Suite de l’article : Les ruptures fondamentales dans le schéma du capitalisme
Les ruptures technologiques apportées par l’automatisation et l’informatisation, dans les années 70, ont eu pour conséquence une mutation de la production mais aussi des impacts sur la nature et les mécanismes de cette production (voir l’article précédent). Par ailleurs, l’abandon du « capitalisme fordiste » pour un « capitalisme cognitif » provoque plusieurs effets, dont trois très importants.
Premier effet : crise de la valeur des marchandises produites
D’abord cette mutation rend difficile d’accès les produits simples dont la valeur n’est que la valeur d’usage (ils sont peu rentables donc peu produits). Il est désormais impossible d’acheter un téléphone qui ne fasse « que » téléphone ; impossible d’acheter une voiture qui ne fasse « que » voiture. Ceci a pour conséquence de paupériser davantage des populations les plus pauvres qui ne peuvent avoir accès qu’à des produits « superflus » car ils n’ont plus accès aux biens simplement « nécessaires ». Le prix des biens superflus n’étant plus fixé sur leur valeur d’usage mais sur le seul effet mode (donc sur le message « cognitif »), les prix peuvent être fixés sans aucun rapport avec la réalité de la production. Il y a donc possibilité d’une crise de la valeur, car l’endettement des entreprises, dans le but d’investir pour produire un objet cognitif, ne correspond plus à la réalité matérielle de la production de cet objet, mais aux bénéfices qu’il est possible d’en tirer suivant les critères de cette mode… passagère ! Ainsi, au moindre problème, l’écart entre la réalité (la valeur réelle d’un objet) et l’endettement devient alors colossal. C’est ce que nous sommes en train de vivre lorsque la FDIC (la compagnie fédérale de garantie des dépôts bancaires américaine) s’engage à garantir des actifs pourris à hauteur de 2 000 milliards de dollars. Par le mot « pourris », il faut comprendre : qui n’a pas de valeurs !
Second effet : travail collaboratif et crise de la société du salariat
Cette mutation des activités du capitalisme modifie la nature même du travail pour nombre de salariés. En effet, durant le fordisme, le travail était évalué en fonction du critère « temps » (passé au travail). Mais aujourd’hui, il est de plus en plus demandé aux individus d’être « créatifs », d’être « inventifs », de « trouver » du fait même de cette mutation du capitalisme qui a besoin de nouveautés pour garantir son taux de profit. Autrement dit, la capacité du capitalisme a produire de la richesse est liée de plus en plus fortement à la capacité d’innovation et de créativité des individus.
Problèmes : 1- cette capacité de création n’est pas liée à un temps de présence (dans les faits, les individus « travaillent » en dehors de leurs horaires de travail). 2- la créativité se fait souvent sur le mode collaboratif, c’est-à-dire suivant un mode de production de richesse où il est, au final, quasi impossible de définir qui a fait quoi !
Pour ces deux raisons, l’évaluation des salaires héritée du fordisme (donc sur les critères « temps de travail » et « répartition des tâches ») pose problème. Là encore, nous sommes dans une crise de la valeur, car comment trouver – et justifier ! – des salaires différents pour une même activité collaborative ?
Troisième effet : choix des technologies pour le travail hétéronome
Pour les gens qui travaillent dans les chaînes de production, l’automatisation toujours plus poussée rend l’employé du capitalisme prisonnier de sa tâche. Marx l’avait bien compris : la division du travail est nécessaire au capitalisme, pas seulement pour des raisons de production (analyse économique réductrice), mais pour des besoins de domestication des individus et de leurs subjectivités. En effet, les machines produites pour des buts et des fonctionnalités bien précises asservissent du même coup les individus qui les pilotent en leur demandant d’accomplir des travaux de plus en plus réglés par le fonctionnement même de la machine. Autrement dit, l’automatisation, au lieu de libérer l’individu, l’asservit davantage ; mais pas uniquement d’un point de vue physique ! En effet, cet asservissement est aussi cognitif, car il dépossède l’individu de sa main mise sur sa créativité en visant l’annihilation de sa subjectivité. Le jour où la fierté de l’individu se trouve dans des valeurs éthiques et culturelles en accords avec le capitalisme, c’est-à-dire des valeurs reposant sur les valeurs fondamentales de l’économisme qui leurs sont accessibles, à savoir le travail et la production / consommation / exploitation (les employés n’ayant pas de capital), alors le capitalisme assure sa pérennisation par les pratiques et la subjectivités des individus qu’il a domestiqués. Tout le développement technologique du capitalisme s’est donc orienté à des fins d’asservissement.
C’est cette conception que le soviétisme n’a pas compris (ou alors trop bien ! ), car en ne changeant pas l’appareil productif et la place de l’individu face aux machines, l’asservissement des individus et de leur subjectivité est resté identique à celui pratiqué dans les pays occidentaux.
En effet, rappelons que l’évolution technique n’est pas objective, mais qu’elle repose sur des choix idéologiques très forts. L’exemple de l’usine Volvo d’Uddevallade, en Suède, entre 1987 et 1993, est caractéristique : le dépassement du taylorisme y a été mené en confiant la fabrication complète de chaque véhicule à des équipes d’ouvriers maîtrisant chacune la chaîne complète de l’assemblage. De fait, il est apparu très rapidement que la notion même de hiérarchie perdait toute consistance dans des ateliers où chaque équipe gérait sa production. Et ainsi, malgré des rendements supérieurs aux autres usines du groupe, cette usine sera fermée en 1993 par la direction de Volvo, cette forme d’autogestion réintroduisant une main-mise des « employés du capitalisme » sur leur production, donc laissait aux individus la possibilité de s’extraire du modèle d’asservissement capitaliste.
Technologies « verrou » contre technologies « ouvertes »
Ainsi, si la technique se développe, il est possible de mettre en évidence deux développements technologiques distincts : l’un « hétéronome », ou « verrou », où les individus deviennent prisonniers du développement technologique. Ces techniques ont un effet d’asservissement en coupant les individus d’eux-mêmes, en réduisant leur marge d’initiative, de gestion de leur activité propre, leur possibilité de création et de communication (par exemple en imposant le règne de l’instantané ou de l’émotion) et, par ailleurs, ces technologies « verrou » engagent la société sur des échelles de temps considérables, la rendant prisonnière des choix initiaux, donc des logiques productivistes.
L’autre développement relève de la mise en place de technologies « ouvertes » ou « conviviales » qui favorisent la communication entre individus, la possibilité d’initiative personnelle et l’appropriation de sa subjectivité. La notion de temps n’est pas réduite à l’instantané, et la réflexion est possible face à l’émotionnel. De plus, la notion de ressources, de déchets et de cycle est présente afin de ne pas rendre les sociétés prisonnières des effets de ces technologies. Ces technologies « ouvertes », ou « conviviales », permettent le développement de l’individu et son ouverture sur les autres (donc renforcent le lien social tout en renforçant la subjectivité).
Bien entendu, pour se maintenir, le « capitalisme fordiste » a développé des technologies « verrou », tant pour assujettir les individus (travail à la chaîne) que le fonctionnement de la société (industries produisant beaucoup de déchets et imposant des échelles de temps considérables). Cette tendance s’est encore accrue avec le passage à un « capitalisme cognitif » (voir article précédent) où l’asservissement ne passe plus seulement par le travail, mais où celui-ci se développe au travers du consommateur. En effet, il est impératif de déposséder au maximum l’individu à l’égard de sa propre existence pour mieux le rendre servile à l’égard des modes qui lui « vendent » l’identité et l’apparence de subjectivité dont il a été dépossédé et dont il a un besoin naturel.
Il est donc erroné de voir la lutte contre le capitalisme uniquement sur le plan de la société et de l’économie, ce serait précisément la signature de l’asservissement à l’économisme. En tant que projet originel et historique de la gauche, le dépassement du capitalisme – projet avec lequel la gauche du XXIe siècle doit renouer – s’inscrit avant tout dans une théorie de la libération de l’individu et de sa subjectivité. Ce lien avec la philosophie existentielle est le garde-fou contre toutes les dérives totalitaires que l’on a pu connaître. Il est aussi le lien avec la véritable nature de la gauche qui n’a pas pour vocation « l’ordonnancement parfait du monde », mais la libération des individus en tant que subjectivités non réductibles (à l’économie, à une communauté, à une fonction, etc. )