Alors que la Fondation Abbé-Pierre indique dans son bilan annuel que 10 millions de Français subissent la crise du logement, voilà un rapport de la Cour des comptes qui va faire scandale : il révèle que la Caisse des dépôts réfléchit à une privatisation partielle de sa filiale, la Société nationale immobilière, le principal bailleur social en France. Les magistrats épinglent aussi des dérives affairistes.
Déjà mis en cause en de nombreuses occasions – de la promotion express de Thomas Le Drian, le fils du ministre de la défense, jusqu’aux « notes blanches » écrites à destination de l’Élysée sous la précédent quinquennat proposant d’appliquer au logement social les pratiques spéculatives des promoteurs immobiliers –, André Yché, le patron de la Société nationale immobilière (SNI), va être au cœur de nouvelles controverses. La SNI est l’une des principales filiales de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et le principal bailleur social en France.
Dans un rapport, qui devait rester confidentiel mais que Mediapart comme Le Monde ont pu consulter, la Cour des comptes critique vivement l’affairisme dans lequel la société a versé et suggère, de surcroît, qu’elle chemine vers une privatisation partielle. Ce rapport constitue une véritable bombe car il laisse entendre que la société abandonne progressivement ses missions d’intérêt général et copie les mœurs du secteur privé, jusqu’aux plus détestables, et sera même peut-être un jour croqué par lui.
Ce projet de privatisation partielle de l’un des acteurs majeurs du logement social en France apparaît d’autant plus sulfureux que dans son dernier rapport, intitulé « L’État du mal-logement en France » et publié ce vendredi à l’occasion de la commémoration du 60e anniversaire de l’Appel de l’abbé Pierre lancé le 1er février 1954, la Fondation Abbé-Pierre estime que 10 millions de personnes sont touchées, de près ou de loin, par la crise du logement en France.
On peut télécharger ici ce dernier rapport de la Fondation.
Pour comprendre la gravité des alertes lancées par les magistrats financiers, il faut d’abord avoir à l’esprit le rôle majeur que joue la SNI dans le secteur du logement social, en même temps que les premières dérives dans lesquelles elle a été prise sous la houlette de son président, André Yché.
Cette importance, la Cour des comptes la souligne en de nombreux passages de son rapport. Elle rappelle que la CDC détient plus de 99 % de la société de tête du groupe SNI, et que celui-ci détenait très exactement 269 122 logements au 31 décembre 2011 et en gérait 274 499. Au total, la SNI loge près d’un million de personnes et a perçu 1,28 milliard d’euros de loyers en 2011. Le groupe « constitue donc un enjeu majeur pour la politique publique du logement comme pour la CDC », constate le rapport.
Or, sous l’impulsion de son président, le groupe SNI a déjà fait l’objet de vives polémiques que Mediapart a révélées dans plusieurs enquêtes (lire Le logement social dans le piège des mondanités et de l’affairisme et Le logement social entre privatisation et affairisme). Son président a fait scandale en préconisant un abandon des missions d’intérêt général dans le domaine du logement social au profit des logiques du marché. Dans un petit opuscule paru en 2011 sous le titre Logement, habitat & cohésion sociale, au-delà de la crise, quelle société voulons-nous pour demain (éditions Mollat) préfacé par le gendre de Jacques Chirac, Frédéric Salat-Baroux – nous verrons bientôt que ce détail a son importance –, il proposait ainsi que les organismes de logements sociaux soient à l’avenir régis par des règles nouvelles : « Ils doivent, de fait, devenir de véritables opérateurs immobiliers globaux et acquérir progressivement toutes les compétences de gestionnaires de portefeuilles d’actifs immobiliers qu’impliquent leurs nouvelles missions. »
« Gestionnaires de portefeuilles d’actifs immobiliers ». Pour dire les choses plus grossièrement : il y a beaucoup d’argent à se faire dans l’univers des HLM. « En définitive, ajoutait André Yché, la conclusion de ce tour d’horizon, c’est que la seule manière réaliste et pertinente de dynamiser le logement social, c’est d’instiller des mécanismes de gestion privée dans son exploitation. » Ce qui, là encore, avait le mérite de la franchise : vive le secteur privé ! Vivent les « plus-values latentes » !
Ces thèses n’auraient à l’époque pas retenu l’attention si elles avaient été défendues par un quelconque promoteur immobilier. Mais ce n’était évidemment pas le cas. Chacun avait bien compris que dans les plus hauts sommets de l’État, jusqu’à l’Élysée, on le laissait à dessein jouer ce rôle de boutefeu.
Quelque temps avant ce livre, André Yché avait d’ailleurs fait une première fois scandale, quand on avait appris qu’il était l’auteur de « notes blanches », sans en-tête ni signature donc, rédigées à l’automne 2009 à destination de l’Élysée. Voici une première de ces notes ; et en voilà une seconde.
Dans ces « notes blanches », André Yché explorait déjà les mêmes pistes. Déplorant que les quelque « 4,5 millions de logements » HLM, représentant « 200 milliards d’euros de plus-values latentes », soient sanctuarisés et échappent « pour l’éternité aux circuits économiques courants », il préconisait un véritable « big bang » : « Ce statut idéal n’est plus d’actualité », écrivait-il. En conclusion, André Yché recommandait d’activer une partie des plus-values latentes en organisant la cession de 10 % du parc de logements détenus par les sociétés anonymes de HLM. En résumé, il proposait de vendre 200 000 logements sur dix ans, ce qui rapporterait 10 milliards d’euros…
Plus récemment, comme l’avait révélé Mediapart, André Yché a encore alimenté la critique en cooptant au comité exécutif de la SNI Thomas Le Drian, qui est le fils du ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian.
Le rôle prépondérant des « plus-values latentes »
Or, le rapport de la Cour des comptes présente le grand intérêt de montrer que ces divers dérapages n’ont rien d’accidentel et poussent la SNI vers une privatisation au moins partielle, sur fond d’affairisme croissant. Les magistrats financiers établissent de manière méticuleuse que les fameuses « plus-values latentes » chères à André Yché jouent un rôle croissant dans la vie du groupe : au fil des ans, ces plus-values ont explosé et deviennent le principal ressort de la vie financière de l’entreprise.
Les cessions d’actifs engagées par la SNI, qui avoisinaient 80 millions d’euros en 2008 et 2009, ont grimpé à 435 millions d’euros en 2010. Au total, elles ont atteint près de 921 millions d’euros de 2006 à 2011, période qui correspond à l’enquête de la Cour des comptes. Dans le même temps, les plus-values constatées (par rapport aux valeurs comptables des biens vendus), ont explosé atteignant 140 millions d’euros en 2010 et 399 millions sur la période sous revue.
Or, à titre de comparaison, le résultat avant impôt de la SNI en 2010 a été de 152,5 millions d’euros, soit à peine plus que les plus-values. Conclusion en forme de lapalissade de la Cour des comptes : « La contribution des cessions au résultat est devenue prépondérante. »
Dans le même temps, la Cour des comptes établit que l’endettement du groupe a explosé pour atteindre 8,4 milliards d’euros. Les magistrats soulignent que le groupe SNI est pris dans une sorte d’étau : comme ses marges de manœuvre pour se financer deviennent de plus en plus contraintes, il est de plus en plus amené à exploiter ces gisements de « plus-values latentes ». C’est une sorte de fuite en avant perpétuelle.
Certes, tous les pôles d’activité de la SNI ne butent pas sur les mêmes difficultés de financement. Même s’il est confronté à de fortes difficultés, liées aux effets de la banalisation du livret A et de l’appétit croissant des banques privées, le pôle qui intervient dans le domaine de l’habitat social est ainsi assuré d’être alimenté par le Fonds d’épargne, qui recueille la collecte du produit favori des Français. Mais le financement du pôle de logement intermédiaire est, lui, de plus en plus contraint, pour une cascade de raisons : parce que les marges de manœuvre de la Caisse des dépôts sont elles-mêmes contraintes ; parce que, sous les effets de la crise financière, les banques sont de plus en plus frileuses, et que « la SNI est aujourd’hui confrontée à l’impossibilité de lever des fonds sur plus de 20 ans amortissables dans des conditions économiquement acceptables », comme le dit le rapport.
À lire le diagnostic des magistrats financiers, on devine que la SNI est arrivée à un point de bascule de son histoire. Avec deux scénarios possibles : soit la SNI reste dans le giron public, et défend bec et ongles ses missions d’intérêt général ; soit elle devient une proie tentante pour le privé. Sous la houlette d’André Yché, la stratégie est déjà clairement choisie : ce sera la seconde option. Et cela transparaît clairement du rapport de la Cour : « Dans le secteur du logement, il est devenu de plus en plus difficile d’obtenir des financements bancaires de long terme et ceux qui subsistent sont très coûteux (…) La seule possibilité pour la SNI de continuer son développement en étant moins tributaire du marché financier serait de trouver de nouvelles sources de fonds propres, du côté des compagnies d’assurances, des fonds d’investissement. »
En clair, la Cour des comptes confirme que l’idée chemine de passer dans un premier temps une alliance stratégique avec de très gros appétits privés. De qui s’agit-il ? D’Axa ? D’autres groupes du CAC 40 ? En tout cas, c’est écrit noir sur blanc : « L’idée a été envisagée de créer un fonds dans lequel la CDC prendrait une participation à côté d’autres investisseurs. Ceux-ci pourraient être intéressés s’il leur était proposé un investissement suffisamment rentable et liquide. Le rôle de la SNI serait de leur apporter la garantie d’une rentabilité minimale et de la liquidité de leur investissement, par exemple au moyen d’une promesse de rachat à la demande moyennant une prime. » Dans cette première étape, selon le vieux principe libéral, les profits éventuels seraient donc privatisés ; et la SNI socialiserait éventuellement les pertes.
La CDC «n’exclut pas une ouverture à terme » du capital de la SNI
Mais on découvre, à la lecture du rapport, qu’une fois le loup entré dans la bergerie, il pourrait avoir un appétit beaucoup plus grand. En clair, après une alliance stratégique avec des fonds d’investissement ou des grands groupes privés d’assurance, une deuxième étape pourrait être franchie, conduisant à une privatisation, au moins partielle, de la SNI.
Le rapport dit que cette réflexion chemine : « Ces perspectives pourraient se traduire par une évolution de la composition du capital de la SNI. Si la CDC entend la conserver en son sein (sic !), elle n’exclut pas une ouverture à terme de son capital, surtout dans l’hypothèse où la contrainte financière demeurerait forte et où la SNI voudrait néanmoins conserver des projets de développement opérationnels. » On sent que la logique de l’intérêt général est en train d’être progressivement reléguée au second plan, au profit d’une autre, celle du profit. Avec toutes les convoitises que cela peut déchaîner.
C’est un autre aspect important que révèle ce rapport de la Cour des comptes : il suggère que la SNI, avant même son éventuelle privatisation partielle, est la proie d’un spectaculaire affairisme. Comme Le Monde l’a révélé (l’article est ici – lien payant), la Cour des comptes s’arrête en particulier sur une affaire grave, celle de la cession du patrimoine résidentiel locatif qui appartenait à Icade, une autre filiale de la Caisse des dépôts. À la cession de ce gigantesque parc locatif résidentiel, « localisé en quasi-totalité dans huit départements d’Île-de-France, dans une cinquantaine de communes » et « largement financé sur apports publics ainsi que par le 1 % logement et les loyers versés pendant des décennies par des locataires modestes »– ce sont les mots de la Cour des comptes –, Mediapart a déjà consacré de nombreuses enquêtes, sous la plume de ma consœur Martine Orange, que l’on peut retrouver ici.
Or, la Cour des comptes vient confirmer que ce projet de cession, qui portait initialement sur 31 453 logements, 742 commerces, 59 bureaux, 1 859 logements en copropriété et divers autres biens, soit un actif net évalué à 2,2 milliards d’euros, s’est déroulé dans de stupéfiantes conditions. La solution retenue, au début de 2009, a été que la SNI devienne le chef de file d’un consortium regroupant divers investisseurs, dont les « ESH » concernées (les entreprises sociales pour l’habitat des différentes collectivités), pour racheter ces biens à Icade (filiale de la CDC, comme la SNI). D’entrée, la procédure était viciée : « La SNI était donc, en tant que chef de file du consortium, de manière patente, en situation, sinon de conflit d’intérêts, du moins de conflit de missions. »
Mais il y a plus grave. En des termes elliptiques, la Cour des comptes laisse entendre que les avocats choisis par la SNI pour piloter l’opération étaient eux-mêmes en grave conflit d’intérêts. Les magistrats se bornent à donner le nom du cabinet concerné, Weil, Gotshal & Manges, sans indiquer précisément quel est le signe distinctif de ce cabinet. Étrange discrétion de la Cour des comptes !
Mais avant de percer ce mystère, lisons : « Selon les propres termes de la SNI, ces conseils “choisis d’un commun accord avec la CDC” “ont été désignés de gré à gré notamment par rapport à leur connaissance du groupe CDC, à leur dimensionnement suffisant (…)” Même en tenant compte de l’appartenance commune d’Icade et de la SNI au groupe CDC, il est surprenant de voir le conseil de l’acheteur potentiel désigné de fait par le principal actionnaire du vendeur (lequel actionnaire, la CDC, avait recours par ailleurs aux services de ce conseil). Le conflit d’intérêts du côté des conseils était patent. »
Traduisons. Le patron de la CDC, à l’époque, était Augustin de Romanet, ancien secrétaire général adjoint de l’Élysée du temps de Jacques Chirac et actuel PDG de Aéroports de Paris. Et si le conseil du cabinet d’avocats Weil, Gotshal &Manges n’est pas nommé, il n’est guère difficile de savoir qui il est : il s’agit de Frédéric Salat-Baroux (ici sa biographie sur le site du cabinet), gendre de Jacques Chirac, et ancien secrétaire général de l’Élysée.
En clair, Augustin de Romanet avait pris son ancien supérieur hiérarchique à l’Élysée comme conseil de la CDC et, en accord avec le même Augustin de Romanet, André Yché n’a rien trouvé de mieux que de prendre le même Frédéric Salat-Baroux, celui-là même qui a fait la préface de son livre, comme conseil pour le consortium. Des conflits à tous les étages, avec à la clef d’immenses honoraires pour le cabinet concerné.
Entre mondanités et vie des affaires, André Yché a donc su, au gré des alternances, naviguer au mieux. […]
La SNI sur les traces sulfureuses de Dexia
Et sans doute n’est-ce qu’une partie seulement du scandale car la Cour des comptes prend soin de préciser qu’elle ne traite ce dossier que sous l’angle de la SNI et qu’un nouveau rapport verra bientôt le jour sur le même sujet, dans le cadre d’un contrôle de la société Icade. Dans ses enquêtes sur Mediapart, ma consœur Martine Orange avait ainsi apporté de nombreuses autres révélations sur l’opération. Elle avait en particulier dévoilé que le patron déchu de Vivendi, Jean-Marie Messier, reconverti en banquier d’affaires, avait aussi dispensé ses conseils aussi bien à Icade qu’à la SNI pour un montant global de commissions de 5 millions d’euros (lire Et maintenant, Jean-Marie Messier réorganise le logement social).
La Cour des comptes relève d’autres irrégularités. Les membres du consortium (les organismes HLM, les collectivités…) n’ont bénéficié que d’informations « lacunaires » sur les détails de l’opération. De surcroît, la SNI a fait le jeu de son actionnaire, la CDC, au détriment du consortium dont elle était pourtant le chef de file, en acceptant que la valorisation des biens cédés (l’actif net réévalué) passe subrepticement de 2,2 à 2,8 milliards d’euros, au moment même où le marché immobilier entrait dans une phase d’effondrement, forçant des offices HLM à jeter l’éponge et sortir du consortium ou alors à accepter ces prix surévalués.
« Dans cette affaire, la SNI aurait dû en tant que chef de file du consortium s’attacher en priorité à la défense des intérêts de ses mandants, qui l’ont payée pour cela », note la Cour, soit 6,7 millions d’euros, qui ont été en bonne partie rétrocédés aux conseils. Or, la SNI a fait le jeu d’Icade.
Ce n’est pas la seule opération pointée. Au fil des pages du rapport, on découvre d’autres critiques visant des opérations différentes, comme la vente à prix cassé d’un immeuble dans le VIIIe arrondissement de Paris au profit de Gecina, un groupe foncier qui détient un patrimoine immobilier de 11 milliards d’euros en Île-de-France ; et bien d’autres opérations encore. Les magistrats financiers multiplient aussi les critiques à l’encontre du système de gestion domanial des agents du ministère de la défense (10 000 logements environ), que ce dernier a alloué à la SNI…
Bref, si la Cour des comptes admet que « le groupe SNI apparaît globalement bien géré, notamment en matière de gestion locative », elle délivre dans tous les autres domaines une avalanche de critiques. Et puis surtout, il y a cette alerte rouge : au cœur du logement social, un projet très inquiétant de privatisation fait son chemin. Un projet, selon ce que suggère la Cour, qui a la bénédiction des instances dirigeantes de la CDC.
C’est d’ailleurs là la clef. Car, dans les premiers mois après l’alternance, on pouvait se demander pourquoi l’État ne se débarrassait pas du si encombrant auteur des « notes blanches » à Nicolas Sarkozy, André Yché. Mais sans doute dispose-t-on désormais de la réponse. En vérité, l’ancien ministre sarkozyste qu’est Jean-Pierre Jouyet, actuel patron de la CDC, est vraisemblablement sur la même longueur d’ondes. Tout comme son meilleur ami, François Hollande, qui mène avec ardeur sur tous les fronts une politique clairement néolibérale…
En quelque sorte, à lire la Cour des comptes – et même si elle ne formule pas les choses de manière aussi abrupte –, c’est une sorte de nouveau « hold-up » qui se profile, au sein même de la Caisse des dépôts, un peu à la manière de celui du Crédit local de France, le banquier des collectivités locales, qui, dans le courant des années 1990, s’est progressivement désarrimé de la CDC, puis a été privatisé, et se transformant en Dexia, a copié les mœurs de la finance, arrosé ses mandataires sociaux d’abondantes stock-options, avant de connaître une faillite retentissante, l’une des plus graves de l’histoire bancaire française.
Avec le logement social, l’histoire semble bégayer. À ce rythme-là, une fois que le capital de la SNI aura été ouvert, André Yché pourra à son tour être couvert de stock-options. En remerciements des services rendus au CAC 40 et à la finance. À bas le logement social ! Vivent les plus-values latentes…