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« Une révolution dans la révolution » : interview de Nursel Kiliç

Si l’on a beaucoup parlé de la résistance kurde au moment du siège de la ville de Kobané par les terroristes de Daech, on a trop souvent passé sous silence qu’à la base de la lutte armée se trouve un projet de société démocratique dans lequel les femmes jouent un grand rôle.

La situation géopolitique au Moyen-Orient est un élément fondamental pour comprendre les enjeux sur les migrations ou encore le développement du terrorisme. Entre l’intégrisme religieux politique et les régimes autoritaires, une troisième voie démocratique et de transformation sociale existe pourtant. C’est notamment celle du Kurdistan, où l’expérimentation concrète d’une autre société se fait quotidiennement. Place des femmes, combats militaires, rôle des organisations politiques en Turquie : autant de sujets sur lesquels nous avons interrogé Nursel Kiliç.

Le Progrès social : Pouvez-vous présenter le mouvement des femmes kurdes ?

Nursel Kiliç : Le Mouvement des femmes kurdes s’est organisé au milieu des années 80 en Europe. La première action de sensibilisation des femmes à tous les niveaux de la société fut tout d’abord d’évaluer leur situation au sein des communautés, les discriminations auxquelles elles étaient confrontées et leur niveau social et politique, afin de pouvoir œuvrer à des projets aboutissant à leur émancipation sur le long terme. Les coutumes archaïques issues du féodalisme régnaient et règnent encore dans beaucoup d’endroits au Kurdistan. Cette première association joua un rôle important à son époque pour la prise de conscience des femmes kurdes concernant les problèmes de violence à leur égard sous toutes leurs formes. Pour cette mouvance, l’enjeu principal au sein de la société kurde consistait à déclencher une réflexion et une interrogation au sujet des relations du pouvoir patriarcal qui imprégnait toutes les classes sociales. Pour la première fois, les femmes avaient l’opportunité de déchiffrer ces codes de domination masculine sous tous ses angles, pour ensuite analyser et œuvrer à des stratégies pratiques visant à contrer ces approches par le biais d’organisations associatives, politiques et d’autodéfense.

Le Progrès social : Quelle est la place des femmes dans les structures décisionnelles ?

Nursel Kiliç : Aujourd’hui nous sommes témoins de la mise en œuvre de ce projet de contrat social dans toutes les parties du Kurdistan. Au Kurdistan du Nord, les femmes sont aujourd’hui représentées dans toutes les instances politiques et associatives de façon égalitaire par rapport aux hommes, grâce au système de coprésidence. Concernant le pourcentage général de la place des femmes à la Grande Assemblée nationale de Turquie, le nombre des députés femmes du parti HDP est plus élevé. Ce système de coprésidence existe aussi dans toutes les municipalités acquises par le HDP aux dernières législatives. Toutes les mairies sont aujourd’hui coprésidées. Cela correspond à une représentation directe de la volonté des femmes dans toutes les instances politiques. Elles sont aussi parallèlement composantes du Mouvement démocratique de libération des femmes (qui rassemble toutes les ethnicités, identités de genre, féministes, artistes, écologistes, anarchistes, ONG humanitaires et représentations politiques qui se retrouvent dans les valeurs de libération des femmes).

Le Progrès social : Avec quelles associations et structures travaillez-vous en France et au niveau européen pour faire vivre cette solidarité  ?

Nursel Kiliç : En France, nous travaillons essentiellement avec le Collectif National pour les Droits des Femmes, Femmes solidaires, Femmes en Lutte 93, le Collectif Féministe Solidarité Kobané, la Conférence mondiale sur les femmes, la Marche Mondiale des femmes, ainsi qu’avec beaucoup d’autres organisations, notamment IWA, RAWA, la Ligue des Femmes Iraniennes pour la Démocratie et Réseau International Féministe et Laïque.

Le Progrès social : Kobané représente la résistance  : quelle est actuellement la situation à ce niveau ?

Nursel Kiliç : Le Rojava est un modèle démocratique pour le Moyen-Orient et une révolution féminine. Aujourd’hui, quartier par quartier, les femmes créent des associations éducatives et sociales pour veiller au développement et à la sécurité des enfants dans un pays en guerre depuis trois ans. Les femmes kurdes du Rojava se sont mobilisées avec les femmes arabes, turkmènes, assyriennes et alévies pour trouver des solutions politiques et sociales collectives pour l’émancipation des femmes. Elles sont la force motrice de la révolution et les architectes d’un système démocratique purifié de toutes approches patriarcales.

Les femmes kurdes du Rojava sont pleinement engagées et sont l’un des piliers du système appelé « autonomie démocratique du Kurdistan syrien ». Elles ont eu accès à tous les niveaux de l’administration autonome, formée de trois cantons. C’est une révolution dans la révolution. L’instauration de ce système démocratique autonome prend aussi en compte toutes les spécificités sociales et politiques de la communauté et les réflexions conflictuelles sur la place des femmes dans les mécanismes d’autogestion du système démocratique autonome.

Le Progrès social : Quelle est place des femmes dans les combats militaires ?

Nursel Kiliç : Aujourd’hui, elles sont mobilisées en grand nombre au sein des Unités de protection du peuple (YPG), mais aussi dans des unités féminines non mixtes de l’YPJ. Elles sont jeunes, dynamiques, et révoltées face à ces attaques inhumaines qui menacent leur peuple d’extinction. Elles ne son as simplement des figures charismatiques, mais des boucliers vivants qui se sacrifient pour la liberté de leur peuple, la protection des femmes et des enfants. Arin Mirkan a sacrifié sa vie pour ne pas donner passage aux terroristes de l’EI, elle s’est faite exploser en tuant avec elle des dizaines de membres de Daesh. Ce sacrifice est la démonstration d’une bravoure, d’un dévouement si profond pour la lutte de libération des femmes et pour l’humanité. Ce sont ces mêmes combattantes de l’YPJ qui avaient ouvert un corridor humanitaire aux monts de Sinjar pour sauver la population et particulièrement les femmes yézidis des mains de Daesh, afin d’empêcher qu’elles soient kidnappées, violées, exécutées, vendues dans les bazars de l’esclavagisme sexuel. Les combattantes kurdes de l’YPJ continuent à se battre sans relâche.

Le Progrès social : Une manifestation a eu lieu début janvier en souvenir des trois militantes kurdes assassinées à Paris en janvier 2013. Où en est l’enquête ?

Nursel Kiliç : Malgré des documents qui attestent de la connexion du présumé meurtrier Omer Güney avec les services secrets turcs, les forces qui ont commandité ce crime n’ont toujours pas été officiellement identifiées. Nous demandons encore une fois pourquoi la justice française, la même qui signe des accords avec la Turquie pour le partage des données personnelles des détenues sous contrôle judiciaire ou des réfugiées politique en France, comme Sakine Cansiz, qui devait être sous protection selon la Convention de 1954 relative au statut des apatrides, n’a pas demandé à la Turquie le contenu de son dossier d’instruction sur ce triple assassinat. Pourquoi, à ce jour, les familles des victimes n’ont pas été reçues par le gouvernement français  ? Nous ne savons pas à l’heure actuelle la date à laquelle se tiendra le procès. Le décryptage que j’ai essayé de vous présenter consiste à démontrer que c’est un crime politique, non pas une affaire « criminelle » limitée à l’implication d’une personne.

Il s’agit d’un système qui veut éradiquer la volonté politique d’un peuple et la force d’émancipation des femmes ; or, cette mentalité opère et se reproduit partout dans le monde, dans une guerre encore indéfinie contre les femmes, que nous définissons comme des nettoyages ethniques contre les peuples et des féminicides contre les femmes.

Approfondir

Mourir pour Kobané, Patrice Franceschi, Éd. des équateurs, 2015, 143 p.
Mélange de choses vues et vécues en même temps qu’appel à la conscience internationale, le livre décrit merveilleusement le combat mené par les femmes kurdes.

Conflit kurde, le brasier oublié du Moyen-Orient, Hamit Bozarslan, éd. Autrement, 2009, 172 p.
Clefs de lecture pour comprendre les dynamiques actuelles du problème kurde à la lumière de l’histoire, aussi bien en Irak, en Iran, en Turquie et en Syrie.

Institut kurde, [En ligne] http://www.institutkurde.org/institut/ Site Internet de l’Institut kurde en langue française fondé en 1983. Publications périodiques et nombreuses références bibliographiques touchant à l’histoire, la culture et l’art kurdes. À noter en particulier : la revue Études kurdes ainsi que la « bibliothèque numérique ».

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