austérité
Le point de vue des libéraux est que la difficulté d’exporter et le chômage qui l’accompagne résultent de salaires trop élevés par rapport à la productivité du travail : les salariés ne travaillent pas assez dur et ne méritent pas leur salaire. Version plus civilisée : ils sont mal formés ou pas assez efficaces parce que le travail est mal organisé. (Presque alter). Les salaires sont trop élevés parce que le marché du travail ne fonctionne pas correctement : syndicats, État, protection sociale, charges, etc. La restauration de la croissance et des emplois implique de rétablir l’équilibre naturel coût du travail-productivité, c’est là la raison de l’impérieuse exigence d’austérité. C’est la seule chose à faire, il n’y en a pas d’autre.
La solution néo-libérale/conservatrice est donc de casser les salaires. Comme il est politiquement et socialement difficile de faire baisser les salaires directs, la stratégie proposée par l’OCDE dès les années 70-80 est de s’attaquer au salaire socialisé, en réduisant le coût des services publics et de la protection sociale, la baisse des prélèvements obligatoires qui en résultera devant restaurer la compétitivité des entreprises.
Dans les années 70, les gouvernements ont dû affronter la résistance de salariés et ont d’abord tenté d’échapper à la contrainte extérieure en dévaluant leur monnaie, ce qui est en principe un moyen de réduire le prix à l’exportation. Mais quand tout le monde le fait, cela enclenche une spirale infernale, puisque chaque dévaluation accroît le prix des importations et suscite des revendications salariales qu’il faut compenser par une nouvelle dévaluation, sans que la croissance revienne : ce fut la fameuse stagflation.
Dans les pays où les rentiers appauvris par l’inflation ont repris les rênes, l’ultra-libéralisme a durement cassé les salariés (Thatcher, Reagan, etc.). Dans les autres pays d’Europe, le retour à la discipline gouvernementale qui faisait défaut est passé par le biais de la monnaie. Dans un premier temps, pour se protéger de la spéculation contre les monnaies nationales, on a mis en place le SME (système monétaire européen), qui reposait sur une sorte de monnaie commune, l’ECU, système dont les insuffisances tout au long des années 80, conduisirent à passer à l’Euro, une monnaie unique, qui n’est en réalité qu’un carcan institué pour imposer l’austérité.
En effet, tel le bloc-or formé dans les années trente autour de la France, l’euro fonctionne comme un système d’étalon or : les parités étant déclarées immuablement fixes, la non-compétitivité de l’économie génère du chômage qui oblige à des politiques anti-salariales qui restaurent la compétitivité et assurent l’auto-régulation de l’économie. L’euro met ainsi en concurrence des pays dont le seul ajustement passe par les salaires : le plus fort (le plus compétitif parce qu’il a coûts salariaux les plus bas) impose ses normes puisque les plus faibles n’ont d’autre choix, privés de dévaluation, que de « s’adapter ».
Au total, libéraux et keynésianistes développent deux visions différentes du système économique, agrégation d’agents individuels d’un côté, articulation de grandes fonctions macroéconomiques de l’autre, mais arrivent à une même conclusion : pour restaurer le profit privé, l’austérité est rationnelle, et au nom de la compétitivité, il faut casser les salaires et socialiser les coûts structurels (hier les réseaux de chemin de fer, par exemple, aujourd’hui les réseaux numériques). Tout cela évidemment noyé dans un discours de légitimation différent : ce sera, à droite, sous couvert de rétablissement des équilibres de marché et de respect de l’orthodoxie financière, tandis qu’à gauche il s’agira plutôt d’incitation à investir et de politique industrielle (ou de redressement productif).
Cependant, les développements de la crise ont vérifié ce que Marx permettait de prévoir : en cas de « grande crise », telle celle des années 30, l’austérité est incapable d’assurer la sortie de crise, laquelle n’a commencé, aux É-U, qu’avec l’entrée en économie de guerre (il y avait encore 10 millions de chômeurs en 1939). En disqualifiant l’approche néo-libérale, ces développements font resurgir le mythe selon lequel Keynes aurait sauvé le capitalisme, via le New Deal de Roosevelt. Les nouveaux convertis présentent ainsi comme idées nouvelles de vieilles lunes utopistes du XIXe siècle fondées sur l’idée que le capital ayant besoin de débouchés, il suffit que l’État jusque-là honni intervienne afin de lui en fournir à satiété pour tout arranger : ainsi, il suffirait de restaurer les classes moyennes, par un repartage équitable du revenu national, pour que l’économie reprenne sa marche. Plusieurs évangiles prétendent propager la bonne parole, ce sera une autre histoire…
Notes de bas de page
↑1 | Mme Thatcher, à qui l’on reprochait la dureté de sa politique : « There Is No Alternative ». |
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↑2 | Les points qui suivent, relativement techniques, sont développés dans Néo-libéralisme et crise de la dette (Osons la République sociale éditeur). Ne pas entrer dans leur détail ne nuit pas à la compréhension de l’argumentation générale. |