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Réflexions autour de l’actualité grecque et espagnole pour notre travail d’éducation populaire politique dès la rentrée de 2015
par Évariste
Il n’est pas dans l’objet de ReSPUBLICA :
– de faire ni du commentaire idéaliste, ni du commentaire solipsiste1, ni du commentaire matérialiste vulgaire. Nous essayons d’appliquer à l’actualité la dialectique matérialiste avec nos connaissances des lois tendancielles du capitalisme tant sur le plan économique, que politique et culturel. Notre objectif est d’alimenter le débat avec tous les militants et citoyens éclairés pour lesquels nous avons beaucoup d’empathie.
– de donner des conseils aux militants grecs, espagnols ou français, car nous ne sommes ni un parti ni un embryon groupusculaire visant à le devenir. Nous avons de l’empathie pour tous ceux qui agissent, même quand nous estimons qu’ils font des erreurs.
Notre seule volonté est de rester conforme à notre objet, à savoir produire des textes pour susciter le débat critique et propulsif et faire le travail d’éducation populaire politique que nous pratiquons avec le Réseau Education Populaire (REP). Rien de plus, mais rien de moins !
Première réflexion : le « gauchisme » est toujours la maladie infantile de toute transformation culturelle, sociale et politique
Pour toute transformation culturelle, sociale et politique, il faut la plus grande justesse quant à la ligne, la stratégie, l’organisation, la réflexion institutionnelle et il faut le lien culturel, social et politique avec les couches populaires et plus généralement avec le peuple. Prenons le temps de réfléchir à cette dernière condition. Tous ceux qui n’ont pas ce lien ou qui n’y travaillent pas, n’ont aucune chance de participer de façon propulsive à ladite transformation culturelle, sociale et politique. Et ce quels que soient les enthousiasmes des meetings ! Avoir raison sans le peuple voire contre lui, c’est l’inefficacité assurée et donc l’ouverture de la voie au fatalisme, aux « yaqua et fauqu’on », à l’entre soi mortifère et au solipsisme (Voir note 1.).
Sur ce point, nous devons comprendre pourquoi :
– c’est le travail d’éducation populaire de l’ADES2 pendant plus de 20 ans qui a permis la victoire électorale aux municipales de Grenoble (et non telle ou telle alliance politique), contre l’alliance PS-PC au premier tour et contre la droite au second tour,
– pourquoi Syriza est passé en 4 ans de 4 % à 36 % aux élections,
– pourquoi Podemos a eu en moins de deux ans le succès que l’on connaît, notamment aux dernières municipales (Madrid, Barcelone, etc.).
et pourquoi ce n’est pas le cas des formations correspondantes des différents autres pays (dont la France !).
Le point commun à toutes ces expériences est que le lien s’est établi en partant avec les couches populaires, et non sans elles! de leurs problèmes concrets (austérité, accès aux soins, expulsions de logements, école, services publics, protection sociale, laïcité, etc.) pour aller vers les causes via l’éducation populaire. C’est l’inverse de ce que fait la gauche de la gauche française. Podemos nous montre en plus que pour construire la mobilisation des couches populaires, il faut produire un récit contre-hégémonique s’appuyant sur un discours culturel. Il convient de prendre acte qu’il faut d’abord engager le combat contre l’hégémonie culturelle capitaliste et néolibérale.
On ne commence pas par un appel à stop-Tafta (dont la plupart des militants et citoyens ne connaissent pas l’acronyme français), ou à l’antifascisme, ou à l’écosocialisme, ou encore par le combat contre l’acte III de la décentralisation, même si tous ces combats sont d’importance. Il est préférable de d’abord réfléchir au travail du lien avec les couches populaires et le peuple, plutôt que de continuer les innombrables pratiques perdantes du gauchisme français, qui croit qu’il peut avoir raison sans le peuple ou contre le peuple. Nous avons dans des articles antérieurs listé plusieurs conditions : liens populaires, fin des cartels et unification politique, compréhension des lois tendancielles de la formation sociale capitaliste, éducation populaire, récit contre-hégémonique, etc. Remplir ces conditions est un impératif catégorique et ne peut être renvoyé à plus tard.
En Grèce, l’action du KKE et des groupes gauchistes (Antarsya par exemple) relève aujourd’hui d’une forme de gauchisme, à laquelle le KKE ajoute le stalinisme. Que l’on puisse dire des choses justes, mais sans le peuple, doit questionner. On a vu l’extrême faiblesse de l’appel à la grève générale du 15 juillet 2015 et de la manifestation à Athènes sur la place Syntagma ce même jour à 19 heures. Certes il s’y disait des choses justes, mais cela ne faisait pas avancer le processus de la transformation culturelle, sociale et politique. En France, un livre ne suffirait pas pour collationner toutes les organisations qui n’osent pas se confronter au suffrage électoral ou qui, considérant qu’elles ont la vérité révélée sans besoin de débat démocratique avec le peuple lui-même, se complaisent dans des résultats allant de 1à 3 % des voix au mieux, sans possibilité d’aller au-delà car les citoyens éclairés et les militants conscients du peuple les jugent non crédibles.
Deuxième réflexion : les forces néolibérales iront jusqu’au bout pour défendre leurs intérêts par tous les moyens (institutionnels, économiques, culturels, anti-démocratiques, policiers ou militaires)
Si le débat sur les mesures techniques a son intérêt (par exemple combattre l’article 123 du traité de Lisbonne sur le statut de la BCE), il faut d’abord armer les militants et citoyens éclairés sur le fait que les pouvoirs dominants n’optent pour la reddition que lorsqu’ils sont obligés de le faire, et non par moralisme, persuasion par un conseiller du prince, gentillesse, grandeur d’âme et amour du compromis sympathique. Tous les responsables politiques qui ont conduit des transformations culturelles, sociales et politiques dans l’histoire avaient de ce point de vue retenu ou suivi (parfois comme le bourgeois gentilhomme, sans le savoir) des auteurs tels Sun Tzu, Machiavel, Clausewitz et tous les penseurs de la guerre de positions3. Cela fait partie des lois tendancielles de toutes formations sociales4 et donc aussi de la formation sociale capitaliste. Cela a comme conséquence qu’il ne peut pas y avoir de projet crédible à froid (par exemple, la sortie à froid de la zone euro), mais seulement à chaud à l’intérieur d’une guerre de position puis de mouvement (action politique moderne) liée à la bataille pour l’hégémonie culturelle (action d’éducation populaire). L’adage populaire résume tout cela avec la figure française de l’omelette qui ne peut pas se faire sans casser des œufs et de la forme espagnole de l’omelette qui doit pouvoir être retournée (comprendre cela comme faire ce qui est nécessaire pour renverser les choses à son propre avantage) !
Un exemple est donné par Alterecoplus, où il est noté que l’Allemagne profite de la crise de la zone euro dans la mesure où elle a gagné sur le dos de la zone euro 193 milliards depuis la crise de 2008. C’est la réalité de la crise, les dominants, les exploiteurs et les expropriateurs empochent et les dominés, les exploités et les expropriés les financent. Que ce ne soit pas moral ne change rien à l’affaire. Les lois tendancielles du capitalisme ne sont pas morales, elles sont celles de la survie par la primauté dans la concurrence : qui n’avance pas, recule. C’est un fait !
Troisième réflexion : comme il est facile d’être idéologiquement pur et de donner des conseils quand on ne risque rien dans son sofa tout en estimant qu’il faut que les autres se battent pour soi !
Ce n’est pas en se battant avec la peau des autres que nous engageons un processus de transformation culturelle, sociale et politique. Débattre pour savoir si Tsipras est un traître ou pas est une fausse piste inutile. Ce qu’il faut faire, c’est se demander si son projet était faisable, si la construction européenne permettait d’obtenir un sauvetage à moindre coût. Les déçus de Tsipras sont les mêmes que ceux de Hollande, qui ont cru au discours du Bourget, alors que l’on savait qu’il s’agissait d’un mensonge. Ce qu’il faut faire, c’est, à partir des exemples que nous avons sous les yeux, analyser et produire l’actualisation de la ligne, de la stratégie, des voies institutionnelles, du mode d’organisation, du travail de lien avec les couches populaires et le peuple. Evitons les anathèmes et engageons les débats nécessaires pour transformer une gauche de la gauche impuissante en une gauche de gauche liée au peuple. Le but est de conscientiser, émanciper et surtout augmenter la puissance d’agir de chacun, ici et maintenant et non là-bas et hier !
Quatrième réflexion: les résultats de la ligne Tsipras invalident les lignes et stratégies de la plupart des organisations françaises de l’Autre gauche française
Le propre de l’action politique (guerre de positions puis de mouvement) et de l’action d’éducation populaire (bataille pour l’hégémonie culturelle) est d’anticiper tant que faire se peut. On peut avoir de l’empathie pour Tsipras tout en estimant que l’accord du 13 juillet invalide les stratégies des organisations françaises de la gauche de la gauche.
Alors que la direction ordo-libérale de l’Union européenne et de la zone euro, pilotée par le couple franco-allemand (quoique on en dise ici et là) avait deux plans B (la sortie temporaire de la zone euro et le grexit intégral), l’équipe Tsipras n’a préparé aucun processus de transition depuis le 25 janvier, date de sa grande victoire électorale. Il a justifié cela avec l’argument qu’il fallait refuser les plans B de la direction ordolibérale de l’UE. Il a ainsi, par exemple, laissé intacte toute la direction opérationnelle du ministère des finances et des impôts, alors qu’elle prenait ses consignes politiques à la direction de l’UE.
La zone euro n’est pas une simple zone monétaire, car la monnaie est aussi un rapport social et politique. L’euro a été conçu avec les traités pour être un carcan au sein duquel aucune politique progressiste n’est possible. Malgré les 61 % (plus de 70 % chez les couches populaires ouvrières et employées) du référendum du 5 juillet contre la politique d’austérité de la direction ordo-libérale de l’Union européenne, l’accord du 13 juillet est pire que les premières positions de la troïka. Et il ne pouvait en être autrement.
Quand on mène une guerre de positions en vue de la guerre de mouvement, il faut toujours penser une période de transition, évolution révolutionnaire oblige5, pour avoir du levier stratégique et tactique. Il y a nécessité de penser les politiques de temps court, moyen et long, et pas seulement des mesures techniques.
S’enfermer dans la culture de l’adversaire sans penser la transition, c’est diminuer fortement ses chances de créer un rapport des forces victorieux. Il n’y a pas eu négociations, ni durcissement de la Troïka, mais l’application méthodique et prévisible d’une stratégie d’étranglement du peuple grec.
L’accord du 13 juillet a divisé Syriza :
– 40 députés n’ont pas voté l’accord – 32 contre – 7 abstentions – Varoufakis absent) au Parlement et Tsipras n’a une majorité parlementaire qu’avec les voix des néolibéraux.
– le comité central de Syriza est majoritairement hostile à l’accord du 13 juillet (par 109 voix contre 92).
La démission du gouvernement Tsipras annoncé à la télévision le 20 août dernier pour provoquer de nouvelles élections anticipées sur liste bloquée (prévue dans la constitution si l’élection anticipée a lieu dans les 18 mois du scrutin précédent) est donc somme toute logique. Comme la scission minoritaire de Syriza. Une nouvelle période s’ouvre donc. Nous y reviendrons.
L’accord du 13 juillet est le troisième plan d’une austérité mise en place par les prédécesseurs de ce gouvernement. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que ce chemin n’est pas choisi par Tsipras mais imposé par le capital dont la direction politique se sert des leviers qu’ils possèdent : la direction de l’UE, de la Commission, de la BCE, etc. Quand on joue aux échecs avec les noirs avec une tour, un fou et un cavalier en moins, ce n’est pas avec une mesure technique surplombante calculée par les « stars » de la gauche de la gauche française que l’on va vers la victoire !
Mais le résultat est sans équivoque : augmentation de 10 points de TVA – excusez du peu -, diminution des retraites et des prestations de protection sociale, diminution du pouvoir d’achat, privatisations massives, etc.), ce qui n’aboutira qu’à l’accroissement de la récession et, sans restructuration de la dette, la montée de cette dernière, qui est déjà passée de 135 % du PIB à près de 180 %, à 200 % du PIB, ce que même le FMI prédit (c’est un comble, non ?)
Le problème de ce 3e plan est que l’Allemagne refuse toujours de payer (en acceptant une restructuration de la dette) et qu’elle souhaite la participation du FMI, lequel refuse de financer un pays dont la dette n’est manifestement pas soutenable. Sans revirement allemand, il sera difficile voire quasi impossible de tenir les engagements de l’excédent primaire nécessaire à l’accord du 13 juillet malgré l’accroissement de la misère, de la pauvreté et de l’ensemble des reculs sociaux. Ce 3e plan n’est qu’un moyen de gagner encore un peu de temps en attendant le 4e.
L’histoire n’est donc pas définitivement écrite, tout est encore possible, y compris le meilleur mais aussi le pire. A condition de tenir compte des leçons de la période.
Mais ce débat n’est pas seulement un débat grec, c’est un débat franco-français car les directions des organisations du Front de gauche, les directions d’Attac et de Copernic, la direction d’EELV, les directions du mouvement syndical revendicatif, la grande majorité du monde associatif altermondialiste, étaient peu ou prou sur une position de type Tsipras.
Il est intéressant de voir comment les événements grecs obligent ceux qui tiennent des discours politico-volontaristes sans base matérielle à adapter lesdits discours, sans rien changer au fond.
Les directions du PC et d’EELV n’ont pas encore changé de ligne estimant qu’il est toujours possible de créer l’Europe sociale (et l’euro social qui va avec) dans le cadre de l’Union européenne et la zone euro.
Nous renvoyons à l’analyse des propos de la direction du PCF6. Celle-ci estime qu’il faut « argumenter sur l’inefficacité économique » de l’accord du 13 juillet (alors que cet accord est excellent pour le néolibéralisme), jouer sur « des ruptures qui s’opèrent au sein du consensus libéral » (lesquelles ?), créer « un fonds de développement pour la Grèce adossé à la BCE » (par quelle opération du Saint-esprit, cette mesure est possible dans le rapport de forces actuel ?), développer la conception du PCF « d’une Europe à géométrie choisie. Toute initiative non basée sur le consentement est vouée à l’échec. Le temps doit être pris pour négocier, dans la transparence et en conformité, non pas avec les principes libéraux et la loi des marchés, mais avec les aspirations populaires et les choix souverains des pays membres » (cette phrase ne tient pas compte des discussions qui ont déjà duré 5 mois,des rapports de force, des traités, du carcan de la zone euro, etc.), proposer « dès la rentrée une réunion de travail visant à préciser notre alternative tant sur l’usage de la monnaie unique que sur le modèle de coopération au sein de la zone euro » (point de salut hors de la conquête mythique de l’euro social), refuser la discussion sur la nature de la zone euro . « Mais le grexit serait la meilleure façon de légitimer le discours nationaliste de l’extrême droite (Aube dorée en Grèce, FN en France…), qui se prépare en se frottant les mains au choc des nations, comme elle se nourrit des divisions dans nos pays. » (Ne pas se battre pour l’euro social et pour le maintien dans l’Union européenne, c’est faire le jeu de l’extrême droite.)
Par contre, le communiqué de la direction du PG qui faisait suite à l’accord du 13 juillet marquait son embarras à la sortie du congrès de Villejuif, tandis que les directions d’ATTAC et de Copernic modifiaient leurs positions tout en essayant avec difficulté de conserver les espérances du mouvement altermondialiste, alors que si ce n’est pas la fin de l’histoire, c’est la fin de l’altermondialisme tel qui l’a été pensé par les forums sociaux et par les organisations de type ATTAC et Copernic.
La direction du PG développe l’illusion que sortir de l’euro permettrait au PG d’appliquer son programme, grâce à une monnaie commune restaurant la souveraineté monétaire nationale. Elle a compris que l’euro est un carcan, c’est un point positif, mais elle croît comme d’autres que sorti de ce carcan, on devient libre, sans comprendre que le joug de l’euro est en réalité celui du capital, et c’est dramatique de ne pas comprendre que c’est la lutte contre le capital qui est centrale. Il suffit d’étudier la période du SME avant l’euro pour s’en convaincre.
Le plan B de la direction du PG consiste à négocier un retour à une monnaie commune, c’est-à-dire un retour au SME (EMR, maintenant que l’anglais s’impose), comme l’a fait le Danemark lié à l’euro dans le cadre de l’EMR-II7.
Problème : en quoi cela permettrait-il à notre pays de conduire sa politique plus librement que dans les années SME ? On retombera dans le cycle dévaluation-inflation-etc. : la monnaie n’est pas un pur instrument d’échange, sa valeur est l’expression des capacités productrices de plus-value du pays, capacités en crise depuis la fin des Trente glorieuses, et en quoi le programme du PG s’attaque-t-il à cette difficulté ? Par une politique industrielle via les nationalisations, c’est-à-dire un retour à Mitterrand 81 ? Autrement dit, on nous propose le retour aux Trente glorieuses par le retour au Programme commun ?
Pour « sortir de la domination du capital sur la vie », il faut sortir du capital, c’est une illusion de croire pouvoir le domestiquer. Certes, la France est un grand pays, avec ses immenses ressources, mais un pays en crise parce qu’il est capitaliste. Et ce n’est pas le volontarisme politique qui va y changer quelque chose, pas plus qu’en 81, en 2012 ou aujourd’hui.
Quant à ATTAC et Copernic , ils ont repris la thèse de Varoufakis, « on continue comme avant » mais avec un plan B et des mesures techniques. Sans dire comment obtenir une majorité sur leur plan B et comme si la direction de l’Etat que l’on hérite suite à une victoire électorale n’était pas là pour faire le travail du capital.
Il ne peut pas y avoir de politique progressiste dans l’euro et l’Union européenne, mais la rupture doit être préparée et favorisée dans le cadre d’un processus de transition engagé lors d’une crise économique et politique systémique grave. Et la restructuration de la dette doit être opérée dès le début du processus de relance économique.
Par ailleurs, il faut noter que « la reconnaissance mutuelle des souverainetés », condition de la coopération internationale entre pays capitalistes, est impossible : en effet, le pacifiste Jaurès a aussi expliqué que « le capitalisme porte la guerre comme la nuée porte l’orage ». Oui, il faut vivre aussi avec la guerre inter-impérialiste et non rêver à la coopération des nations au sein du capitalisme.
Quant à Michel Husson, il commence à admettre « qu’il est possible » que la question de l’euro se pose, bonne nouvelle, mais pas question pour lui de « nouvelle réorientation stratégique pour l’ensemble de l’Europe » ! Il n’arrive en effet pas à comprendre comment on peut établir un lien logique entre l’annulation de la dette et la sortie de l’euro. Pour asseoir son point de vue, il développe une argumentation plus ou moins pertinente : il voit bien l’inanité d’une dévaluation compétitive, mais il ne voit pas l’impossibilité pour la Grèce de se financer via une « nationalisation des banques, avec un quota de titres publics imposés, etc. » dans le cadre des Traités qui instituent l’euro.
Bien sûr que le problème de fond de la Grèce, celui qui explique pourquoi elle est « le nouvel homme malade de l’Europe », est celui des structures productives et du pouvoir de l’oligarchie, et c’est pourquoi Michel Zerbato a eu raison de qualifier la Grèce de pays pré-émergent et écrit que la solution du problème grec passe par « la construction du capitalisme en Grèce. La voie néo-libérale suivie jusqu’ici est une impasse, mais la voie keynésienne est totalement illusoire, et dès lors le problème n’est pas sortie ou pas sortie de l’euro, Husson a raison sur ce point. Mais s’il met à juste titre en avant la question des structures productives et des rapports de classes, il ne voit pas que la monnaie, et donc l’euro, exprime leur état : pour Husson, les rapports de classes « ne s’arrêtent pas aux frontières », c’est juste, mais les États, qui les résument, impliquent la dimension nationale de la politique, qui les gère. Le marché et la monnaie sont soumis à des lois économiques déterminées par les rapports de classes, mais leur action passe par la politique et c’est en niant la dimension nationale de la politique qu’ Husson peut nier que la nation grecque soit soumise au joug de l’euro. En soumettant les « choix » politiques des nations faibles, celles qui exploitent mal (peu efficacement) la classe ouvrière, à ceux de la nation forte, celle qui l’exploite le mieux, l’euro est au sein de l’UE un instrument crucial de la domination de la classe capitaliste. Ainsi, la domination de la nation allemande est la traduction politique concrète du joug du capital, via les perceptions par les classes ou fractions de classe capitalistes nationales de leurs propres intérêts, perceptions liées à l’état national de la lutte des classes, lui-même dépendant de l’état des structures productives (et réciproquement ! lancinante question de la dialectique matérialiste).
Au total, si Husson a raison de s’opposer à ceux qui comme Sapir ou d’autres ramènent tout à la sortie de l’euro et à la souveraineté monétaire, il a tort de croire qu’opérer « des ruptures fondamentales avec les règles du jeu européennes, ne nécessite pas a priori la sortie de l’euro ». Il a raison de renvoyer dos à dos les « illusions sur la bonne drachme » et « celles, imaginaires, du bon euro », mais comment peut il espérer pouvoir « renverser la stratégie à long terme des capitalistes grecs et européens en faveur de l’austérité » et défaire les peuples du joug du capital en ignorant l’euro, qui est le nœud gordien qui les lie, sauf à espérer pouvoir le trancher par un simple acte de volonté ?
Cinquième réflexion : les lois tendancielles du capitalisme sont explicatives des tendances lourdes que l’on ne peut pas supprimer par la simple volonté humaine de suivre telle ou telle idée
Les situations économiques et politiques réelles sont liées principalement aux lois tendancielles du capitalisme8 et non au simple vouloir des acteurs ! Une situation réelle n’est pas créée par le génie sublime d’un politique ! C’est bien parce que cette croyance romantique – dans le génie splendide de Varoufakis maître de la théorie des jeux, ou bien dans les pouvoirs de super-héros de Tsipras – s’est répandue, qu’on crie aujourd’hui à la trahison – amoureuse – et qu’on peut se croire capable de faire mieux. Au-delà des mesures techniques nécessaires, les militants et citoyens éclairés ont besoin de connaître les lois tendancielles du capitalisme. On ne peut donc pas faire l’économie d’une formation économique solide et longue. Se mouvoir politiquement dans une période de transition est à ce prix.
Karl Marx rappelait que « la bourgeoisie tient les Etats par la dette ». Rien de plus vrai pour la Grèce. L’allégement ou la suppression partielle des dettes trop fortes est un impératif catégorique9. Même le FMI le dit. C’est un comble ! Aujourd’hui, la Grèce à un léger excédent primaire, équivalent à 1 % du PIB en 2015, soit 1,83 milliards d’euros. Depuis, les accords de 2012, la demande faite à la Grèce est qu’elle alloue 4 % de son PIB au remboursement de la dette, soit 4 fois le budget de l’éducation nationale. D’autant que le recul du PIB occasionné par les politiques d’austérité est la principale cause de l’augmentation de la dette publique.
Sixième réflexion : la sous-estimation des contradictions géopolitiques des impérialismes empêche l’Autre gauche française d’être à la hauteur des enjeux
Dans le cas de la Grèce, il y avait, en plus des dirigeants ordolibéraux européens, au moins trois autres acteurs avec des intérêts et donc comportements différents que l’UE ou la zone euro : les Etats-Unis, la Russie et la Chine. Voilà un chantier supplémentaire que nous devons travailler et qui n’est pas mince.
Septième réflexion : De l’importance des décisions de Podemos dans la guerre de positions en Europe vu les échéances
Les élections de fin d’année en Espagne peuvent modifier le rapport des forces au sein de l’UE et de la zone euro. Alors que la Grèce représente économiquement environ 2 % du PIB, l’Espagne représente pour sa part 14 % de cette même zone. Les marges de manœuvre sont donc plus grandes. Par ailleurs, son ouverture structurelle sur l’Amérique latine fait partie du contexte. Mais seront-elles suffisantes pour construire un plan B ? Rien n’est moins sûr. Là encore si le fatalisme est un cancer, le volontarisme idéaliste voire solipsiste ne résout rien, même s’il permet briller dans les dîners en ville.
Huitième réflexion : l’éducation populaire est donc prioritaire et nécessaire pour éviter les contradictions au sein du peuple
On entend ici et là que Tsipras avait été élu contre l’austérité et pour rester dans la zone euro. Ceci est vrai. Mais si on estime, ce qui est notre cas, que l’UE et la zone euro sont des carcans, voilà une raison supplémentaire d’engager une éducation populaire politique au sein du peuple, ce qu’aucune des grandes organisations politiques n’a fait jusqu’ici10. Le problème devient donc de traiter comme sujet la nécessaire guerre longue de positions puis de mouvement au sein de l’Europe, qui demande d’accepter un pilotage stratégique plus complexe que la simple sortie à froid de l’euro (avec le calcul à la clé de la bonne dévaluation avec deux chiffres après la virgule !), cette dernière étant impossible dans les circonstances actuelles. Seule une sortie à chaud de l’euro est crédible. Dans une crise au sein d’une période de transition. Elle sera provoquée non par les vouloirs idéaliste ou pire solipsiste qui prolifèrent dans les dîners en ville, mais par la crise systémique ou bien par le pouvoir allemand ou bien par les directions des firmes multinationales coordonnées avec le pouvoir allemand. Jamais les forces anti-austérité ne gagneront sur un discours gauchiste ou nationaliste basé uniquement sur le démantèlement de l’Union européenne sans autre perspective culturelle, politique, économique et sociale, car le récit contre-hégémonique est loin d’avoir été gagné et les peuples d’Europe n’en veulent pas aujourd’hui. Donc elles doivent se préparer à agir à toutes les étapes de la crise systémique ou des actions de l’adversaire ordolibéral dans le cadre d’une période de transition qu’il est nécessaire de préparer minutieusement.
Du point de vue de la lutte contre-hégémonique, face aux politiques néolibérales qui jouent l’Europe et les régions contre les nations et les peuples, nous devons répéter que c’est l’alliance de la lutte des classes contre le capital, d’une politique laïque, de l’utilisation de la nation, seule entité par laquelle la démocratie citoyenne peut s’exprimer, et d’un internationalisme conséquent, qui seule peut renverser la table.
Neuvième réflexion : n’attendez pas les consignes et votre prochain congrès, organisez de vrais débats ouverts au sein de vraies assemblées citoyennes ici et maintenant
Vrai voulant dire que ces débats ne peuvent pas être des débats uniquement :
– dans l’entre-soi militant des couches moyennes radicalisées recruté uniquement par internet et distribution de tracts-slogans sur les marchés. Il faut renouer avec les méthodes efficaces d’invitation à un événement : l’intervention d’éducation populaire dans les luttes sociales, dans la vraie vie des citoyens et de leurs familles, dans le porte-à-porte des quartiers populaires, dans le théâtre d’intervention, etc.
– sur les discours habituels de vos organisations.
Il faut alors travailler sur des méthodes de travail nouvelles sur période longue. Partir de ce que pensent les citoyens, concevoir des processus égalitaires de discussion. Répondre aux besoins de formation quand c’est demandé. Mais également pratiquer les méthodes de débat co-éducatives sur les valeurs et les dimensions culturelles de la vie. Ne pas se contenter de « singer » les réunions de sections et autres comités au sein des organisations.
Dixième réflexion : il n’y a jamais de fin de l’histoire
Les 2 500 ans d’histoire que nous connaissons ont montré que l’impatience et le finalisme en histoire empêchent d’agir efficacement. Toute ligne votée en congrès est amendable et modifiable à échéance plus ou moins longue. Nous devons nous atteler à travailler le contenu de la lutte culturelle contre-hégémonique. La dimension symbolique et culturelle des récits mobilisateurs est importante. Travailler à un nouveau récit émancipateur pourrait prendre alors un peu plus de place dans l’univers politique.
- Conception selon laquelle le moi, avec ses sensations et ses sentiments, constitue la seule réalité existante dont on soit sûr. [↩]
- Voir le texte paru dans ReSPUBLICA, écrit par son fondateur [↩]
- La guerre de positions précède la guerre de mouvement. Elle consiste en une attaque depuis un point fixe fortifié : tranchée, fort… Elle demande donc la constitution préalable de bases d’appui (les « casemates » d’Antonio Gramsci. [↩]
- Une formation sociale caractérise l’état réel du mode de production, d’échange, de consommation. Il est composé d’un mode de production dominant (pour nous le mode de production capitaliste) et des modes de production dominés (soit pré-capitalistes, soit qui préfigurent l’alternative, comme la Sécurité sociale par exemple). [↩]
- L’évolution révolutionnaire pensée par Marx en 1850, réactualisée par Jean Jaurès, a besoin aujourd’hui d’une nouvelle réactualisation (voir le livre « Penser la république sociale pour le 21e siècle » de Pierre Nicolas et Bernard Teper). [↩]
- https://histoireetsociete.wordpress.com/2015/07/24/grece-document-de-travail-du-pcf/ [↩]
- Voir l’article de La Tribune : http://www.latribune.fr/actualites/economie/union-europeenne/20150206trib55b09c986/le-danemark-tente-de-sauver-la-stabilite-de-sa-monnaie.html. [↩]
- Lire « Néolibéralisme et crise de la dette » de Michel Zerbato et Bernard Teper. [↩]
- En 1953, ce fut effectivement le cas pour l’Allemagne, mais cela répondait aux intérêts des Etats-Unis dans la guerre froide. [↩]
- Dans les études de cas pratiquées par le Réseau Education Populaire (REP), nous étudions les tracts confectionnés par la gauche de la gauche qui relèvent plus d’un catalogue de slogans considérés comme une nouvelle bible à laquelle le peuple est prié de se rallier sans conditions. Tout le contraire des processus d’éducation populaire ! [↩]
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- cantine scolaire
- laïcité scolaire
- lettre 788
Restauration scolaire : fausse querelle, vrais enjeux et solution laïque
par Zohra Ramdane
L’affaire de Chalon-sur-Saône, où le maire LR entend mettre fin dans les cantines scolaires aux « repas de substitution », témoigne, une fois de plus, de la propension des néolibéraux à fabriquer des leurres1. Communautaristes de gauche et d’extrême gauche et nationalistes – chrétiens de droite et d’extrême droite se sont querellés sur cette question, pour détourner des véritables problèmes sociaux, laïques et éducatifs.
Les premiers, adeptes du communautarisme, veulent des cantines partitionnées entre « enfants avec cochon » et « enfants sans cochon », dans l’attente de nouvelles partitions plus sophistiquées, au gré des pressions des intégristes religieux: table cacher, table franco-chrétienne, table halal, éventuellement le vendredi table cochonnaille pour attester que leur « laïcité inclusive » tolère à l’école publique des élèves athées résiduels.
Les seconds, partisans de l’identité nationale-chrétienne, nostalgiques de la « France fille aînée de l’Église » d’avant la Révolution de 1789, ont également une vision inquiétante de la restauration scolaire. Pour eux, le problème qui se pose aujourd’hui dans les cantines, se réduit à pouvoir placer du poisson le vendredi et imposer les autres jours un menu unique, avec cochon pour tous lorsque le maire le décide. Cette droite nationale-chrétienne, dans laquelle de nombreux chrétiens ne se retrouvent pas, ne compte pas que des chrétiens. Mais, comme Barrès, ils utilisent le catholicisme comme arme contre la République laïque, libre, égalitaire et fraternelle. Jaurès disait d’ailleurs de Barrès que « s’il défend le catholicisme, c’est pour des raisons qui n’ont rien de commun avec la foi chrétienne elle-même ».
S’agissant de restauration scolaire, il convient pourtant raisonner en termes d’offre de repas, de sécurité alimentaire, de diététique, de découverte, de plaisir partagé et d’éducation au goût. Pour un nombre croissant d’élèves, le repas pris à la cantine constitue le seul véritable repas de la journée, faisant de la restauration scolaire un système solidaire de cohésion sociale. La qualité de la cantine scolaire, son adaptation aux besoins des élèves, à leur équilibre et leur développement, ne forme pas un problème idéologique mais social, qui mérite d’être d’abord traité en lui-même et positivement, d’une façon sécularisée, indépendamment des questions de normativité religieuse. Mais les deux parties qui se sont affrontées dans la bataille juridique de Chalon ne se sont pas intéressées à ces questions. Elles ont exclusivement fait valoir leur communautarisme ou leur sectarisme, qui, tous deux, divisent le peuple.
À l’inverse du communautarisme de gauche et du national-christianisme de droite qui sèment la discorde dans les établissements scolaires et dans le pays, la laïcité est un puissant ingrédient pour l’unité du peuple. Mais pour la promouvoir, il convient d’abord d’analyser le réel. En l’occurrence, le problème principal de la cantine scolaire n’est pas l’interdit religieux, mais le fait que de nombreux élèves ne mangent pas bien à la cantine parce qu’ils n’aiment pas ce qui est servi ; ce qui nuit à l’enseignement de l’après-midi. Il faut donc régler le problème principal avant le problème secondaire des interdits religieux, d’autant que la résolution du problème principal résout en même temps le problème secondaire.
D’un point de vue laïque, l’essentiel est d’éviter les menus par communautés, imposés dans de nombreuses communes et, pire encore, la ségrégation spatiale à l’œuvre dans certaines communes, y compris celles tenues par la gauche de la gauche ! La solution laïque est le libre choix offert aux élèves entre deux entrées, deux plats et deux desserts. On peut alors servir du porc et de la volaille, du poisson et du mouton, etc., au lieu de se quereller pour ou contre un prétendu « menu de substitution» au porc. Les établissements qui ont installé un self service ne rencontrent plus les problèmes ressassés par les médias néolibéraux. L’obstacle financier avancé pour éviter cette solution sociale et laïque, est un paravent pour masquer soit le communautarisme islamo-empathique soit l’uniformité nationale-catholique.
Il est d’ailleurs étonnant de voir que ceux qui se passionnent pour ce derby néolibéral de Chalon-sur-Saône, qu’ils soient d’extrême droite, néolibéraux de droite et de gauche ou thuriféraires de la gauche de la gauche sont ceux qui ont oublié, contrairement à la gauche de gauche2, l’engagement laïque du Serment de Vincennes du 19 juin 1960 qui n’est qu’une conséquence de l’article 2 de la loi du 9 décembre 1905 mais qui n’est plus appliqué : les fonds publics à l’école publique, les fonds privés aux écoles privées et la nécessité de la défense de l’interdiction des signes religieux et politiques à l’école instituée par les trois circulaires de Jean Zay de 1936-37 que la loi du 15 mars 2004 n’a fait que remettre aux goût du jour suite à l’infamie de l’article 10 de la loi du 10 juillet 1989 des sinistres Mitterrand-Rocard-Jospin. Même le Grand orient de France et le Collectif national Laïcité qu’il a impulsé ont oublié la défense du Serment de Vincennes dans leurs pourtant intéressantes Vingt-cinq propositions3.
Voilà pourquoi nous persisterons dans notre action d’éducation populaire laïque et sociale visant à l’unité populaire sans laquelle aucune alternative au néolibéralisme ne sera possible, ne serait-ce que parce que la majorité des couches populaires ouvrières et employées n’adhère pas à l’identité nationale-chrétienne pas plus qu’à l’islamo-empathie. ReSPUBLICA et le Réseau Éducation Populaire (REP) continueront à répondre positivement, dans les 101 départements français, aux demandes d’intervention et à l’animation des stages de formation sur ce sujet si important.
- http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/08/13/la-mairie-de-chalons-sur-saone-pourra-supprimer-le-menu-sans-porc-dans-ses-cantines_4723537_3224.html et http://www.info-chalon.com/articles/chalon-sur-saone/2015/08/13/15478-tribunal-administratif-porc-dans-les-cantines-scolaires-a-chalon-sur-saone-le-feuilleton-judiciaire-ne-fait-que-commencer-.html [↩]
- http://www.gaucherepublicaine.org/respublica/pourquoi-devons-nous-passer-dune-gauche-de-la-gauche-a-une-gauche-de-gauche/43586 [↩]
- http://www.godf.org/index.php/actualite/details/liens/position/nom/Prise-de-position/slug/25-propositions-pour-une-republique-laique-au-xxieme-siecle [↩]
- Médecine
- Service Public
- lettre 788
Urgences médicales : « Il est temps de sortir de ce système consumériste »
par Christophe Prudhomme
Un rapport a été remis fin juillet à la ministre de la Santé, Marisol Touraine, pour proposer une nouvelle organisation territoriale des services d’urgences. Il préconise, entre autres, une plus forte mobilisation des médecins généralistes. Qu’en pensez-vous ?
CP - Ce plan est axé sur la réorganisation territoriale inscrite dans la loi « santé » avec la diminution du nombre d’hôpitaux et leur regroupement massif, donc ce n’est pas la bonne réponse. Ces propositions sont incantatoires. Comment mobiliser plus les généralistes alors que leur nombre ne cesse de diminuer ? Depuis trente ans, en matière de santé, les gouvernements de droite comme de gauche persistent dans une politique très libérale, visant à basculer toujours plus d’activités dans le privé. En France, on est déjà les champions d’Europe des parts de marché détenues par des cliniques privées. Il faudrait remettre notre système à plat. Commençons déjà par appliquer l’accord sur le temps de travail des urgentistes
En quoi l’accord sur la limitation du temps de travail des urgentistes, obtenu après la grève en décembre 2014, constitue-t-il un premier pas ?
CP - Il s’agit de limiter le temps de travail à 48 heures par semaine et de restreindre le travail posté à 39 heures. Si cet accord n’est pas mis en place rapidement, si les médecins ne voient pas une amélioration de leurs conditions de travail très tendues, les cas comme celui de Firminy (deux urgentistes sont partis dans le privé – NDLR) vont se multiplier. On assiste à une fuite des urgentistes de l’hôpital public. À la cinquantaine, ils ont du mal à faire 6 à 8 nuits par mois. Dans mon hôpital, un chef d’unité du service hospitalisation des urgences est parti exercer en gériatrie. Les jeunes, eux, restent quatre à six ans. Ensuite, ils n’en peuvent plus !
Que préconisez-vous pour réformer en profondeur la prise en charge des urgences ?
CP - À l’arrivée de Marisol Touraine, on avait posé sur la table l’objectif de revenir au niveau de passage aux urgences du début des années 2000, soit 50 % de moins qu’aujourd’hui. Ce service n’est pas là pour se substituer aux carences de la médecine de ville. Le généraliste doit sortir du cabinet libéral « à la papa » qui ne correspond plus aux besoins de la population. Le bon modèle, c’est le centre de santé où les généralistes se retrouvent avec d’autres professionnels, infirmiers, kinés… Cette structure pourrait accueillir des petites urgences en soirée, disposer d’un plateau technique, permettre de réaliser des prises de sang, des radios… Les postes de médecins doivent aussi devenir plus attractifs. Quand vous êtes urgentiste à bac + 9 et qu’on ne vous propose que des CDD de trois mois renouvelables, ce n’est pas possible ! Ils méritent un vrai statut et de meilleures conditions de travail. La solution passe également par l’augmentation du nombre de médecins en formation. Seules quelques centaines d’urgentistes sont formées chaque année. Il y a trente ans déjà, on avait alerté sur la pénurie, avec un numerus clausus excessivement bas jusqu’aux années 1990. Le numerus clausus a été augmenté dans les années 2000 mais comme il faut dix ans pour devenir docteur, là, on paie encore les années où seules 4 000 personnes par an étaient en formation (contre 7 800 aujourd’hui). Résultat, sur les 200 000 médecins exerçant en France, 40 000 ont eu leur diplôme à l’étranger. Il est temps de sortir de ce système consumériste où les patients ne sont pas bien pris en charge.
L’Humanité, Jeudi 20 Août 2015, propos recueillis par Cécile Rousseau
- A lire, à voir ou à écouter
- ReSPUBLICA
- lettre 788
- théorie politique
Politique, État, souveraineté : Faire « comme Un ». T. 1 : Le lieu politique. Constitution et déconstitution, par H. Desbrousses
par Bernard Teper
Lorsque Hélène Desbrousses m’envoie son livre (coédition Centre de sociologie historique-Inclinaison), elle prend soin d’écrire : « Cet essai, par maints aspects, s’écarte des points de vue défendus par ReSPUBLICA Le faire connaître peut cependant contribuer à susciter le débat. Bien cordialement ». Avec un P.S. « Remarques et critiques seraient en tout état de cause précieuses ».1
Je commencerai par répondre à Hélène Desbrousses que le débat entre nous serait d’un très grand intérêt ! Chiche !
Très analytique, cet ouvrage de sociologie politique traite de sujets importants mais non abordés par les organisations politiques, syndicales ou associatives. C’est pour cela d’abord qu’il faut le lire ce livre et le faire lire. Car les débats posés sont indispensables pour que l’ensemble de ces organisations soit à la hauteur des enjeux. On peut regretter de ne pas avoir plus d’exemples pour illustrer la thèse de l’autrice auprès d’un nombre plus important de lecteurs. Néanmoins, il faudra bien un jour pouvoir poser ce débat dans une initiative d’éducation populaire.
Revenons au livre. Dès l’avant-propos, le ton est donné. « Les significations accordées au mots Politique, État, Souveraineté, se présentent aujourd’hui…comme autant d’appauvrissements ou de contrefaçons du vocabulaire de la philosophie classique. ». Elle étudie l’altération des mots et des choses. Elle montre par exemple, la réduction de Carl Schmitt pour qui le seul critère de la politique est la discrimination ami/ennemi. J’en fait un parallèle avec la présentation du Réseau Éducation Populaire sur le thème de la démocratie dont aujourd’hui : la thèse de Sieyès qui promeut pendant la Révolution française un idéal anti-démocratique avec le gouvernement représentatif est aujourd’hui paré des plus grandes vertus démocratiques !
Il faut lire alors la première partie de ce livre qui fait l’état historique de la question, qui propose des définitions en débat, qui organisent une confrontation avec le marxisme pour étudier ensuite les conditionnements socio-historiques des définitions mises en débat.
Sur l’État, elle relève les divergences entre Marx et Engels et refuse par exemple que L’État et la révolution de Lénine puisse être considéré comme « le nec plus ultra d’une conception marxiste définitive de l’État ». Elle explique d’ailleurs son point de vue pourquoi : la traduction est mauvaise et ce livre aurait dû s’appeler « La révolution et la question du pouvoir » si on traduit bien le mot russe Gosudartsvo. Ce livre, inspiré pour elle des thèses d’Engels, parle des tâches immédiates nécessaires à la Révolution et moins bien de l’État que d’autres écrits de Lénine lui-même.
La deuxième partie intitulé « De la politique » commence par un chapitre intitulé « La politique. Science et pratique d’un possible humain ». Nous aurions préféré mettre théorie plutôt que science mais voilà un élément du débat souhaité par Hélène Desbrousses. Le départ est pris avec les conceptions de Jean Bodin, en passant entre autres par la définition de la pratique comme un « possible par liberté », une critique salutaire et cinglante d’Alain Badiou, une étude par phase des processus de transformation de la réalité matérielle par les phases du « possible en puissance », du « possible en acte » et enfin « du possible réalisé », du caractère double de la politique, de l’art de la politique comme conciliation du déterminisme et de la capacité d’orientation par la liberté, une intéressante comparaison de trois conceptions philosophiques : le matérialisme, l’idéalisme et le solipsisme (j’ai alors reconnu de nombreuses dérives de l’Autre gauche dans cette dernière conception !), la dérive de l’imposition des subjectivités des « ressentis » d’un groupe sur l’ensemble du corps social pouvant conduire à des formes fascisantes, etc. Intéressant les interactions nécessaires pour déterminer le possible historique par le triptyque « Voir, Vouloir, pouvoir ».
De nombreuses idées fructueuses apparaissent dans ce chapitre, notamment sur la difficulté de voir le possible historique pour orienter la politique et éclairer le peuple. Là elle reprend la thèse de Rousseau, à savoir qu’un peuple institué (et non une multitude qui ne peut se mouvoir que par le ressentiment !) peut reconnaître un possible historique. Elle étudie la Russie comme étude de cas de ce possible en l’absence d’un lieu politique institué à la fin du XIXe siècle et au tout début du XXe. Cette partie se termine par un essai de définition et de conceptualisation de « la politique ».
Le troisième et dernier chapitre de ce premier tome revient sur le « lieu politique » :sa nécessité pour transformer la société, sa forme, ses facteurs d’unification, ses fondements en matière de justice et d’égalité et enfin ses possibilités de régression protopolitique. Dans cette partie , elle argumente sur l’approche « fort peu marxiste » d’Engels sur son analyse germanocentrée de la chute de Rome, ce qui intéressera certains lecteurs ! Elle montre le passage de l’impolitique au protopolitique et à la politique, mais elle montre aussi que des lieux politiques peuvent se déconstituer si les facteurs de dissolution l’emportent. Comme quoi, il n’y a pas de linéarité positive et les régressions sont toujours possibles. Elle fait dialoguer Aristote et Marx sur la différence entre économie et chrématistique puis, dans l’appendice en fin de volume, sur les rapports sociaux marchands et les phénomènes de génération et de destruction des lieux politiques.
Je ne résiste pas à vous faire lire un morceau d’architecture de la fin de l’appendice qui dont le développement aurait sa place dans ReSPUBLICA : les « théories négatrices de la politique…visent d’abord à dissoudre l’expression générale des éléments sociaux qu’il s’agit de réduire au silence et à l’inaction. Les théories communautaristes modernes de désinstitution de la politique -négation du sujet et de la potentielle capacité souveraine du peuple- aboutissent dès lors à la répression de toute manifestation indépendante émanant de ceux qui contestent la légitimité du régime social. Ils contribuent à la destruction de tout support institutionnel capable d’autoriser de telles manifestations. On « casse le thermomètre » sans vouloir guérir les maux sociaux. Les théories communautaires modernes de négation de la politique, vont ainsi à la rencontre des théories libérales prônant cette même négation. Professant le respect de l’harmonie immanente des lois du marché ou de l’ordre cosmique, on se propose d’instaurer un illusoire pouvoir fonctionnel, indifférent aux contradictions sociales, pouvoir des hiérarchies « naturelles » ou des compétences, de tous ceux qui, contre l’opinion commune, connaissant les « vraies lois » qui gouvernement les groupements humains. »
- A noter que ce livre est le premier d’une trilogie. Le deuxième tome traitera de « L’apport ambivalent des théorisations marxistes » et le troisième de « L’état, formes de l’État, Constitution et déconstitution ». [↩]